La nuit d’hiver fouettée de pluie noire était si lugubre que je trouvai, par comparaison, presque riant le bouge de mendiants et de voleurs où je me réfugiai.
C’était dans une de ces rues croulantes, verdâtres, aux maisons étançonnées, qui descendent vers Notre-Dame.
Un poêle rouge ronflait avec, autour, des hommes sombres, dont les hardes fumantes sentaient la même odeur que cette sinistre nuit.
L’unique papillon tremblant d’un bec de gaz éclairait la vaste salle, où luisaient, par places, l’angle d’une table graisseuse, l’arête d’un escabeau…
J’ai demandé je ne sais quoi. La patronne, une énorme vieille, est accourue, m’a tendu un verre suspect, a disparu derrière le vitrage de sa cuisine.
Par moments, la porte s’ouvre, qui donne sur la rue. On entend, brusque, un souffle de tempête. Une fille mouillée, en sabots, entre, va se joindre au groupe confus qui entoure le poêle, et le cabaret retombe dans sa tiédeur, infâme et douce.
« Pardon si je vous dérange, monsieur, » dit un homme assis à ma table, perdu dans l’ombre.
Et, tendant la main sur mon épaule, il atteint, près du comptoir, le tuyau en caoutchouc d’un allumoir à gaz, qui éclaire, un instant, une curieuse figure, maigre et rasée, aux yeux cernés de lorgnons luisants.
Sa cigarette allumée, mon inconnu se replongea dans son ombre, après avoir regardé ma tournure avec une insistance rapide et étonnée.
Dehors, la bourrasque fait rage et semble vouloir entre-choquer les uns contre les autres les vétustes logis.
Ce sont des coins curieux, appelés à disparaître après cette Cité chère à Eugène Sue, que ces alentours de la place Maubert. Les voleurs mêmes et les meurtriers y sont humbles et silencieux. Les pauvres y pullulent, vivant de métiers problématiques, dans ce cadre bien approprié de maisons noires, de misère et de décrépitude.
Enfoncé dans mon manteau, perdu moi-même dans l’ombre, j’observe l’étrange peuple qui somnole dans la taverne.
On distingue, vaguement, au long des murs, des masques durs qu’éclaire parfois la flambée d’une allumette.
Un groupe de filles chante par moments, en chœur, d’une voix rauque, en leitmotiv à tous les bruits qui passent :
Elle avait un jupon plein d’ trous…
Et fréquentait un tas d’ voyous
Avec ses grands yeux noirs si doux…
Et un vieux, au visage cuit de misère, debout devant le comptoir, murmure lentement, pour lui seul :
« Je suis le doyen des débardeurs du sable… Je suis le doyen des débardeurs du sable. »
Soudain, près de moi, une voix insinue :
« Monsieur, je vous demande pardon, mais… vous n’êtes pas un habitué ? »
Je flaire la demande d’aumône, le péril obscur, peut-être. Et je réponds, ce qui est d’ailleurs la vérité :
« Non. La tempête m’y a amené, ce soir, par hasard et pour la première fois.
– Je me disais aussi… Vous n’avez pas les manières de nos pauvres habitués. Cela se voit, monsieur, cela se voit… Bien que moi-même… Mais laissons cela. On y peut vivre, monsieur, et pour pas cher. Pour dix sous, vous mangez : un plat de viande, un légume, du pain, un demi-setier de vin. L’on mange et l’on vit, monsieur, et il y a des hommes plus pauvres qui nous envient, et qui regardent, en tremblant, dans l’ombre de cette nuit glacée, s’ouvrir et se fermer cette porte, sans oser entrer, sans pouvoir entrer, comme le publicain de l’Évangile. »
Il s’interrompit une seconde, poursuivit doucement :
« Ne vous étonnez pas si je parle ainsi, monsieur. C’est une habitude de métier. Je suis prêtre. »
J’eus un sursaut étonné.
« Oui. L’abbé Bertrand… Le pauvre et anciennement fameux abbé Bertrand, celui qui avait voulu ramener le pape à la primitive foi évangélique. Hein ? Vous avez oublié cela ? Au fait, ce sont histoires déjà lointaines… Et puis, quand on n’est pas versé dans les choses de l’Église…
Car je suis resté prêtre, monsieur, je suis resté prêtre. Je ne suis ni un apostat, ni un interdit. Ils m’ont banni, traqué, calomnié.
Ils n’ont rien pu contre ce ciboire inaltérable qu’un vrai prêtre porte au fond de son cœur.
Je le sais. Beaucoup d’anciens curés, ainsi en butte aux persécutions des grands de l’Église, ont trouvé, dans la vie du siècle, une situation honorable, un peu de bonheur et de paix.
J’ai préféré m’enfoncer en plein peuple, dans les masses les plus sombres et les plus misérables, et si je ne suis plus qu’une épave parmi ces épaves, ne vous en prenez, monsieur, qu’à la logique de ma vie. »
Ici, sa voix baissa encore. L’étrange orateur semblait parler à quelque confesseur invisible :
« Et maintenant, si je suis un homme comme ces hommes, c’est que j’ai perdu l’illusion magnifique qui me faisait vivre, c’est que j’ai compris l’impossibilité d’unir en un seul culte le Dieu du Vatican avec celui de l’Évangile.
Pardonnez-moi si je vous parle ainsi. J’ai la tête et le cœur emplis de choses qui bourdonnent depuis si longtemps… Si je vous ennuie, je partirai, monsieur, je partirai.
Mais vous êtes écrivain, n’est-ce pas ? Et vous n’avez vu que des curés de papier, des abbés Constantin à la manque. Ils soupaient dans de la vaisselle à fleurs et n’ont jamais vendu, comme moi, de vieilles ferrailles à la foire aux puces du quartier Mouffetard.
Je suis un homme vivant, monsieur, un homme vivant, comme il n’y en a plus dans les livres, depuis le temps où les trimardeurs galiléens erraient autour de Jérusalem.
Ainsi, malpropre et triste et verdâtre comme cette nuit de bouge, j’incarne jusqu’au bout la mortelle logique d’un homme qui trouve le moyen d’être un phénomène en accomplissant, strictement et d’après les textes, son sacerdoce. »
Sa voix s’était un peu élevée… Du silence s’était fait dans la salle. Une voix, brûlée d’alcool, proféra :
« Z’yeutez-moi le curé, qui prêche. »
Mais il n’y avait pas d’irrespect dans la parole du rôdeur de nuit.
Les filles turent leur mélopée. Le vieux s’était mis debout, et une lampe que la patronne avait laissée sur le comptoir, en remontant de la cave, éclairait d’en dessous un de ces visages ascétiques et fous, comme devaient en avoir les stylites d’Égypte, ou le fameux diacre Pâris, de la rue Croulebarbe.
« Oui, mes amis, mes frères, votre curé, celui qui vous aime, qui a voulu vivre près de vous et que maudissent avec épouvante les seigneurs ecclésiastiques qui dorment, cette nuit, en des chambres odorantes, dans la douceur des édredons et des draps fins.
Celui qui est mon maître et votre maître était un homme comme moi, était un homme comme vous. Et sa grande maison au bord de l’eau, où veillent les milliers de démons sculptés dans la pierre, est pour vous, pour vous tous, pauvres de Paris, pour vous, lamentables Madeleines, consolation des coltineurs, des sans-logis et des vieux pauvres, et des bannis qui dorment sous les ponts lugubres.
Mes camarades, mes frères, suivez-moi. Entre la cathédrale et la Morgue, entre Notre-Dame de Paris et Notre-Dame des Macchabées, nous clamerons un si désespéré cantique que les portes du Ciel s’ouvriront, que l’échelle d’or de Jacob descendra pour nous… »
Sa voix, maintenant ample et majestueuse, emplissait la pièce, franchissait la porte vitrée de la rue, où s’étaient collées des faces blafardes, couleur d’ombre. Une sorte de rayonnement émanait de ses haillons noirs, de sa face ardente.
Il sortit, les mains étendues. Un grand vent, d’un seul coup, avait comme coupé la pluie. La voix emplissait la rue de Bièvre, battait les murs pourris, faisait s’entrouvrir les fenêtres des hôtels louches.
On entendait :
« Qu’est-ce que c’est ?
– Tu sais bien, le curé de la place Maub’ !…
– Il fait son prêche.
– Allons voir ça, il parle comme pas un. »
Et de toutes les portes, maintenant, il sortait des hommes, des femmes, en haillons terreux, images nocturnes qui semblaient évoquées d’un rêve.
Au loin, des horloges invisibles, comme mouillées de pluie, sonnaient minuit…
Déjà, l’homme marchait vers la Seine, d’un pas saccadé, et le troupeau sombre piétinait derrière lui, et d’affreuses vieilles d’amour, qui guettaient au seuil boueux des portes noires, faisaient des signes de croix et suivaient le prophète.
Des voix murmuraient :
« Qu’est-ce qu’il raconte ? »
Et d’autres :
« Il faudrait un peu de musique, maintenant, pour nous dégeler le cœur. »
On était arrivé sur le pont de la Morgue. Aux lueurs des pontons, l’eau était infiniment profonde, glacée, lugubre, et des choses confuses semblaient y vivre.
Les maisons de l’île Saint-Louis, vagues, éclairées d’en bas, dressaient, au fond du tableau, leurs silhouettes archaïques… Alors, il se passa cette chose inouïe : penché vers l’eau, le prédicateur des gueux, devant la foule frissonnante, se mit à haranguer le peuple phosphorescent des noyés inconnus qui dorment au fond de la Seine obscure.
Penché vers l’abîme, comme s’il voulait l’attirer tout entier jusqu’à lui, sa grande voix glissait sur l’eau.
Et derrière, comme une araignée monstrueuse, Notre-Dame, drapée de brume, veillait sur cette scène hoffmanesque…
Nous attendions, pleins d’une muette horreur, on ne sait quoi, quand une main, posée sur son épaule, fit retourner l’étrange prêtre :
« Encore vous, dit l’agent. Vous ne feriez pas mieux de dormir, par une nuit pareille ? Allons, au trot, disparaissez, ou j’envoie coucher au violon toute la sainte cérémonie. »
Un instant après, l’étrange assistance s’était toute dissipée, fondue dans la nuit, et les premières voitures de maraîchers roulaient déjà sur le quai, redevenu réel, gris et triste, et pareil à tous les jours.
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(Roger Dévigne, « Contes et nouvelles, » in Le Radical, organe du Parti Radical et Radical-Socialiste, trente-troisième année, mercredi 30 juillet 1913 ; illustration de Théophile Alexandre Steinlen pour Les Soliloques du Pauvre de Jehan Rictus [détail], 1903)