LA VIEILLE ET LA BÊTE

 

_____

 
 

Depuis un mois, la bête jetait l’épouvante dans le canton. Les uns croyaient que c’était un lion, un tigre ou une très grande panthère, échappés d’une ménagerie. Les autres affirmaient que la bête n’avait aucune ressemblance avec rien de ce qu’on avait vu. Les anciens et les femmes répandaient le bruit que c’était le loup-garou. Et il se trouvait un berger qui prétendait l’avoir distinctement vu au clair de lune. Il décrivait sa tête qui ressemblait à la tête d’un homme, avec une bouche comme un four et des défenses de sanglier. Le corps était d’un ours de forte taille.

La bête cependant enlevait des moutons ; les chiens qu’on envoyait contre elle ne revenaient plus et elle en avait même dévoré quelques-uns dont on ne retrouva que les os.

Tous les chasseurs du district et des districts voisins, les gendarmes, les gardes champêtres étaient sur les dents.

Plusieurs fois, la nuit, on vit phosphorer des yeux dans les ténèbres ; alors, les coups de fusil partaient par dizaines, sans résultat, ce qui confirmait les anciens dans leur opinion :

« Parguienne, un loup-garou… faut des balles bénites… ou bien sur lesquelles on a dit les paroles… » expliquait le père Bastien.
 

*

 

Les autorités promirent d’abord cent francs, puis cinq cents francs de récompense à celui qui mettrait la bête à mort… Un Américain, propriétaire d’un château, offrait dix mille francs si la bête lui était livrée vivante.

Dix mille francs ! Avec ça, maints paysans se font fort de vivre libres : c’est de la terre ou du bétail.

Oui, mais prendre vivant un lion, un tigre ou un loup-garou !

Les plus malins dressèrent des pièges : la bête s’en gaussait…

Les gens n’osaient plus sortir qu’en bande, avec des fusils, des revolvers et des fourches, ou sous la protection des gendarmes. Les auberges étaient pleines de Tartarins venus de partout et dont le nombre augmentait chaque jour.

Et tous les journaux de France consacraient à la bête plus d’articles qu’on n’en avait jamais consacré, en un même laps de temps, au serpent de mer ou au vampire de Düsseldorf.
 

*

 

Or, à l’orée d’un bois, vivait une vieille, dans une hutte plus vieille encore qui, pour toutes fenêtres, avait une sorte de lucarne – à la base du toit.

Quand je dis que la vieille y vivait, il faut s’entendre. Elle y mourait lentement, lentement, d’une faim à la chinoise – mangeait à peine la moitié ou le tiers de ce qu’il faut, même à une vieille, pour vivre…

Elle était sans ressource aucune ; la mairie lui servait un secours avare, ce qui dispensait les rustres de lui rien donner. Et puis, que voulez-vous, on est comme on est – cette vieille pauvresse ne voulait pas être une mendiante…

Donc, elle se mourait peu à peu, en proie à une faim perpétuelle… L’histoire de la bête la laissait indifférente. Elle n’en avait pas peur du tout. Mourir pour mourir, autant être massacrée par un animal que par la misère…
 

*

 

Une nuit qu’elle dormait (c’était son unique distraction), on gratta à sa porte… Elle avait le sommeil léger. Elle se dressa, se leva machinalement et, sans réfléchir, ouvrit la porte…

Il n’y avait pas de lune, mais la nuit était claire… La vieille se vit face à face avec une bête presque aussi grosse qu’un âne, dont les yeux phosphoraient, qui soufflait violemment et se précipita dans la cahute, sans faire tort à la vieille.

Celle-ci avait tout de suite compris que c’était la bête… Elle prit son parti, avec une lucidité parfaite, je veux dire qu’elle sortit, en laissant la bête à l’intérieur, tout en refermant la porte.

La porte ne fermait qu’au loquet, mais le fauve ne devait pas se connaître en serrurerie…

Dans le premier moment, la vieille avait suivi son instinct, sans plus… Mais ensuite, elle réfléchit, et, ayant réfléchi, elle conçut une grande espérance.

C’est qu’elle venait de se rappeler la promesse de l’Américain : dix mille francs si on lui livrait la bête vivante.

Et dame ! elle était dans la cahute – et elle vivait !…
 

*

 

La vieille ne fit ni une ni deux. Elle s’assura que le loquet tenait ferme – c’était un vieux loquet mais bien confectionné – et se mit en route.

Elle marcha pour le moins trois heures. L’aurore incendiait le ciel, quand elle se trouva devant le château de l’Américain. Elle sonna délibérément chez le concierge, à deux reprises ; le concierge mit la tête à la fenêtre et demanda :

« Qu’est-ce qu’on veut ?

– Faites-moi voir le monsieur, cria la vieille.

– À cette heure !… Vous n’êtes pas folle !

– On a pris la bête !… »

Il suffisait de parler de la bête pour éveiller les plus dormantes curiosités :

« Tu t’ f… de moi !

– Non ! dit la vieille ; je le jure sur notre Seigneur : on a pris la bête vivante !

– Vivante !

– Oui, vivante ! »

Le concierge savait que la chose intéressait beaucoup son maître – et comme celui-ci se levait tôt, on pouvait en somme l’éveiller.

Le maître fit entrer la vieille et la questionna. Elle raconta très simplement son histoire.

« Funny ! Funny ! (drôle !) s’exclamait l’Américain en riant. Eh bien ! on va voir… »

Il ordonna de sortir la grande automobile, emmena avec lui deux hommes, avec un attirail varié, en même temps que la vieille.
 

*

 

Quelques heures plus tard, la multitude des Tartarins apprit qu’une vieille femme avait réussi là où deux cents hommes avaient échoué.

La bête n’était ni un tigre, ni un lion, ni une panthère, mais un loup énorme, presque aussi grand qu’un jaguar… Et jamais on ne sut comment il était venu, dans ce pays où, depuis cent ans, aucun loup n’avait paru…

L’histoire sembla prodigieuse à tous, mais, pour la vieille, le prodige fut d’avoir désormais son pain quotidien.

Elle cessa de « mourir, » elle redevint même singulièrement forte et le médecin du Yankee croit qu’elle est bâtie pour vivre cent ans.

Quand elle parle de la bête, elle ne manque jamais de conclure :

« Pour moué, elle a été une bête à bon Dieu ! »
 
 

_____

 
 

(J.-H. Rosny aîné, de l’Académie Goncourt, « Conte du Journal, » in Le Journal, n° 13829, jeudi 28 août 1930 ; Herbert Thomas Dicksee, « Étude de loup sur un promontoire »)

 
 

 

LES LOUPS

 

_____

 
 

Lorsque Golovine eut achevé son
 récit, Stépane Mikhaïlovitch s’écria :


« Votre histoire ressemble beaucoup à la mienne… qui est aussi
 une histoire de loups et de dictateurs. Aimez-vous les loups ? continua-t-il, d’un air rêveur. Je les
 aime beaucoup, et, quand on est bien à l’abri, c’est plaisir de les voir rôder sur la steppe. À mon avis, ils
 sont tout aussi élégants qu’un
 grand félin et bien plus intelligents…

C’est bête, au fond, un tigre.
 J’en ai vu là-bas, en Mandchourie, 
avec leurs grosses têtes rondes ; ils 
ont l’air de ne pas savoir ce qu’ils
 font, tandis que chaque mouvement
 des loups annonce le calcul et la
 ruse.


C’est au clair de lune, en hiver, qu’il faut voir une bande de 
loups en chasse ; il n’y a pas de spectacle plus propre à vous faire réfléchir sur le mystère de la vie,
 sur cette tragédie extraordinaire de l’être dévoré par l’être…


Chacune de ces bêtes agiles
 (dont les sens sont tellement subtils
que, par comparaison, l’homme n’a
 ni odorat ni ouïe) est alors toute frémissante de l’immense besoin de refaire sa chair avec la chair d’autrui. Moi, j’accepte cela ; j’en goûté 
la beauté formidable et je regrette que les loups doivent peu à peu disparaître de la planète…


Je leur dois un beau souvenir,
 messieurs… »
 

*

 

« C’était vers le Nord, où les forêts et les steppes sont presque
 vierges. Tous mes beaux souvenirs sont enterrés là. Je revois cette nuit de décembre, si pure, si claire, la 
lune d’argent et de nacre, toute
 neuve au milieu des étoiles. Nous
 occupions, mon frère Pavel et moi,
 une isba abandonnée par des bûcherons, à l’orée des grands bois.
 Il y avait avec nous un homme entravé, qui attendait son sort, mon
 ami d’enfance, Piotr Vladimiritch.
 C’était encore, officiellement, le maître de Morgov. Le brave garçon
 avait sur la conscience la mort de 
deux ou trois mille créatures humaines. Il vous faisait exécuter les gens aussi froidement qu’il eût
 écrasé des mouches.


Nous avions fui, Pavel et moi ; nous vivions parmi les bêtes sauvages. Car mon ami d’enfance était 
devenu notre ennemi depuis le jour où nous avions blâmé sa conduite 
et c’est un peu par miracle que 
nous avions échappé !


Pour tout dire, cette vie sauvage nous plaisait ; chaque jour amenait sa découverte, et il y avait
 l’enivrement de l’espace, le sentiment d’une liberté magnifique, à 
l’abri des saletés que sont les coutumes et les lois des hommes. Par
-dessus tout, le péril, la brusque apparition de la mort au bord du
 fleuve, dans la futaie ou sur les 
herbes, avait un charme incomparable.

Un matin, nous apprîmes que mon second frère, Fédor, étant venu
 dans le pays, avait été capturé par
 la Garde Rouge, jugé en un tournemain et pendu après avoir été 
torturé.


Nous nous serions considérés comme les derniers des lâches si nous n’avions pas décrété la mort
 de Piotr. Nous voulions le voir 
mourir, naturellement ; c’est le moins qu’on devait à la mémoire de 
Fédor.
 Pendant une inspection qu’il
 faisait, avec une solide escorte, nous avions pu le saisir, la nuit, dans
 une ferme, dont nous connaissions une entrée secrète… Pavel est fort
 comme un ours ; je suis presque 
aussi fort que lui. Nous emportâmes l’homme bâillonné, sur notre troïka, jusqu’à cette forêt, où nous attendions les loups.
 »
 

*

 

« Il y en avait beaucoup, cet hiver-là, et ils nous faisaient courir
 des risques, mais nous ne leur en
 voulions aucunement…

Enfin, ce soir, on les attendait.


Un des plus beaux soirs d’hiver que j’aie vus. La steppe, d’un 
blanc effrayant, les arbres comme
 d’énormes pièces d’orfèvrerie, et
 cette solitude magique de la forêt qui est le recommencement éternel 
du monde… »
 

*

 

« Pavel tendit l’oreille et dit :


« Les voilà qui viennent… Dépêchons-nous ! »

Nous délivrâmes promptement Piotr Vladimiritch, et que croyez-
vous qu’il fît ? Il se prosterna comme si nous eussions été des saints et cria d’une voix lamentable :


« Grâce ! Pavel Mikhaïlovitch…
 souviens-toi des beaux jours de
notre enfance… aie pitié de moi !

– Pitié de toi ? s’écria Pavel, 
étonné et scandalisé. Est-ce que tu 
as eu pitié, toi, Piotr Vladimiritch ?
 Est-ce qu’ils n’avaient pas de beaux souvenirs d’enfance, ceux que tu as
 fait mettre à mort ?


– Je me repentirai, Pavel Mikhaïlovitch ; je ferai pénitence toute
 ma vie.


– Ce n’est pas nécessaire… Il 
suffit que tu te repentes de bon cœur, maintenant. 
»

Il se roulait à nos pied ; nous 
eûmes beaucoup de peine à le déshabiller.

Après quoi, l’ayant de nouveau entravé, nous n’attendîmes pas 
longtemps.


Je revois le premier loup, un magnifique loup du Nord, dont les
 grands yeux phosphoraient au clair
 de lune. Il avançait prudemment,
 ayant senti l’odeur d’homme qui est
 une odeur redoutable.

À la vue de Piotr, il s’arrêta, il flaira, il écouta, il tendit tous ses nerfs, puis il demeura pensif.

Ce n’était plus un jeune loup ; il avait de l’expérience, il savait que les hommes inventent des pièges subtils…

Pendant qu’il réfléchissait, d’autres loups étaient venus, parmi lesquels des louvarts que la faim rendait fous. Toutes ces bêtes hésitèrent plusieurs minutes – puis trois ou quatre des plus jeunes débordèrent la troupe…

Piotr Vladimiritch se mit à pousser des cris épouvantables, ce qui donna du courage aux loups, car ils « sentent » la frayeur dans le son de la voix… Dans un moment, il y en eut une dizaine tout proches qui épiaient l’homme, qui tenaient en quelque sorte conseil. Ce fut le grand loup qui donna le signal, par un grognement que les autres comprirent aussi bien qu’un homme peut comprendre des paroles…

La voix de Piotr devint si pitoyable que je me sentis saisi aux entrailles ; en un éclair, je revis des scènes joyeuses, dans la steppe fleurie.

« Si je lui envoyais une balle dans la tête ? murmurai-je.

– Deviens-tu fou ? grogna Pavel. Oublies-tu ton frère ? Il faut que nous le voyions mourir et qu’il sente venir la mort. »

Ces paroles dissipèrent ma pitié ; je vis mon frère à la potence, je songeai à son agonie, et la première morsure d’un loup, à la tête de Piotr, me causa une joie inattendue. Cette joie ne fit que croître, car je pensais continuellement au pauvre Fédor et je regardai sans pitié le ventre s’ouvrir, les entrailles disparaître, dans la gueule des loups, tandis qu’à la place des joues, il n’y avait plus qu’un trou…

Ce fut un travail bien fait : au bout d’une heure, il n’y avait là qu’un squelette merveilleusement rongé.

Mais les loups n’étaient pas rassasiés ; ils assiégèrent l’isba avec des yeux de flamme, si bien que Pavel finit par se fâcher, et, entrouvrant le volet de la petite fenêtre, il cria :

« Ce sont des loups stupides, ceux qui confondent les hommes libres et les hommes ligotés !… S’il y a parmi vous des bêtes sages, qu’elles regardent… »

Les loups dressèrent la tête tous ensemble ; ceux qui avaient de l’expérience reconnurent l’arme qui tonne et qui tue.

Alors, le grand loup détala jusqu’à ce qu’il fût à couvert et son hurlement sonna la retraite.

Il ne resta devant la cabane que le squelette blanchi de Piotr Vladimiritch. »
 
 

 

_____

 
 

(J.-H. Rosny aîné, de l’Académie Goncourt, « Les Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 23194, dimanche 18 juillet 1926. « Chasse au loup aux Indes, » gravure parue dans le magazine The Graphic, 1895 ; « Eaten by Wolves, » gravure sur bois, 1581)