L’EXPÉRIENCE DU SERGENT RECRUTEUR

 

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Ce jour-là, le sergent recruteur Stocking avait fait de bonnes affaires pour le compte de Sa Majesté George, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande. Il n’avait pas obtenu moins de sept engagements, cinq par la ruse, la bière, l’alcool et les saucisses, deux par une petite violence qu’excusait l’état de guerre entre Sa Majesté et l’usurpateur Napoléon Bonaparte.

Parce qu’il était bon père de famille, le recruteur acheta des jouets et des bonbons pour ses enfants, un pâté ham and chicken pour le souper. C’était en été, le temps était agréable et le recruteur respirait joyeusement l’air du jour au déclin, qui était chargé d’une vague odeur de foin venu de Forest Hill ou des bords de la rivière Lee.

« Par Jove ! se dit le sergent, voilà une excellente journée. Si j’en faisais beaucoup de pareilles, je finirais par acheter un cottage avec un joli jardin, où je cultiverais la rhubarbe, les groseilles, les fraises et les pommes pour les tartes de ma femme, et aussi les fèves, les pois et les oignons que j’ai grand plaisir à manger avec du gigot bouilli… »

Rêvant ainsi, il vint aux abords de la Tamise où il vit des gens qui écoutaient une manière de prédicateur. Ce n’était pas un homme d’église, mais un de ces inspirés qui abondent en Grande-Bretagne pour le bonheur des gens que la religion passionne quand ils peuvent se grouper en secte…

Cet homme portait un grand chapeau comme les Quakers, il avait un regard sincère et un visage loyal, il parlait d’une voix profonde, une voix qu’aurait pu envier une basse chantante.

« Oh ! mes frères et mes sœurs, clamait-il, pourquoi oublions-nous la parole du Christ ? N’a-t-il pas dit : « Si l’on vous frappe sur la joue droite, tendez la joue gauche ?… » N’a-t-il pas dit encore : « Qui se sert de l’épée périra par l’épée ! » Et pourtant nous faisons la guerre. Nous tuons notre prochain au lieu de l’aimer comme nous-mêmes. Loin de tendre la joue, nous frappons avec le sabre et nous tirons avec le fusil ou le canon et des milliers de nos frères périssent dans cette œuvre impie.

– Hallo ! cria un gentleman couvert d’un manteau bleu… Nos soldats défendent la cause sainte de la patrie. Nous marchons contre l’Impie… qui est peut-être l’Antéchrist… Dieu protège la chère vieille Angleterre !

– Oh ! mon ami, cria lamentablement le prédicateur… il est vrai que Dieu aime l’Angleterre et il est sûr qu’il la protégera contre le Démon. Mais le Tout-Puissant a-t-il besoin de la force des armées, Lui qui, d’une seule parole, a créé le ciel et la terre, Lui qui a dit : « Que la lumière soit ! » Et la lumière fut… Pourquoi n’avez-vous pas confiance en sa miséricorde ? L’arme la plus puissante, c’est la prière, avec l’amour du Seigneur et les bonnes œuvres. Les armées sont une création de Satan… Cessez d’écouter la voix qui perd, écoutez la voix qui sauve !… Croyez-vous vraiment que si l’Angleterre doit être sauvée, elle ait besoin du secours des soldats ? En vérité, je vous le dis, si nous retirions nos troupes de l’Espagne, si nous rappelions nos flottes dans nos ports, le Sauveur aurait égard à notre vertu, il mettrait une muraille lumineuse entre l’Usurpateur et nous, il anéantirait ses armées innombrables et il ferait sombrer ses vaisseaux sur la mer… Dieu est là ! vous dis-je, avec toute sa puissance et toute sa bonté. Et nos malheurs viennent de ce que nous n’avons pas la foi !… Je vous le crie avec la force de la vérité, notre voie est une voie de perdition. Ceux qui acceptent de faire la guerre sont de faux chrétiens… Écoutez ! Écoutez !… le Royaume n’est pas de ce monde… »

Il parlait d’une voix si belle et avec des gestes si pathétiques que les hommes étaient troublés et les femmes vivement émues. Et beaucoup d’assistants, las de cette guerre interminable, étaient bien près de penser comme lui…

Le sergent recruteur écoutait avec une attention profonde.
 

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Quand le prêche fut terminé, il suivit l’homme au grand chapeau sur les bords de la Tamise, en ce moment grossie par la marée.

Il l’aborda et lui dit :

« Vous avez bien parlé, Sir. Oui, l’archevêque de Cantorbéry, que j’ai entendu l’an dernier, ne parle pas mieux que vous !… Et vous croyez positivement que, si nous cessions de nous battre, nous serions vainqueurs tout de même ?

– La droite de Dieu serait avec nous !

– En vérité ? s’exclama le sergent recruteur.

– En vérité ! Le Livre dit : Priez et vous serez exaucés ! Frappez et l’on vous ouvrira !

– C’est ma foi vrai ! » fit le sergent pensif.

Ils étaient parvenus dans un lieu désert, où croissaient des gramens, des chardons, des plantains, une espèce de terrain vague qui bordait la Tamise. Le crépuscule montait dans les nuées. Une douceur immense s’étendait sur le ciel et sur la terre.

« Oui, reprit le soldat, d’un air rêveur. Peut-être avez-vous raison. Mais vous savez, je nourris une femme et trois enfants. Tenez… je leur ai acheté des jouets, des sucreries et du pâté. Si je cessais de recruter pour le compte de Sa Majesté, mon petit peuple ne serait-il pas affamé ?

– Celui qui a multiplié les poissons ne vous laisserait pas dans la misère. Regardez ce ciel… N’est-il pas plein de sa gloire et de sa bonté ?

– Je dois l’espérer, grommela le sergent. Mais pourquoi ne ferions-nous pas une expérience ?… »

Il regarda attentivement autour de lui et ne vit personne. La berge était haute et escarpée. Il donna soudain une poussée à l’homme au grand chapeau qui roula dans la Tamise. Et tandis qu’il se débattait, le sergent lui criait avec bonté :

« C’est un essai, mon frère. Priez, pour voir si vous serez exaucé ! »

Mais l’eau ayant englouti la tête de l’homme et l’ayant noyé, le sergent continua sa route :

« Il n’y a rien qui vaut l’expérience, murmurait-il. Je crois qu’il vaut mieux ne pas désarmer et continuer le recrutement pour les troupes de Sa Majesté. Ainsi, la femme et les petits auront leur roastbeef, leur thé, leur pudding et leurs shrimps. »
 
 

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(J.-H. Rosny aîné de l’Académie Goncourt, « Contes du Journal, » in Le Journal, n° 10866, mardi 18 juillet 1922 ; illustration de J. J. Grandville, pour « Le Loup et le Chien » de Jean de La Fontaine)

 
 

 

LA FEMME IRASCIBLE

 

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« J’étais jeune alors, fit Charles Moirat… et j’avais des goûts assez sauvages. Les trois quarts de l’année, je vivais à la campagne ; au creux de l’été, je me réfugiais dans le fond des bois, où je possédais une bicoque. C’était une maison du dix-huitième siècle, bâtie en grès, fort solide et que mon père avait fait garnir de portes et de volets si robustes qu’on eût pu y soutenir un siège. Comme compagnons, j’avais un vieil homme à tête de sanglier et sa femme, petite personne trapue, taciturne, morose et d’une force étonnante. Ils me servaient avec dévouement, mais sans humilité. Un ordre sec les énervait. Il fallait user de formules indirectes. En somme, Benoîte me faisait la cuisine que je voulais, tenait la maison en ordre et soignait mes vêtements, tandis que Bertrand veillait sur mes armes, cherchait les provisions, entretenait le cheval, cultivait des fruits et des légumes. C’étaient de bonnes âmes, d’une honnêteté brutale, et qui, dès qu’ils avaient accepté une consigne, eussent combattu à deux contre mille. Je les aimais bien. Ils complétaient la forêt.

Jusqu’à vingt-cinq ans, j’ai été très heureux. Je ne songeais jamais à l’avenir, ou, si j’y songeais, c’était d’une manière vague et lointaine. Dès qu’on voit l’avenir avec précision et continuité, le malheur vous prend à la nuque. J’avais encore un appétit magnifique, avec une certaine retenue naturelle qui m’empêchait d’abuser, et je faisais l’amour comme les loups, sans souci, avec les filles qui voulaient bien. Il faut dire que le pays a gardé des mœurs étrangement primitives. Avant le mariage, une fille fait ce qu’elle veut : pour peu qu’elle apporte sa dot, aucun rustre ne s’occupe de son passé. Vous entendez qu’il ne m’en coûtait guère, à la fin des liaisons, de remettre quarante ou cinquante pistoles à mes maîtresses. Dans un terroir où l’argent était d’une rareté excessive, où l’on vivait presque exclusivement du sol et où les denrées naturelles ne s’achetaient point, mais s’échangeaient, quatre ou cinq cents francs faisaient un beau pécule.

J’étais donc heureux, avec des sens vifs, des muscles infatigables, la passion des longues courses sous la futaie et sur la montagne ; la grande nature entrait en moi, barbare et douce, ardente et fraîche… J’étais tissu d’air libre, de lumière, d’arômes, de murmures, de la chair verte des plantes et de l’eau frissonnante des fontaines.

Mon premier souci vient de la soirée du 22 août 1891. C’était un soir de nouvelle lune, mais si pur qu’on voyait comme de la poussière d’étoiles dans les grands arbres. Bertrand et Benoîte dormaient : ils avaient des mœurs de merles. Moi, je comptais veiller une bonne heure encore. Je fumais ma petite pipe de merisier près de la fenêtre. Le ciel de la clairière montrait le lait lumineux du chemin de Saint-Jacques ; on voyait une croix d’étoiles ; une chauve-souris s’acharnait à poursuivre ses proies ailées dans l’ombre. Un peu d’exaltation m’avait saisi. De telles nuits veulent l’amour. Je me demandais si je n’irais pas jusqu’à la Pierre-qui-Tremble, où gîtait la grande Lise.

Quelques brindilles jetées sur son carreau, et cette belle fille au sommeil léger serait venue…

Comme je rêvais ainsi, les chiens aboyèrent. D’un mot, je les réduisis au silence et, tendant l’oreille, que j’avais aussi fine que celle d’un Arrapahoe, j’écoutai. Rien d’abord. Puis un froissement de branches, puis des pas, – des pas haletants, si l’on ose dire. Tantôt très vifs, tantôt comme empêtrés, ils décelaient une créature humaine et l’agitation de cette créature.

D’un geste machinal, j’avais saisi mon fusil. Puis je pris le fanal à miroir parabolique, qui me permettait de voir au loin et j’en orientai la lueur… Je vis, encore dans la forêt, une silhouette vague, mais évidemment féminine. Dans l’état d’esprit où j’étais, il me vint d’abord cette idée : « Pourvu qu’elle ne soit pas laide ! »

Cela non point par une idée claire de conquête, mais parce que, dans le petit mystère de l’aventure, une laide m’eût été désagréable.

Les chiens s’étaient remis à aboyer. Je les fis taire de nouveau. Et je m’aperçus que la femme s’était arrêtée, indécise. Je pensai qu’elle avait peur ; je me posai en pleine lumière et fis un signe rassurant. Après quoi, j’allai ouvrir la porte et je me portai au-devant de l’arrivante, tenant toujours mon fanal. C’était une femme de haute taille, dont les cheveux ruisselaient en vagues d’ombre rousse. Quand elle fut proche, j’aperçus des yeux éblouis, presque trop grands, ambre et émeraude, une face extraordinairement pâle et une bouche entrouverte, une bouche essoufflée où les dents apparaissaient pointues et nacrées. C’était un être équivoque et passionnant, un être tragique avec lequel, j’en eus la sensation, l’intimité était impossible, et qui, dans l’amour même, devait apporter une sorte de colère ou de haine. Mais sous les grands hêtres et la Voie Lactée, et avec mes instincts d’errant, cela ne me déplaisait point.

Nous nous regardâmes un moment en silence. Enfin, je lui dis :

« Vous êtes perdue ?

– Je n’en peux plus, fit-elle d’une voix déchirée de fatigue. Je vous dirai plus tard… Mais donnez-moi un abri !…

– Venez ! »
 

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Je la conduisis dans ma salle à manger. Elle se laissa tomber sur une chaise et elle demeurait là, les yeux dilatés, mystérieux, presque effrayants.

« Voulez-vous souper ? » fis-je.

Elle secoua la tête avec amertume.

« Ou dormir ?

– Oh ! dormir ! » s’écria-t-elle.

Ses prunelles terribles se fixèrent sur les miennes. Elle eut un grand frémissement. Puis elle regarda autour d’elle comme une bête traquée…

Soudain, elle se leva, ses mains tremblèrent, elle fit le geste de fuir… et, avec un soupir rauque, elle se jeta contre moi, elle m’étreignit sauvagement…

Ce drame étrange, la solitude, un corps de femme tiède et pantelant… ma jeunesse, enfin ! Je l’attirai avec violence, et il arriva ce qui serait, je pense, arrivé avec tout autre homme de mon âge. Un temps indéterminable passa, où nous fûmes l’Homme et la Femme, en proie à l’instinct… Mais, chez elle, l’effroi demeurait, l’amour lui était comme un refuge.

De nouveau, les chiens aboyèrent. Elle eut un sursaut, puis elle poussa un grand soupir :

« Ils viennent, gémit-elle… il faut fuir… fuir ! »

Elle s’était dressée ; elle tourna une minute autour de la chambre, puis elle s’enfuit ainsi qu’une bête traquée. Je voulais la suivre.

« Non ! non ! cria-t-elle avec désespoir. Seule ! Je veux être seule ! »

Il y a des moments où la fatalité nous apparaît dans toute sa force. Je laissai partir la femme sans la suivre. Et, quand je sortis de ma torpeur, des voix s’élevaient près de la clairière, une torche rouge étincelait sous les hêtres. Alors, pris d’une frénésie et sûr que ma visiteuse courait un grand danger, je m’élançai dans la direction où je l’avais vue disparaître, résolu à tout faire pour la sauver. Mon chien Murat me précédait… Nous courûmes longtemps. La lune, à son dernier quartier, s’était levée ; une lueur d’abord roussâtre, puis argentine, pleuvait à travers les ramures…

Comme nous dépassions la Croix-des-Fayes, le chien poussa un hurlement prolongé, d’effet sinistre. Nous fîmes quelques pas encore. Puis j’aperçus une masse sombre étendue sur le terreau…

Et, dardant le feu de mon fanal, je vis la face livide, les cheveux d’ombre rousse et les vastes yeux ambre et émeraude… Ils ne palpitaient plus, ils étaient affreusement immobiles. Un petit couteau était planté dans la poitrine, sous le sein gauche. Plus personne ne devait connaître le bonheur avec cette femme !
 

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Dix minutes plus tard, les poursuivants arrivèrent. Il y avait avec eux un homme froid et sombre, qui considéra la morte avec mélancolie :

« Elle avait le caractère un peu vif ! grommela-t-il.

– Mais qu’a-t-elle donc fait ? demandai-je avec impatience et tristesse.

– Elle a eu des « mots » avec sa belle-sœur, répondit-il. Et comme un couperet se trouvait là… »

L’homme secoua doucement les épaules :

« Elle a fait la sottise de s’en servir pour trancher la tête de l’autre ! »
 
 

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(J.-H. Rosny aîné, in Le Journal, n° 6509, samedi 23 juillet 1910 ; repris dans La Lanterne, « Contes et nouvelles, » quarante-cinquième année, n° 15899, lundi 7 février 1921 ; Vilhelm Hammershøi, « Intérieur avec femme assise, » huile sur toile, 1908)