Ce n’est certes pas en pénétrant dans le café de cet hôtel que je pouvais supposer qu’il m’arriverait pareille histoire. Sans doute n’avais-je pas eu, en descendant du train, à Saragosse, une impression très favorable, mais qui donc, voyageant à travers l’Aragon, pendant un mois d’hiver, se sentirait joyeux ?

Les paysages lunaires qui s’offrent aux regards ont une telle désolation qu’on a froid au cœur, et la boue est partout si étendue qu’on craint toujours d’être enseveli dans ce tapis épais, liquide et fangeux, où s’enfoncent les pas… Tout cela ne dispose pas l’esprit à la gaieté.

L’Èbre roulait une eau jaunâtre. Les rues étaient des cloaques. Le ciel était gris et navrant. Un voyageur de commerce – j’en étais un – n’a pas besoin, pour visiter sa clientèle, que le ciel soit en fête. J’allais, suivant les indications que m’avaient données des confrères, à l’Hôtel des Deux Mondes, qui ressemblait à tous les hôtels de toutes les villes de province de la France du sud et de l’Espagne. On me donna une chambre, petite, sans confort, mais propre, ce que j’appréciais par-dessus tout ; et quand j’eus mis de l’ordre dans ma toilette, je descendis dans la rue, avec l’intention de flâner un peu.

La pluie tomba comme je me risquais dehors. Il était près de huit heures du soir. J’avais une heure à perdre avant le repas. J’entrai dans le café qui était une dépendance de l’hôtel, pour tuer le temps.

Il y avait deux mois que je courais les cités d’Espagne ; un café si enfumé et si bruyant qu’il fût ne m’étonnait pas. Des centaines de gens qui ne consomment, pendant les heures passées sur les banquettes, qu’un modeste « café con leche » jouaient aux dominos dans un assourdissant vacarme. Je me résignai à avoir la tête fracassée par ces fanatiques du « double-six » et, après m’être installé dans un coin, avoir commandé un anis, je me mis à lire les journaux dont je m’étais muni. Jusque-là, tout se passait, sinon pour le mieux, du moins normalement.

Après dix minutes de lecture, je levai la tête. Devant moi, je vis un homme étrange, en vérité. Il était devant sa table, seul, et se parlait à soi-même avec volubilité. Il remarqua à la direction de mes yeux que je le regardais ; il mit la main devant sa bouche, pour dissimuler les mouvements de ses lèvres, mais j’entendais, malgré son geste, son monologue rapide. Il avait une grosse tête ronde ; ses joues étaient mal rasées. Il sautillait sur la moleskine sans pour cela que son bavardage solitaire cessât…

Son agitation m’était désagréable. Je me détournai.

À ma droite, était un personnage fantastique, dont le crâne chauve s’ornait de trois loupes, grosses comme des poings d’enfant… Non, trois petites têtes, vraiment, jaillies du front, auxquelles il ne manquait que des yeux, un nez et une bouche… Malgré moi, j’eus un sursaut de recul, et je regardai à ma gauche…

Il y avait un aveugle aux regards laiteux.

Décidément, c’en était trop. Je ne pus en supporter davantage. Tout le café me semblait hanté de monstres…

Je réglai le prix de ma consommation, et revins dans le hall de l’hôtel. Il n’y avait personne. Il était huit heures vingt à l’horloge. Que faire ?

Remonter dans ma chambre ? J’avais peur, je l’avoue, de me trouver seul avec mes visions du café qui ne s’étaient pas encore effacées. Sortir ? La pluie redoublait de violence.

Je me traînai jusqu’à la salle à manger. J’attendrais le dîner, dans cette grande pièce qui sentait l’huile et où la table d’hôte dessinait un rectangle blanc et fleuri de roses de velours râpé. Çà et là, dans l’ombre, des petites tables dont quelques-unes seulement avaient deux couverts.

Je m’assis, au centre de la table d’hôte. Avant de me mettre à lire de nouveau, je jetai un coup d’œil circulaire. Rien de suspect d’abord. J’en éprouvai du soulagement. Un garçon entra. Il se dirigea vers le fond de la pièce ; dans l’ombre, j’aperçus un homme et une petite fille. Ils prenaient leur repas, sans doute, avant les autres. Peut-être pouvais-je, moi aussi, solliciter cette faveur. Et, pour éviter au maître d’hôtel des pas inutiles, je me rapprochai des deux dîneurs en faisant savoir que je désirais être servi.

« Bien, Monsieur. »

Me voilà devant mon assiette, à deux pas de la petite fille et de son compagnon. Naturellement, je les regardai. Lui avait l’aspect d’un paysan, encore qu’il eût, dans sa tenue, quelque raffinement. Il se penchait vers la fillette avec sollicitude. Je devinais son visage glabre, ses traits assez gros, son nez mince surtout et pointu. Il parlait à la gamine d’une voix rude et la faisait manger.

« Attention ! tu vas te salir !

– Oui, papa…

– Veux-tu du vin ?

– Oui, papa…

– Et du pain ? On ne mange pas de pain ?

– Si, papa… »

L’enfant ne paraissait pas savoir d’autres mots que : « Oui, papa… si, papa… » Elle les prononçait d’ailleurs sur le même ton, aigu et niais. Et cela dura pendant tout le temps qu’on nous passa des plats.

« As-tu encore faim ?

– Oui, papa…

– Tu en as assez ?


– Oui, papa… »

J’étais nerveux, évidemment. Mais ce dialogue m’exaspérait outre mesure. J’eusse aimé voir le masque de cette petite sotte, qui malheureusement me tournait le dos. Et quelque effort que je fisse pour essayer de l’examiner de profil, je n’y pouvais parvenir sans exagérer l’indiscrétion. Déjà, celui que je croyais son père me dévisageait sans douceur. Décidément, je n’avais pas de chance avec mes voisins de table ou de café. Nous en étions au dessert. Je grignotais mes derniers gâteaux quand l’homme se leva.

Il prit l’enfant par la main. Ils glissèrent derrière moi. Lui, marchait à pas mesurés, portant, eût-on dit, la petite à bout de bras pour qu’elle avançât. Je les suivis des yeux attentivement. Elle avait les jambes raides, le buste comme serré dans un corset de fer, la tête qui ne bougeait point…

« Elle est infirme, cette gamine ? » 
dis-je au garçon, quand elle eut disparu…

Le serviteur eut un sourire.

« Monsieur ne s’est aperçu de rien ?

– Mais si… puisque je vous demande si elle est infirme.

– Non, Monsieur… non… C’est une poupée de bois. Le client est un montreur de marionnettes un peu maniaque. Il a l’habitude d’amener à table avec lui cet automate pour lequel il a une affection particulière parce que c’est son chef-d’œuvre, à ce qu’il dit.

– Mais elle parle…

– Non, Monsieur, c’est lui qui est ventriloque ! »

Je n’en entendis pas davantage. Je me levai… Je vacillai sur mes jambes. Étais-je ivre ?

Quand je fus remonté dans ma chambre, je remis un peu d’ordre dans mes idées. Au fond, je m’étais laissé aller à mon imagination, sans doute bien macabre ce soir-là. Il n’y avait rien de particulièrement extraordinaire dans ce que j’avais vu, pas plus au café que dans la salle de restaurant. Il est très normal que, dans un établissement public, se trouvent réunis un fou et un monsieur qui a des loupes sur le crâne ; les montreurs de marionnettes ne sont pas des phénomènes.

En France, peut-être, cette triple rencontre eût pu me paraître exceptionnelle et justifier mon angoisse. Mais en Espagne ! N’y croise-t-on pas, dans les rues les plus luxueuses de Madrid, des mendiants manchots, culs-de-jatte, en longues théories ? N’avais-je pas vu, sur la route de Renteria, une borgnesse aux poignets coupés, grosse de huit mois ? Ne me souvenais-je donc point de ce matin de Burgos, où, sous les arcades de la place voisine de la Cathédrale, le tableau des aveugles de Brueghel s’était animé pour moi ? N’avais-je pas applaudi à Paris, sur quelques scènes de Music-Hall, deux ou trois Espagnols qui montraient des automates avec une virtuosité sombre et passionnée ?

Alors ?… Pourquoi m’étonnais-je ? Pourquoi ce manque de contrôle sur moi-même ? Pourquoi cet effroi irraisonné ? Je m’obligeai à réfléchir à ce que j’avais vu. Je m’attardai volontairement à penser aux personnages qui m’avaient fait une impression si vive. Je reconquis, peu à peu, tout mon calme. Et quand je me mis au lit, je crois bien que j’esquissai un sourire. Je ne dis pas que le mot « grimace » ne conviendrait pas mieux.

Et je m’endormis, tranquillement.

Mon sommeil se prolongea certainement fort avant dans la nuit, car, lorsque je me réveillai, je ne sais pour quelle raison, je n’entendis pas un bruit, ni dans l’hôtel, ni dehors. Je tournai le bouton de l’électricité, je regardai ma montre ; j’avais oublié de la remonter.

« Bien, me dis-je ; le garçon doit me 
réveiller à huit heures ; je n’ai pas à m’inquiéter. »

J’éteignis la lumière et je me tournai vers le mur. Mais, cette fois, ce fut en vain que je m’efforçai de fermer les yeux. Rien pourtant ne me préoccupait l’esprit, mais je ne pouvais tenir en place. Je me découvrais, puis j’avais froid. J’étouffais, je poussai mon édredon… Non… C’était mon oreiller de crin qui grinçait sous ma tête… Soudain, j’entendis, très distinctement :

« Papa ! Papa ! »

Cela venait de la chambre voisine. C’était la voix de la gamine, ou plutôt du ventriloque, si j’en croyais ce qu’on m’avait dit. Il n’en fallait pas tant pour que je ne pensasse plus à dormir. Je prêtai l’oreille…

« Oh ! papa ! papa !… »

Il n’y avait pas d’erreur possible. Ces mots étaient prononcés, clairement, de l’autre côté de la cloison à quoi s’appuyait mon lit. Je collai mon oreille contre le papier.

« Vas-tu te taire ? disait la voix de
 l’homme. Vas-tu te taire ?…

– Oui, papa…

– Je t’ai vue le regarder, ce monsieur,
 à table… oui, je t’ai vue… menteuse… méchante gosse… Avoue que tu l’as regardé !

– Oui, papa…

– Je te tuerai…

– Oh ! papa…

– Si, je te tuerai…

– Papa ! Papa ! »

Quelle était cette ridicule comédie ? Le montreur de marionnettes répétait-il une petite pièce ? C’était vraiment bien mal choisir son heure. D’autant plus que la discussion ne cessait point. La grosse voix grondait de plus en plus fort, et la petite voix, qui me semblait d’abord tout à fait pareille à celle que j’avais entendue pendant le dîner, s’humanisait, si je puis dire, en s’affaiblissant… C’était une petite fille qui gémissait, qui tremblait de peur… J’en étais sûr.

« Fais ta prière… fais ta prière… Je te tue… Tu vois ce couteau… C’est pour toi… saleté ! saleté !

– Papa… »

La plainte était à peine perceptible maintenant. C’était des soupirs, des sanglots, que je percevais. Puis ce fut comme un grand coup sur un corps mou, un coup qui me frappa au cœur, moi, sur mon lit. Et plus rien… J’écoutais, j’écoutais… Non, plus rien. La nuit, le silence.

Je n’avais pas la force de bouger… J’étais entre mes draps, dans un bain de sueur glacée.
 

*

 

« Monsieur, il est huit heures, » dit le
 garçon en frappant à ma porte…

Je ne sais quelle miraculeuse volonté me mit debout. La vue du jour, sans doute, et les cris familiers de la rue, et le va-et-vient dans les couloirs de l’hôtel, me furent un réconfort brutal.

Je fis ma toilette et m’habillai, sans un souvenir, comme si je sortais d’une longue maladie… Brusquement, comme j’allais quitter ma chambre, le drame de la nuit assaillit mon esprit… La grosse voix, la petite voix… « Je vais te tuer… » et les sanglots et ce coup, ce coup surtout sur une chair inerte… C’était un cauchemar, n’est-ce pas ?… Je n’en parlerais à personne… J’étais stupide avec mes idées… Le soleil entrait dans la pièce. À côté de mon lit, je voyais maintenant la porte qui communiquait avec la chambre contiguë, la chambre du ventriloque. Je m’approchai. Parbleu, pas un souffle… rien…

Je baissai les yeux…

Il y avait, sous la porte, une grande tache de sang qui s’écoulait et s’étalait lentement du parquet voisin sur mon parquet… lentement, lentement…

Je descendis l’escalier, quatre à quatre. J’avisai le patron de l’hôtel qui fit un saut en arrière, en me voyant.

« Monsieur… Monsieur… Il y a eu un crime !…

– Un crime ? Où ça ?

– Dans la chambre 16… à côté de la mienne…

– La chambre 16 ? Attendez… celle du professeur Baraguer.

– Je ne sais pas… celle du ventriloque… Où est-il, cet individu ?

– Le professeur Baraguer ? Mais, Monsieur, il est parti il y a deux heures, pour Lerida…

– Et sa petite fille ?… Celle qui était hier à table avec lui…

– Sa poupée ?… Elle était dans sa malle… comme d’habitude.

– Vous en êtes certain ?

– Mais enfin, Monsieur, voilà vingt ans que le professeur Baraguer honore ma maison de sa confiance…

– Il y a du sang dans sa chambre… Le sang coule dans la mienne… Je vous jure… Cet homme tue les enfants qu’il fait passer pour des marionnettes… Vous n’y voyez rien…

– Et vous, Monsieur, me dit le patron d’un ton sévère, vous y voyez trop ! Mon hôtel est bien connu dans toute l’Espagne pour sa bonne tenue ; je vous prierai de ne pas nuire à son excellente réputation… Si vous n’êtes pas satisfait ici, allez ailleurs. Je vous le dis comme je le pense… Je ne vous retiens pas, Monsieur. Des clients comme vous… »
 

*

 

Saragosse non plus ne me retint pas. Je quittai la ville dans la matinée.
 
 

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(René Bizet, in Détective, le grand hebdomadaire des faits-divers, première année, n° 6, jeudi 6 décembre 1928 ; illustration de Rudis)