L’OMBRE DU FAUNE

 

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J’avais été passionnément épris de Mme de Berlande. Mais une heureuse fortune m’avait retenu de céder, quelle qu’en fût la violence, aux sentiments qui m’agitaient. À travers le désordre qu’ils provoquaient en moi, j’avais entrevu tout le risque de l’aventure. Un secret instinct m’avertissait que cette charmante et singulière femme eût vite fait de me réduire au désespoir et que j’eusse trop chèrement payé le temps, sans doute très bref, de nos amours.

Je ne lui avouai la vérité que beaucoup plus tard, quand une amitié infiniment douce et déjà éprouvée nous eut liés tous deux et m’eut assuré auprès d’elle une place d’où je ne pouvais craindre que nul ne me délogeât. Elle en fut bien, je crois, quelque peu dépitée ; mais je lui remontrai qu’une amitié telle que la nôtre était inestimable et qu’elle n’aurait pu naître de la dépouille d’une passion morte ; car, s’il arrive que deux êtres se soient donnés l’un à l’autre, puis repris, quelque chose demeure entre eux – ne serait-ce qu’un peu de tristesse – qui trouble la grande et pure amitié au point de s’opposer à son règne.

« Au lieu, ajoutai-je, que nous voilà, grâce au ciel, de vrais amis. Ne suis-je pas celui-là qui reste, quand les autres passent ; celui qui se tient auprès de vous, pour vous servir, en toute occasion, de tout son dévouement ; celui dont vous retrouvez la fidèle affection, chaque fois que l’amour vous a déçue ou blessée ? »

Je me souviens avec netteté de cette dernière phrase. Je m’entends encore faire cette allusion à des circonstances dont l’une fut l’origine de l’étrange et tragique événement que voici :

Un jour que j’apportais à Mme de Berlande certain petit livre qu’elle avait désiré posséder en son édition originale et que j’avais eu la chance d’acquérir à la vente d’une bibliothèque fameuse, je la trouvai comme abîmée dans le souci.

Je considérai, sans rien dire, ce beau visage pâle que la stupeur et la mélancolie faisaient apparaître soudain en la maturité, lorsque Mme de Berlande le cacha brusquement de ses deux mains et se prit à sangloter.

Je connus bientôt la cause de tant d’affliction. À dire vrai, j’en avais dès l’abord deviné la nature. J’ai laissé entendre, à l’instant, que Mme de Berlande n’était plus une jeune femme. Pour couper court à toute équivoque et ne pas laisser croire qu’elle eût rien de ces horribles décrépites qu’on voit, dans les salles de danse, aux mains de jeunes danseurs salariés, je préciserai son âge et son état. Mme de Berlande avait quarante ans tout juste. Elle était encore des plus belles, pour la raison qu’elle prenait de son corps tout le soin possible.

Cependant, Mme de Berlande venait d’éprouver assez cruellement un revers d’amour qu’elle imputait à ces maudits quarante ans, encore que d’autres femmes beaucoup plus jeunes eussent été victimes de la même mésaventure, – ce que je ne manquai pas de lui faire remarquer. Un fort joli garçon, presque encore un éphèbe, à qui ma belle amie prodiguait, depuis quelque temps, les marques du plus vif intérêt, venait de se révéler à elle comme un chenapan cynique. Il avait prétendu exiger de sa bienfaitrice le paiement de dettes considérables qu’il avait faites en de mauvais lieux et, dans cette occurrence, il s’était comporté avec tant de brutalité que Mme de Berlande en restait atterrée.

Nous causâmes quelque temps. Je lui parlai avec mille précautions, comme on panse une blessure, et je finis par comprendre ce qu’il fallait faire pour guérir la douloureuse désillusion de cette âme sensible, moins atteinte peut-être par l’offense d’un jeune goujat que par l’idée terrible de la vieillesse prochaine. Mme de Berlande avait besoin de se retirer, l’espace d’une ou deux semaines, dans un site agréable et solitaire, au cœur même de la nature. C’est là ce que je devinai. Elle-même le souhaita dès que je lui en eus fait la proposition.

Je possédais, aux confins de la Savoie et du Bugey, proche le Rhône, une maison sylvestre qui me parut singulièrement propre à recevoir l’éplorée Mme de Berlande. Cela ressemblait aux Charmettes. C’était, dans un vallon de la montagne, au milieu des bois, un logis perdu et adorable, avec son grand toit de vieilles tuiles recouvrant d’une profonde avancée les murailles frustes percées de fenêtres inégales. Le lierre et la glycine tapissaient la pierre d’une petite tourelle carrée. À l’intérieur, rien n’avait été modifié depuis l’époque de Louis XVI ; les lits rustiques avaient leurs courtines surannées, l’âtre ses hauts chenets de fer forgé. On entrait là comme dans le passé même, tandis que, au-dehors, les vestiges d’un petit parc sans orgueil s’étageaient en terrasses modestes. Tout cela était charmant. J’offris à Mme de Berlande d’y aller passer le temps qu’elle voudrait. Elle y vivrait dans la retraite la plus complète. Point n’était utile, en effet, d’emmener une femme de chambre. Un vieux ménage de serviteurs, habitant un pavillon séparé, veillait, là-bas, à l’entretien de ce que ces humbles gens appelaient le « château. » Ils étaient stylés et je ne doutais pas que leur service ne contentât Mme de Berlande.

Celle-ci hésitait toutefois, au moment de prendre une résolution. Je la décidai par le moyen de la littérature. Ce livre que j’apportais était l’un de ceux que Mme de Berlande préférait avec raison. C’était un recueil de contes, paru à la fin du XIXe siècle, où l’auteur, pour le début d’une illustre carrière, avait narré d’étranges histoires fantastiques, ardentes et gracieuses, qui mêlaient bizarrement, à de belles amours en perruque et paniers, la mystérieuse, l’inquiétante et furtive intervention de centaures et de faunes. Je dis à Mme de Berlande qu’en logeant dans ma maison bugiste, elle logerait dans le décor même d’un de ces récits fabuleux. Et, du coup, elle prit son parti.

« Mais, dit-elle avec un faible sourire, ne m’en dites pas davantage ; vous risqueriez de me persuader que je retrouverai chez vous les dangers mêmes auxquels sont exposés les personnages du livre.

– Serait-ce pour vous déplaire ? Voilà qui me surprendrait.

– Non, fit-elle en souriant davantage. Cela ne me déplairait pas du tout. Au contraire. Et c’est précisément la raison pour laquelle il ne faut pas trop me vanter la solitude de cette retraite, la sauvagerie de sa forêt, la ressemblance enfin de votre domaine avec ceux des contes. Ce serait m’inspirer de puérils désirs et me promettre à d’obscures déconvenues.

– Hélas ! repartis-je, quand vous foulerez les allées à demi effacées au contour des bassins vides que surmontent des figures mutilées de nymphes et d’amours, si, du bout de votre canne légère, vous écartez les premières feuilles sèches de l’automne, vous ne découvrirez sur la terre humide nulle trace bifurquée révélant qu’un chèvre-pied a passé par là, rythmant son trot sec et rapide…

– Qui sait ? » dit Mme de Berlande qui s’efforçait à la plaisanterie, afin de me mieux remercier.
 

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« Qui sait ? » Ces mots me cornèrent aux oreilles d’une diabolique façon quand soudain j’aperçus les pieds du guéridon à l’aide duquel Mme de Berlande avait été férocement assommée, en pleine nuit, dans la meilleure chambre de ma vieille maison bugiste. C’était un guéridon de bois sculpté. Des attributs mythologiques en décoraient le pourtour, et les trois pieds capricants se terminaient par trois sabots fendus.

J’avais soulevé le meuble sanglant et je l’examinais avec une stupéfaction qui s’accrut tout à coup lorsque je me rappelai que, l’année précédente, des amis et moi nous étions divertis au jeu de faire tourner ce guéridon et d’y évoquer, plus ou moins sérieusement, des ombres tantôt historiques et tantôt légendaires.

Les pensées les plus incroyables traversèrent, je le confesse, ma poignante douleur et hantèrent mon âme en deuil, jusqu’au lendemain soir, où j’appris que le meurtrier de Mme de Berlande n’était autre que le jeune bandit dont j’ai parlé plus haut ; que la justice s’était saisie de lui, en effet, et qu’il avait avoué son crime abominable.
 
 

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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-et-unième année, n° 18300, samedi 28 avril 1934 ; Jacob Jordaens, « Satyre et paysans, » huile sur toile, c. 1620)

 
 
 

 

HIPPOLYTE

 

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Nous l’appelions Hippolyte.

C’était un cul-de-jatte. Un cul-de-jatte exceptionnel.

Il passait ses journées à la porte du quartier de cavalerie. D’un côté de la grille, il y avait le factionnaire et sa guérite ; de l’autre, il y avait Hippolyte sur son petit chariot à roulettes.

Quand j’arrivai au 33e dragons, il y a seize ans sonnés, ayant sur ma manche un galon d’argent tout flambant neuf, Hippolyte était là et, malgré l’orgueilleuse émotion que j’éprouvai à voir la sentinelle porter l’arme sur mon passage, je remarquai le salut d’Hippolyte.

Il faisait partie du régiment. « Hippolyte à la suite, » disait-on gaiement. Depuis le colonel jusqu’au petit chien de la cantinière, il ne comptait que des amis. Je crois même, Dieu me damne ! que les chevaux le connaissaient. J’en ai vu tourner la tête vers lui avec un hennissement affectueux, et c’est une bizarrerie à laquelle je ne songe pas aujourd’hui sans perplexité… Mais, après tout, cet étrange cul-de-jatte avait une connaissance si approfondie du cheval que cela suffit peut-être à expliquer le phénomène. Il avait le sens hippique. Il comprenait le cheval. Pourquoi le cheval ne l’eût-il pas compris ?

Naturellement, je tombai de mon haut le jour où je constatai que mes camarades les plus expérimentés avaient parfois recours à ses lumières et ne craignaient pas de lui demander conseil. Mais on m’apprit que, du temps de ses jambes, Hippolyte avait servi dans la cavalerie. Il citait son ancien régiment, en garnison dans le Midi. Seulement, il n’aimait pas qu’on insistât là-dessus ni sur rien de son passé – ce passé qu’un accident terrible et mystérieux avait transformé en paradis perdu.

Hippolyte n’était pas un mendiant. Très pauvre toutefois, il acceptait avec une sereine indifférence les petites sommes que nous lui remettions, les uns et les autres, en échange de ses consultations.

Car c’étaient de véritables consultations, je vous le dis ! Cet homme, – ce torse qui avait l’air d’un homme enterré jusqu’à mi-corps, – n’avait pas son pareil pour savoir, par intuition, bien des choses qui nous échappaient. L’équitation et surtout l’hygiène du cheval n’avaient pas de secrets pour lui.

« Hippolyte, ma jument boite, je ne sais pas pourquoi. Qu’en pensez-vous ? – Hippolyte, voilà un bourrin qui tire au renard ; vous n’avez pas un truc pour l’en empêcher, Hippolyte ? – Hippolyte, on me propose ce cob ; qu’est-ce que vous en pensez ? »

Hippolyte se trompait rarement.

« Mon capitaine, si j’étais de vous, moi je n’achèterais pas cette bête-là. Beaux aplombs, de l’os, dessus de premier ordre, et quels jarrets ! Ça saute, ça, mon capitaine, sûr et certain ! Et c’est joli à voir. N’achetez tout de même pas. Je n’ai pas confiance. »

L’anecdote était célèbre. Le capitaine avait passé outre, et le beau cob s’était révélé charognard, vicieux comme le crime.

Hippolyte voyait les chevaux avec des yeux privilégiés. Il les devinait. Il les lisait.

« J’ai ça dans le sang, mon lieutenant. »

Et il souriait, non sans mystère, en vous regardant de ses yeux étonnamment noirs qui ne ressemblaient pas aux yeux de tout le monde.

Il était toujours nu-tête, fort beau d’ailleurs de visage et de musculature. Les cheveux, comme la barbe, noirs, abondants, frisés. Le teint hâlé par le grand air. Une poitrine d’athlète.

Je lui dis, un jour, ignorant encore qu’il détestait les questions :

« Mais, dites, Hippolyte, vous étiez très grand, n’est-ce pas ? »

Il détourna la tête, d’un air maussade et dédaigneux.

« Si je vous le disais, mon lieutenant, vous ne me croiriez pas. J’étais bien plus grand que vous ne pouvez l’imaginer. »

Il y avait en lui une immense naïveté et beaucoup de suffisance. Nous ne le considérions pas précisément comme un brave et honnête garçon, mais plutôt comme un bon drille à la fois sympathique et inquiétant. Quelque chose d’indéfinissable contenait notre familiarité. Je ne sais quoi. Peut-être l’impression qu’on ressent en face d’un étranger. Peut-être tout simplement le peu de confiance qu’il nous montrait lorsque nous voulions le faire parler de lui-même.

Tout ce qu’il demandait, en effet, c’était qu’on le laissât stationner sur sa planche, à la grille, pour voir les chevaux sortir et rentrer. Ni le soleil ni la pluie ne l’incommodaient.

Les factionnaires se succédaient ; Hippolyte était toujours Hippolyte. Il arrivait au réveil et ne repartait qu’après la soupe du soir. On lui apportait sa gamelle deux fois par jour, – sa gamelle de pauvre, sans viande. Il figurait une borne, une borne vivante et qui vous saluait avec une aisance assez enviable.

Nous savions qu’il logeait non loin du quartier, tout seul, dans une chambre de rez-de-chaussée. Personne n’eut jamais l’idée d’aller lui rendre visite ; et pourtant, cette visite-là, combien je regrette de ne l’avoir pas faite pendant qu’il vivait !

D’où venais-tu ? Qui étais-tu, surprenant Hippolyte dont le nom cavalier n’était sans doute qu’un surnom opportun et facétieux, donné par quelque lieutenant qui ne se souvenait pas de t’avoir baptisé ?

Le saurons-nous jamais ?

Il advint, dans cette ville du Nord où je garnisonnais, qu’on organisa un concours de tir à l’arc, devant le quartier, où s’étendait un terrain vague. Ce jour-là, pour la première fois, Hippolyte déserta son poste. Et ce fut lui qui gagna le prix haut la main, plaçant toutes ses flèches dans la cible et montrant ainsi une adresse déconcertante.

Aucun de nous, cependant, n’en fut frappé. Et, du reste, eût-il été raisonnable de se frapper ? Il eût fallu, vraiment, pour en avoir des raisons, savoir ce que je devais apprendre plus tard. Savoir quels étranges tableaux ornaient la chambre d’Hippolyte…

Je ne le sus que pendant la guerre, en revenant, par une triste et silencieuse soirée, dans la ville en ruine.

Après avoir parcouru les décombres de notre vieux casernement, j’eus l’idée de m’enquérir d’Hippolyte. On me dit qu’il avait été tué au cours d’un bombardement et que sa dépouille avait disparu.

J’entrai dans sa chambre défoncée. Et c’est alors qu’une fantastique lumière éclaira pour moi l’être secret dont l’ambiguïté m’avait partiellement échappé jusque-là.

Un grand nombre de gravures et de photographies tapissaient encore les murailles croulantes. Toutes représentaient des centaures. Toutes dressaient la fière stature des monstres fabuleux, moitié hommes et moitié chevaux, cabrés, galopant, tirant à l’arc, occupés de rapts ou de combats. Ici, le centaure Chiron, précepteur d’Achille, enseignait à son élève comment la flèche se pose sur le poing ; là, le centaure Nessus enlevait en croupe Déjanire. Partout, partout, les antiques sagittaires, frères des satyres et des sirènes, érigeaient, comme une encolure sans crinière, leur torse athlétique.

Et c’est au milieu de ces effigies qu’Hippolyte venait chaque soir – qui sait ? – rêver… se souvenir ?… Se souvenait-il donc d’avoir jadis martelé le sol au rythme de quatre sabots retentissants ?… Avant de n’être qu’un buste, quelle forme l’avait prolongé ?

Pardieu ! il est certain qu’Hippolyte ne fut jamais un homme-cheval, mais simplement un homme de cheval douloureusement mutilé. Pardieu ! il avait été bipède comme vous et moi, je le sais bien !… Mais la vie d’à présent est si plate, si peu merveilleuse, que j’éprouve une sorte de plaisir équivoque, très aigu, à penser que jamais le triste corps tronçonné d’Hippolyte ne fera l’objet d’une autopsie ; que, par conséquent, jamais nous n’aurons la preuve absolue de la vérité ; et que peut-être, avec cet original estropié, j’ai connu la dernière moitié du dernier centaure !
 
 

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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarante-cinquième année, n° 16155, mardi 12 juin 1928 ; Glyn Warren Philpot, « Melampus and the Centaur, » huile sur toile, 1919)