Si jamais Problème hanta l’Humanité, depuis le jour où le premier homme vit mourir son semblable, c’est bien celui de l’immortalité. Il nous répugne invinciblement que ce « moi » auquel chacun attache une si grande importance, disparaisse à jamais. De là l’invention de l’âme, aussi ingénieuse qu’indémontrable, au moins jusqu’à présent. Cette croyance, admise par presque toutes les religions, a été raillée par Lamartine en vers magnifiques :
 

Tu vois autour de toi, dans la nature entière,


Les siècles entasser poussière sur poussière,

Et le Temps, d’un seul pas confondant ton orgueil,

De tout ce qu’il produit devenir le cercueil.

Et l’homme, et l’homme seul, ô sublime folie !

Au fond de son tombeau croit retrouver la vie,

Et dans le tourbillon au néant emporté,

Abattu par le temps, rêve l’éternité !
 

La foi dans la survivance de l’âme, d’ailleurs, vraie peut-être (car enfin sa non-existence n’a pas davantage été démontrée), offrait d’autres avantages qu’une consolation et un espoir : elle ne gênait pas les vivants. Les âmes ne mangent ni ne boivent, n’occupent pas les places, n’encombrent pas nos journées et ne nous coûtent de temps à autre qu’une prière aux morts ou un petit souvenir. Pour toutes ces raisons, les vivants ont volontiers adopté l’existence de l’âme.

Mais la vraie immortalité, l’immortalité contrôlable du corps, celle des dieux de l’Olympe, serait une catastrophe sans nom sur ce globe terraqué où sévit la vie chère et qui ne suffit même pas à nourrir ses habitants. Au surplus, ce n’est qu’un rêve. Qu’on se rassure, toute matière se désagrège. Les dieux de l’Olympe n’étaient qu’en nombre limité et ils passaient leur temps à se disputer et à se tromper les uns les autres. Que serait-ce si tout le monde était immortel !

Mais l’homme est doué d’un espoir si tenace et éprouve une telle répugnance à vieillir, puis à mourir, qu’à défaut de l’immortalité corporelle il n’a pas cru chimérique de souhaiter une longévité presque indéfinie, et de la supposer possible. L’Antiquité a inventé la Fontaine de Jouvence, et le Moyen-Âge a cherché des secrets alchimiques de prolonger la vie. Et que font la Médecine et surtout l’Hygiène d’aujourd’hui, sinon d’essayer d’enrayer la décrépitude par des moyens rationnels ? N’est-ce pas Metchnikoff qui prétendait que certain yoghourt bulgare contenait le bacille de la longévité ?

M. Gaston Danville, à la fois poète et homme de science, a repris le problème d’une façon originale dans le Mercure de France ; il a jugé plus méthodique d’aller du simple au complexe et, s’appuyant sur les expériences de Lœb et de Metchnikoff, il observe que la matière vivante meurt ou ne meurt pas suivant les conditions du milieu où elle est placée. Conclusion : la durée de la vie serait uniquement conditionnée par le renouvellement du milieu. Ainsi Metchnikoff, de 1917 à 1919, en plaçant des protozoaires dans une ambiance sans cesse renouvelée, a vu se succéder 3000 générations sans trace de décrépitude. La mort ne serait donc plus le sort inéluctable de toute matière vivante, ou tout au moins pourrait-on prolonger son existence pendant des siècles.

Il y a aussi le phénomène connu sous le nom d’anabiose. En abaissant la température d’un animal et en congelant les liquides de l’organisme, on obtient un état de vie latente et de mort apparente analogue à l’état de dessiccation des rotifères, thème dont Edmond About s’est servi pour écrire son curieux roman, l’Homme à l’oreille cassée. Certains poissons, congelés par mon ami, le célèbre chimiste Raoul Pictet, ont vécu deux mois dans un bloc de glace. À la fonte, les poissons n’avaient nullement souffert de cet arrêt vital. Mais l’anabiose est-elle possible chez les animaux à sang chaud ? M. Danville nous apprend qu’elle l’est déjà chez les mammifères à température variable, notamment chez la chauve-souris (expériences de Bakhmetieff). C’est là un fait qui peut avoir des conséquences prodigieuses. Pourrait-on, par exemple, transformer un mammifère à température constante, tel que l’homme, en animal à température variable ? Il paraît que ce n’est peut-être pas impossible, en augmentant la teneur d’acide carbonique du sang.

Quelles perspectives nous ouvre l’anabiose humaine ! On se fera congeler pour dix, pour vingt, pour cinquante ans, pour cent ans. Et l’on rouvrira les yeux sur un monde nouveau doté d’inventions merveilleuses, transformé matériellement et sans doute moralement, où les maris seront fidèles et les femmes sincères. Quelle jolie scène de revue l’anabiose pourrait fournir à un Rip, à un Gignoux, à un Jean Bastia ! Vers la soixantaine, quand nos organes commenceront à s’user, on entrera dans l’appareil frigorifique, après avoir dit au revoir à sa famille et à ses amis. Au lieu du lugubre enterrement, on recevra des lettres de faire-part ainsi conçues :
 

Vous êtes prié d’assister au banquet d’adieu de

M. T. ARTH-EMPION

qui sera célébré le 23 février 1975

en son domicile, 4, rue de la Glacière.

Frigorification à 3 heures précises.

De la part de sa veuve provisoire et de ses enfants,

qui espèrent le revoir en l’an 2037.

ON DANSERA.

 

Mais, dira-t-on, ce n’est point là le don de longévité ni de jouvence. Ce n’est qu’une admirable curiosité, une fantaisie scientifique. Évidemment, mais savons-nous seulement ce qui en pourra résulter ? De même que ce joujou, le kinescope, a conduit au cinéma, l’anabiose peut engendrer bien des surprises. D’abord, ce long repos des organes frigorifiés leur permettra de se revigorer, de se rajeunir ; ensuite, ce changement insolite de toutes les conditions normales peut modifier profondément l’évolution de ce que nous appelons la mort.

Quel est le savant qui osera continuer les recherches de Bakhmetieff ? Vraiment, le sujet en vaut la peine et doit être fécond en révélations et en découvertes thérapeutiques.

À défaut de l’immortalité, quel chercheur nous accablera du don redoutable d’une longévité presque sans limites ?

Si jamais ce savant apparaît, on pourra dire que c’est Satan qui nous l’aura envoyé.
 
 

 

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(Alfred Mortier, in Comœdia, quinzième année, n° 2996, lundi 28 février 1921 ; illustrations de Jacques-Armand Cardon)