« Donc, l’autre jour, contait Fabiac, je m’embêtais ferme… Nulle envie d’aller attendre dans la salle de jeu les sourires de la veine, nulle envie non plus d’aller quémander ceux de nos belles amies sur la terrasse du casino. Je m’embêtais, je vous dis. Aux grands maux, les grands remèdes. Je recourus à celui qui, d’habitude, en pareille circonstance, me réussit assez bien : un tour de manivelle à mon auto, et en route !… Tout seul, oui. Rien de mieux. On file à l’allure qui vous plaît, on n’a pas à s’inquiéter des goûts de ses passagers mâles ou femelles, un paysage en appelle un autre, on ne sait trop où l’on va et encore moins où l’on peut aller, on s’arrête à volonté ; s’il y a une panne, on s’en fiche… Il y eut une panne : un essieu faussé à l’entrée d’un village basque, perdu dans les montagnes, tout près de la frontière. Le nom de ce village ? Hum ! je verrai tout à l’heure si je puis me permettre de vous le révéler…
Un essieu faussé. Le forgeron, mandé en hâte, accourut, endimanché ; il me dit qu’il s’acquitterait parfaitement de la réparation, qu’il se mettrait au travail le lendemain dès l’aube, mais que, pour le moment, tout travail lui semblait inconvenant, parce qu’il venait d’enterrer sa pauvre vieille mère. Je me rendis volontiers à cette raison. Très touché, le brave homme tint à me conduire jusqu’à l’auberge.
« Ce n’est pas qu’elle soit fameuse, pour ça non, mon honoré monsieur… C’est là qu’on nous a servi, tout à l’heure, le festin de deuil ; les poulets étaient maigres à faire pleurer et l’on m’a raclé le porte-monnaie de belle manière…. Mais, comme il n’y a pas d’autre hôtel dans le pays, il faut bien que vous en passiez par là… »
J’entrai dans une cuisine où une vieille femme aux yeux glacés et tragiques égrenait en silence un énorme chapelet, cependant qu’une matrone réjouie et rebondie récurait, en chantant, des casseroles. Celle-ci s’avança vers moi, la face illuminée, la bouche en cœur.
« Soyez le bienvenu, notre honoré monsieur ; nous ferons de notre mieux pour votre manger et votre dormir… Holà ! hé ! ho ! Naline, ma chérie, ma poulette blanche, descends en courant… C’est la petite fille de la maison que j’appelle, monsieur. Elle vous servira un léger quelque chose en attendant que la marmite chante. »
Il y eut dans l’escalier un bruit de pas menus et précipités, et je tournai la tête juste au moment où apparaissait celle qu’on appelait Naline. Imaginez un adorable visage d’adolescente, – quinze ans, seize ans au plus ! – de lourds cheveux noirs, des yeux très doux, très longs, délicatement tirés vers les tempes, un teint d’une pâleur ambrée et chaude, une bouche rouge comme le cœur d’une grenade fraîchement déchirée… Je me souviens, ébloui par ce mirage de grâce, d’avoir, sans trop savoir ce que je faisais, respectueusement, niaisement si vous préférez, porté la main à mon chapeau…
Le forgeron avait raison ; la cuisine n’était guère alléchante, et les plats qu’on me servit, accommodés sans aucun doute avec les restes du festin de deuil, m’auraient en tous points paru funèbres si Naline ne me les avait présentés. Ne vous hâtez pas trop de penser à mal. Mon admiration pour cette petite était parfaitement désintéressée et paisible ; je ne me souciais même pas d’engager une conversation avec elle ; la contemplation furtive de son visage et de ses attitudes suffisait à mon bonheur.
Une gentille magicienne m’avait rendu indulgent à la médiocrité des mets ; un noble magicien, le paysage, me consola de la rusticité vraiment excessive de ma chambre. Accoudé à la fenêtre, je m’attardai à laisser errer mes regards sur les montagnes qui ressemblaient à un vaste rideau bleu déchiqueté, cloué tant bien que mal au ciel par les étoiles. Quand les bergers eurent allumé leurs feux sur les pentes, on eût dit que des lampes merveilleuses venaient d’être accrochées aux tentures du hall immense par les génies de la nuit. Mais de noirs nuages arrivèrent de l’ouest ; la nuit devenant très noire, le vent qui se levait parut arracher les clous d’or, emporter le rideau… C’était l’orage, l’orage brusque et rageur des Pyrénées… Déjà, les éclairs zigzaguaient d’une cime à l’autre, renouvelant merveilleusement le spectacle ; le tonnerre retentissait avec un bruit de rochers déracinés roulant aux flancs des monts… Ce fut alors qu’il me sembla qu’on grattait à ma porte ; je l’ouvris… Naline m’apparut, enveloppée d’une longue et puérile chemise de nuit, ses beaux cheveux bruns épars sur ses épaules.
« Oh ! monsieur, ne vous offensez pas… Ma tante, (car c’est ma tante, la dame qui vous a reçu,) ma tante est allée dormir chez grand-mère, pour vous laisser la plus belle chambre. Et j’avais tellement peur !… Est-ce vrai que, dans les grands orages, la foudre entre par les trous des serrures, prend la forme d’un serpent et étrangle les gens endormis ? »
Je la rassurai de mon mieux et, comme elle tremblait autant de froid que de peur, je jetai mon paletot sur ses épaules. Il n’y avait qu’une chaise dans la belle chambre. Naline, me l’abandonnant, s’assit d’un bond sur le lit et là, s’étant pelotonnée contre l’oreiller, elle se mit à bavarder, – un bavardage qui me faisait penser au ronron d’une jeune chatte contente. Amusé, presque attendri, je lui parlai moi-même très gentiment. Je ne pouvais pas prévoir, vous comprenez, que cela allait peu après provoquer de sa part un torrent de larmes et une avalanche de confidences !
Naline se jugeait malheureuse, horriblement malheureuse : sa tante était méchante et la giflait à propos de tout et de rien ! Naline s’ennuyait dans les montagnes ! Naline avait vécu jusqu’à douze ans à Biarritz, chez sa mère, morte à présent. Et Naline regrettait beaucoup sa maman, si jolie, si gaie, et qui habitait une si superbe villa, où venaient tant de messieurs aimables !
« Oh ! mais, continuait-elle, un de ces jours, je m’échapperai et j’aurai, moi aussi, une belle villa, à Biarritz… »
Un peu ahuri, je pris dans mes mains, d’un geste aussi paternel que possible, les petites mains que la jeune fille tenait crispées contre ses yeux.
« Voyons, mon enfant, êtes-vous bien sûre de comprendre la portée de vos paroles ?
– Je ne suis sûre que d’une chose, c’est que je suis très malheureuse, et que cela ne peut durer ! »
En même temps, elle jette ses bras autour de mon cou, je sens contre ma poitrine la tiédeur de son souple buste frémissant, je suis obligé d’user de ruses d’apache pour que les baisers qu’il me faut bien lui rendre ne rencontrent pas ses lèvres, ses lèvres si rouges et que je devine si fraîches… Ah ! ne riez donc pas, mes bons amis ! Si vous croyez que je riais, moi, et qu’une telle aventure soit drôle pour quelqu’un qui est décidé à se conduire proprement. Tenez, vous m’agacez : j’abrège… Dans la réalité, du reste, j’avais abrégé également. Que voulez-vous ? Commençant à avoir peur de moi, je préférai m’arracher brusquement à l’étreinte de la gamine.
« Est-ce que je vous ai fâché ? demanda-t-elle, toute surprise… Moi qui pleurais tout près de vous avec tant de plaisir ! Vous qui me sembliez si doux, si bon !… »
Il me parut très difficile de fournir à Naline une explication loyale. Faute de mieux, je pris pour dire n’importe quoi un ton bourru et sévère.
« Que voulez-vous, je n’ai aucune qualité pour consoler les petites filles qui se montent la tête, surtout quand elles sont… »
J’allais dire : « quand elles sont aussi jolies et aussi inquiétantes que vous… » La fine mouche devina-t-elle le sentiment dont j’avais pu interrompre à temps l’expression ? Elle eut à mon adresse un sourire incontestablement ironique. Il ne me restait donc qu’à me fâcher ; je n’avais pas grand effort à faire. Mais dès que j’eus froncé les sourcils, furieux contre Naline et contre moi-même, elle n’insista pas, sauta du lit, me rendit mon manteau, me remercia de mon hospitalité avec beaucoup de bonne grâce… Moi, dans ma hâte de refermer ma porte sur elle, je le fis avec une brusquerie bruyante… Vous n’auriez aucune raison de me croire si je vous disais que je dormis très bien, cette nuit-là.
Au matin, dès que le forgeron m’eut annoncé que ma voiture était prête, je descendis, désireux de reprendre la route au plus vite. Dans la cuisine, je trouvai la tante de Naline, qui me servit un bol d’innommable chocolat. Je m’efforçais de le boire, pour ne pas la vexer, lorsque je m’aperçus qu’elle ne m’adressait pas la parole et me faisait une tête longue d’une aune. Rien ne m’agace comme la crainte d’avoir vexé inconsciemment un esprit simple ou humble. Je tentai donc, par divers propos familiers, de faire renaître sur le visage de la bonne femme le sourire jovial dont elle me gratifiait la veille. Rien à faire. En désespoir de cause, je me disposai à partir.
Or, sur le seuil, un spectacle s’offrit à moi qui me cloua sur place. Sous le hangar enguirlandé de vignes, Naline dansait une sorte de sévillane, et elle y employait tant de coquetterie voluptueuse, de lascivité étudiée, et d’ailleurs charmante, que je ne parvins pas à trouver tout à fait odieux ou grotesque un gros vieillard chauve, aux doigts chargés de bagues, qui, assis dans un fauteuil en face de l’adolescente, la contemplait, avec des yeux ravis et flamboyants…
Interloqué, je me tournai vers mon hôtesse, qui venait de me rejoindre. Et elle, alors, avec un intraduisible accent de mépris et de triomphe :
« Oui, mon honoré monsieur, tout le monde n’est pas aussi difficile que vous… Monsieur, qui est là, lui, l’a trouvée à son goût, notre Naline, il faut croire, puisqu’il vient chaque semaine, à présent… »
Et voilà !… Non ! Non ! mes bons amis, vous ne saurez décidément pas le nom du village… Moi qui n’ai nulle envie d’y revenir, j’aurais trop peur de rester seul ici, ce soir… »
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(Charles Derennes, « Contes du Journal, » in Le Journal, n° 6951, dimanche 8 octobre 1911 ; illustration de Martin van Maele, « Donne-moi mes six sous, je ne joue plus, » in La Grande Danse macabre des vifs, 1905)