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QUELLE PART FAUT-IL ACCORDER À LA VÉRITÉ HISTORIQUE DANS CETTE MAGNIFIQUE LÉGENDE DE LA CÔTE BRETONNE ?

 
 

Nous avons demandé à notre bon collaborateur Florian Le Roy, jeune écrivain de talent, – et breton,– de qui le premier roman : « Bonne sœur des chemins » (1) attira l’attention à la fois des lettrés et du grand public, d’ouvrir une enquête sur la ville d’Ys.

La ville d’Ys, cité prospère et chantante au bord des flots, soudainement engloutie, et dont les cloches, lorsque la mer se creuse aux jours de tempête, sonnent le glas des morts ou le carillon allègre des baptêmes. La ville d’Ys… Le roi Gradlon et la belle et perverse Dahut fuyant le flot montant au galop furieux de Morvak, le cheval noir qui soufflait le feu. Légende que, semble-t-il, vient étayer un fond d’histoire. Ys exista-t-elle vers le IVe ou Ve siècle ? Ys, nouvelle Atlantide, fut-elle submergée au cours d’un cataclysme qui bouleversa les côtes bretonnes ? C’est dans la baie de Douarnenez que se serait élevée la ville ; notre collaborateur dira les raisons qu’on a de le supposer.

Cette enquête, d’ailleurs, n’a pas la prétention de fixer d’une façon définitive certains points longuement et savamment controversés ; elle ne veut qu’être instructive. Et nous serons heureux de publier tous les renseignements que nos lecteurs voudront bien nous donner sur l’histoire et la légende de la ville d’Ys.
 
 

 

DOUARNENEZ, 28 juillet. (De notre envoyé spécial.)
 

Reprendre la légende de la ville d’Ys : travail bien téméraire. Tant d’écrivains de talent, d’érudits consciencieux s’y sont employés. La rajeunir ? Les archives ont été fouillées, dispersées ; on risquerait de se perdre dans le domaine de l’imagination. À la vérité, ne soulèverait-on pas, en se livrant à des spéculations trop hardies, le courroux des archéologues et ne ferait-on pas le jeu des poètes ? Comme Panurge, on hésite entre deux partis, le jour où l’on rêve sur la mélodique préface des Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse de Renan :

« Une des légendes les plus répandues en Bretagne est celle d’une prétendue ville d’Ys qui, à une époque inconnue, aurait été engloutie par la mer. On montre, à divers endroits de la côte, l’emplacement de cette cité fabuleuse, et les pêcheurs nous en font d’étranges récits. Les jours de tempête, assurent-ils, on voit, dans le creux des vagues, le sommet des flèches de ses églises ; les jours de calme, on entend monter de l’abîme le son de ses cloches, modulant l’hymne du jour. »

D’une part, l’on craint de ne pouvoir donner que le fruit d’une compilation fastidieuse. Effort qui ne peut se justifier que s’il rassemble une somme de documents sur un des symboles les plus significatifs de l’esprit armoricain. On dégarnit des bibliothèques : recherches interminables, ténacité stérile si rien ne relie ces textes, sarcophage d’une momie que l’exhumation réduira en poussière. D’autre part, l’on sent qu’il faudrait « faire vivant, » redonner à la légende l’étonnante grandeur que lui insufflait l’aura des vieux rapsodes, qu’il faudrait la romancer, en un mot, et, ces dernières années, dans la collection « Épopées et Légendes, » M. Charles Guyot y est si bien parvenu qu’on prendrait son œuvre, « la Légende de la ville d’Ys, » pour une traduction d’un poème bardique.
 

La quête des traditions orales

 

À la réflexion, il existe une commune mesure. On peut concilier les deux solutions. Pour qui aime le suranné, l’archaïque d’où jaillirent des légendes comme celle d’Ys, il est encore une terre d’élection : c’est la Bretagne, et, dans la Bretagne, le Finistère. Rempart d’Europe, il en reste, comme des remparts de certaines villes, plus que des vestiges. Son sol exhale encore le parfum des vieilles glèbes, mêlé à l’arôme balsamique des bois mystérieux et des bruyères embrasées des landes. Ses éclairages éveillent une atmosphère de légende, si lointaine qu’on s’y sent vraiment seul avec l’espace.

Le jour donc où l’on veut recueillir les bruits lointains d’un drame qui enfiévra les imaginations populaires, comme la submersion de la ville d’Ys, il n’est que de partir à l’aventure, le long des côtes, et de traverser les bourgs près desquels le drame se joua ; il n’est que d’aller faire provision de folklore.

Cette recherche des éléments oraux dispersés dans les mémoires comporte des étapes fatigantes. Pour entrer de plain-pied dans l’intimité des populations bretonnes et capter leur confiance, c’est une lapalissade de dire qu’il faut connaître leur langue. Sinon, manque d’un long commerce, nos interlocuteurs ne répondront que par monosyllabes, se reprenant, ayant peur de servir de têtes de Turc à des touristes facétieux. Ils ne savent plus ; ils ont peut-être entendu parler de la ville d’Ys, mais il s’agissait de contes à dormir debout. On mesure soudain l’abîme qui, sournoisement, sépare la Bretagne lyrique d’hier et la province centralisée d’aujourd’hui.

Quatorze ans ont passé depuis la déclaration de guerre et les derniers pans du monde celtique finissent de s’écrouler en Bretagne. La péninsule n’est plus elle-même qu’une immense ville d’Ys, une Atlantide engloutie peu à peu sous la banalité contemporaine.

Le gas de Plomodiern ou de Locronan a rougi quand les Parisiens, loustics des chambrées, l’ont appelé « mangeur de paille. » Il a bien vite troqué son chapeau à rubans contre une casquette à 5 fr. 50. J’ai entendu un tailleur soutenir que la richesse avait aidé à ce reniement : l’aisance d’après-guerre qui a introduit dans les fermes « les salons, les salles-à-manger sculptrées. » La fringale des raffinements contemporains a rogné, là-bas aussi, bien des chevelures féminines qui moussaient si joliment sous la coiffe.
 

L’oubli vient

 

Le temps est proche où, de la Bretagne des pardons, des chanteurs ambulants, des touchantes superstitions et des grandioses coutumes, il ne restera que des monuments historiques et des musées pleins de collections mangées aux vers, de robes aux velours pesants, de chupens et de coueffes.

Avec elle, l’édifice de toute une littérature populaire s’effondrera et, comme la légende d’Ys, ne se trouvera plus que dans les livres. On chante « Dites-moi, ma mère, » ou « Mon Paris » ; mais on ne sait plus le Gwerz ar roué Gradlon, la complainte du roi Gradlon. C’est pourquoi nous avons osé ramasser des miettes, hâtivement, avec la conviction que, ce faisant, nous tressions une guirlande votive, nous renouions la symbolique couronne de bouleau fleuri à la Bretagne des épopées.

Nous sommes allé là-bas, dans ces cantons sanctifiés par les ermites des âges sylvestres, Ronan, Corentin, Gwénolé. Nous avons cherché à retrouver, dans les ciels et les paysages de la baie de Douarnenez, les teintes vives et naïves de l’imagerie que dispersaient, d’assemblée en assemblée, les Yann-ar-Gwenn, les Yann-ar-Minons, ménestrels porte-besaces, bardes déchus : sur leurs vignettes, on voyait Gradlon, Dahut, saint Gwénolé et Morvak, le noir cheval au souffle de feu, fuyant d’une galopade terrifiée la chevauchée inéluctable de l’Océan.

Nous allons ressusciter ces héros de l’histoire armoricaine ; nous essaierons, après tant d’autres, de « prêter l’oreille à ces tremblantes vibrations, » qui viennent d’au-delà des temps.

Ys, dont le seul nom évoque une cité de rêve dans le demi-jour des profondeurs abyssales, a-t-elle existé ?
 
 

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(1) Nouvelle Librairie nationale, 7, place du Panthéon, Paris.
 

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(Florian Le Roy, in L’Ouest-Éclair, journal républicain du matin, vingt-neuvième année, n° 9774, dimanche 29 juillet 1928)