L’ACTUALITÉ LITTÉRAIRE

 

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J.-H. Rosny aîné et l’Univers

 
 

Nul romancier jusqu’ici n’a possédé plus vaste champ de vision : l’œuvre de J.-H. Rosny aîné – auprès de laquelle, avec le recul des années, tant d’imposantes créations feront figure de collines au pied d’une montagne – se déploie des temps de la préhistoire aux temps futurs, de la Guerre du feu à la Mort de la Terre, en passant par la multiple étude des mœurs contemporaines. Ce désir d’appréhender la vie non seulement dans toutes ses réalités, mais encore dans ses possibilités, le vieux maître, toujours si étonnamment jeune, continue d’y répondre en menant de front plusieurs ouvrages, dans une activité en éventail – les secteurs de son esprit orientés vers tous les points de l’horizon…

« Je prépare un roman de mœurs où il est beaucoup question, me dit-il, de la réforme générale de la société actuelle. Communistes et anticommunistes s’y affrontent…

– Prenez-vous parti ?

– Non. Les êtres me sont sympathiques en raison de leur nature, non en fonction de leurs opinions. On peut afficher des opinions très généreuses et être un homme médiocre, comme on peut, avec de « petites idées, » avoir un grand cœur. Aussi ai-je des amis dans tous les partis ; j’en eus même parmi les anarchistes, lorsqu’ils faisaient sauter les monuments, et bien qu’il me parût fort absurde de détruire ainsi en un instant des choses si coûteuses !

J’ai un autre roman en train sur Caroline et Napoléon ; sur les ambitions extravagantes de Caroline… Et puis je m’occupe d’une étude sur le « monde humain. »

– Sans avoir à y modifier les idées que vous exprimiez dans le Pluralisme ?

– J’accentue mon évolution dans le même sens. D’ailleurs, la science ratifie ce que je pensais il y a trente ans. Pour moi, il n’y a pas de vide dans l’univers. Tout est rempli d’existence. Je ne me contente pas de « notre » univers. Je ne crois à aucune espèce de limitation. Une nature nous apparaît. Mais ce sont des trillions de natures différentes qui doivent en réalité exister !

– Que devient, dans ce vertige pluraliste, notre pauvre réalité humaine ?

– L’homme ? Un moucheron. Mais un étonnant moucheron. Nous ne sommes que des riens, mais des riens prodigieux, dans lesquels il y a de tout !… »

Un silence. Sous le crin herbacé du sourcil, le noir regard visionnaire épie ce qui se passe au-delà des apparences. J.-H. Rosny aîné poursuit :

« Je viens de terminer un roman d’anticipation, suite aux Navigateurs de l’Infini. (1) Cela se déroule à l’époque où les hommes auront les moyens de visiter les astres voisins où il existe des vies absolument différentes des nôtres… »

Mon interlocuteur a beau me dire : « J’ai inventé, » c’est un « J’ai observé » que je crois entendre : l’imaginaire ici triomphe dans l’appareil de la rigueur scientifique ! Comment douter ? Tandis qu’ils me sont décrits minutieusement, je conçois à mon tour ces Ethéraux, constitués de pur rayonnement et avec lesquels on arrive pourtant, à force d’ingéniosité, à entrer en communication ; je vois vivre ces mystérieux Tripèdes et ces Zoomorphes minéraux qui, bien que complètement solides, bénéficient de la souplesse du caoutchouc ; et je mesure l’importance de tel isotope du carbone, duquel dépendent les problèmes alimentaires à bord de la planète Mars, en même temps que je m’initie aux propriétés d’une eau assez différente de l’eau terrestre…

… Alors, l’écrivain dont la science et la prescience émerveillent les savants (Jean Perrin a pu dire que s’il n’avait été d’abord voué aux œuvres d’imagination, J.-H. Rosny aîné aurait pu s’imposer comme un des plus grands physiciens de tous les temps), alors, l’explorateur cosmique tourne un secret commutateur mental, revient prendre place en son petit appartement de la rue de Rennes, parmi ses meubles familiers, entre ses effigies diversement barbues – gravures, peintures, dessins – qui méditent aux quatre murs.

« Vous voyez, conclut-il en souriant, rêver des histoires : voilà à quoi s’amusent encore mes quatre-vingt-deux ans… »
 
 

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(1) Il s’agit du roman Les Astronautes. Il ne sera publié qu’en 1960, dans la collection « Le Rayon fantastique, » n° 69, à la suite des Navigateurs de l’infini.
 

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(Fernand Lot, in Marianne, grand hebdomadaire littéraire illustré, sixième année, n° 286, 13 avril 1938)

 
 
 

 

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(Jacques Constant, in Le Journal amusant, quatre-vingt-unième année, n° 457, dimanche 12 février 1928)