QUAND L’ENFANT DISPARAÎT
_____
« Emmanuel, lui dis-je, si cela peut vous être agréable, arrêtons-nous… »
Nous traversions une place publique. Dans l’attente d’une réponse que je pressentais d’ailleurs affirmative, je dirigeai l’auto vers un angle où quelques autres stationnaient, l’arrière au trottoir.
« Je ne voudrais pas vous retarder… dit Emmanuel en me lançant un coup d’œil timide. Je voudrais surtout revoir la vieille maison de mon enfance. Devant, il y a un carrefour… et un coin de ruelle avec un réverbère…
– Je vous ferai un reproche, Emmanuel. Vous ne m’aviez rien dit, et c’est bien par hasard que nous passons ici. Par Vendôme, la route est aussi bonne et pas plus longue. Pourquoi ne m’avez-vous pas demandé ? J’ignorais, moi…
– C’est, dit-il doucement, qu’il aurait peut-être mieux valu passer par Vendôme. Si nous repartions ? »
Cependant, nous mettions pied à terre, et il poursuivait :
« Je me méfie terriblement de ces pèlerinages…
– Préférez-vous aller seul ?
– Venez, au contraire. Je vous conterai probablement une histoire. Venez. Nous serons rendus dans quelques minutes. La maison de ma pauvre tante est à deux pas. Je devrais dire « était, » par prudence.
– Votre tante ?
– Oui. C’est elle qui m’a élevé. J’étais orphelin. J’ai vécu chez elle jusqu’à treize ans.
– Jusqu’à sa mort ?
– Non. À treize ans, je suis parti pour Paris. Interne à Louis-le-Grand… C’est moi qui avais demandé à finir mes études comme cela… Mais nous approchons. Jusqu’ici, grâce à Dieu, pas trop de changements. »
C’étaient des rues étroites et tristes. Elles avaient encore leurs gros pavés. Leur vieillerie était si rare qu’on les aurait cru reconstituées.
Emmanuel regardait en avant, l’air inquiet.
« Mais, dis-je, quand vous reveniez en vacances…
– Je ne suis jamais revenu en vacances. »
Il fit halte et me serra le bras. Nous venions de déboucher dans une manière de placette irrégulière, formée par le point de rencontre – élargi, si je puis dire – de trois rues étranglées et d’une ruelle.
« Ah ! fit-il, soulagé. Tout est demeuré. Mais, Seigneur, que c’est petit ! et comme je me souvenais mal ! Voilà bien, pourtant, la maison, ses lucarnes, son balcon, sa belle porte… La deuxième fenêtre, à gauche, au rez-de-chaussée : ma chambre. C’était ma chambre…
– Qui habite là, maintenant ?
– Je ne sais. Mes cousins ont vendu, après avoir hérité. »
Il n’y avait personne dans ce retrait perdu de province, et la maison ancienne, qui tenait tout un côté de l’endroit, s’offrait silencieusement à la contemplation d’Emmanuel.
Il en détourna ses regards pour les porter vers le coin de la ruelle qui s’enfonçait dans l’ombre. Je reconnus la lanterne dont il m’avait parlé ; une muraille la tendait au bout d’un bras de fer.
Alors, il me conduisit par la main jusqu’à cette fenêtre qui avait été celle de sa chambre, et il s’adossa au mur.
« C’est ainsi, dit-il, que je voyais le carrefour à travers les vitres. La maison Pascaud, la maison Bonneret… et le coin au réverbère. »
Il fixait avec une étrange intensité le coin de la ruelle. Je sentis qu’il ne fallait plus rien dire. Et j’attendis qu’il commençât.
« Ma tante avait, pour la servir, une jeune paysanne qu’elle gâtait autant que moi. C’était la fille d’un de ses fermiers : Henriette…
Henriette avait des loisirs, n’étant là qu’en second, pour alléger la besogne d’une vieille femme de charge et d’une cuisinière aussi vénérable. Je m’étais fait d’elle, tout de suite, une camarade de jeux. Entendez-moi bien ! une vraie camarade. Je n’étais qu’un enfant, et Henriette, entrée chez ma tante à quinze ans, restait pour moi, au long des jours, une fillette. Ma tante, l’excellente femme, ne mettait pas d’obstacle à nos parties. Nos rires, nos appels, nos cris la réjouissaient. Elle ne grondait que pour la forme, si nous faisions quelque vacarme qui l’étreignait d’angoisse, en dégringolant du grenier à toutes jambes, ou bien en combattant comme deux enragés.
Cela dura, dura… comme si cela ne devait jamais finir. Ni Henriette ni moi n’y songions… Moi, du moins, je n’y songeais pas. Qui donc m’eût averti qu’elle sortait d’un âge où, moi, je demeurais ?
Ainsi atteignit-elle dix-huit ans, lorsque j’en eus treize.
Et, un soir, très tard, – tout dormait, – je perçus le faible bruit de la grand-porte, qu’on refermait en tapinois.
Je me levai. Je vins à cette fenêtre. Je regardai par une fente de ces persiennes…
Henriette se coulait dans les ombres. À l’entrée de la ruelle, dépassant à peine le morceau de ténèbres découpé par le bec de gaz, un garçon l’attendait.
Elle le rejoignit et ils disparurent.
Voilà tout.
Mon cœur ne s’éveillait brusquement que pour souffrir. Il me semblait que, par un arrachement de torture, je venais de dépouiller la forme angélique de mon enfance blonde.
Un grand éducateur a parlé, dans un livre, de l’heure ambiguë et cruelle où les derniers pleurs de l’enfant se mêlent aux premiers sanglots de l’homme. Ah ! Trouver aux larmes, soudain, une amertume si affreusement nouvelle !
C’était là. Il y aura bientôt trente ans. Trente ans ! Mais la tombe d’un gosse, dites, est-ce que ça vieillit ?
Je vous l’avais bien dit. Nous aurions mieux fait de passer par Vendôme. »
_____
(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-cinquième année, n° 19678, samedi 5 février 1938 ; frontispice de Maxfield Parrish pour The Golden Age de Kenneth Grahame, 1900)
L’ÉTRANGE VIOLETTERA
_____
« Arthur ? Encore un, tenez, mon cher, encore un qui croit aux miracles, au merveilleux ! Nous parlions de ça, un soir, lui et moi. Je m’étonnais de le trouver hésitant, de ne pas le voir se ranger tout de suite et résolument à mon opinion là-dessus. Moi, je disais, bien entendu : « Balivernes ! » Mais Arthur hochait la tête, faisait : « Hum ! hum ! » Et comme je le regardais avec une surprise ironique, il me disait assez gravement :
« Écoutez, mon vieux, longtemps j’ai été comme vous. Longtemps je suis resté convaincu que rien de véritablement extraordinaire ne pouvait se produire dans le vaste monde. Oh ! ma pensée ne s’y attachait pas spécialement, non ! Je n’étais en aucune façon retenu par l’intérêt que beaucoup de gens attachent à ces questions. Mais enfin, j’avais mes idées. Et mes idées étaient ce que je viens de vous dire. Seulement, voilà : j’ai été témoin d’un fait. Et ce fait, indéniable, m’a vivement impressionné. Depuis ce jour-là, je crois autre chose. Il m’est devenu impossible de le nier : certains phénomènes peuvent s’accomplir, que nos connaissances actuelles sont impuissantes à expliquer, et dont, même, nous ne concevons l’explication qu’en admettant l’existence de forces spirituelles tout à fait inadmissibles par des esprits matérialistes comme le vôtre.
– Un fait indéniable ? répliquai-je En êtes-vous sûr ? Tout est là ! Soit dit sans vous offenser, mon cher Arthur, vous n’êtes pas un scientifique. Vous avez pu commettre une erreur, soit en observant le fait dont il s’agit, soit en essayant de découvrir ses causes…
– Je sais bien, reprit très gentiment Arthur, que je n’ai d’autre science que celle d’un honnête commerçant qui n’a guère le temps de lire des revues ou des bouquins étrangers à son négoce. Pourtant, je maintiens ce que j’ai avancé. Et, quand vous connaîtrez l’histoire, je ne doute pas un instant que votre scepticisme ne soit, tout au moins, quelque peu ébranlé.
– Eh bien ! j’écoute, cher Arthur. Mais j’espère être en mesure de faire rentrer votre phénomène dans l’ordre des choses ordinaires, si toutefois votre récit est exact et complet.
– Il le sera, fit-il tranquillement.
J’ai connu, il y a quelques années, un vieil homme charmant : M. Noël Sabouriet. Il n’était pas riche et faisait lui-même son ménage, son marché ; c’est ainsi que je le voyais pénétrer, presque chaque jour, dans mon magasin, portant un cabas de toile cirée noire où il mettait ses provisions. Sa physionomie très douce, ses manières extrêmement polies, la modestie discrète dont il témoignait en toute occasion m’inspiraient une grande sympathie. Il m’était agréable d’adresser quelques mots d’amabilité à M. Noël Sabouriet, qui ne manquait jamais de me répondre avec la plus parfaite urbanité et un sourire bienveillant qui demeurait un peu triste. Nous en vînmes de la sorte à engager de petites conversations. De fil en aiguille, M. Noël Sabouriet devint pour moi, non pas un ami, mais ce qu’on appelle vulgairement « une connaissance. » Je me rendis chez lui deux ou trois fois, au temps d’indispositions dont il souffrit et qui l’empêchèrent de sortir, – ce qui m’avait inquiété.
Porté vers lui par tant d’estime et de plaisance, j’aurais bien voulu le lui manifester davantage et devenir pour lui plus qu’une « relation. » Je n’osais rien faire dans ce dessein. Si aimable qu’il fût, M. Noël Sabouriet demeurait clos sur son passé et sur son âme. À quelques paroles qu’il laissa échapper en des moments d’abandon bien vite coupés courts, je compris qu’il avait joui d’une enfance et d’une première jeunesse favorisées par toutes sortes de bonheurs, y compris la fortune et l’amour. Il me sembla bien aussi que M. Noël Sabouriet, sans doute du fait de la guerre, avait perdu jusqu’à la possibilité de jamais revoir seulement le décor de cet âge bienheureux. L’unique point sur lequel il s’ouvrit à moi plus librement concernait des violettes, une épaisse bordure de violettes, le parfum délicieux, profond, pénétrant de violettes, voisinant avec un tapis de lierre, dans un sous-bois, près d’un banc de pierre. Mais puis-je dire vraiment qu’il « s’ouvrit à moi » de ces violettes et de leur senteur ? Il semblait toujours se parler à lui-même au moins autant qu’à moi, et ses yeux, s’ils me regardaient, me voyaient moins que je ne sais quelles visions de souvenir : ce bois, ces violettes, ce banc que je ne pouvais m’empêcher de me représenter paré de deux silhouettes enlacées, l’une adorablement féminine, l’autre ressuscitant la belle jeunesse de mon doux vieillard.
Je devinais qu’il goûtait des joies indicibles à la solitude, au silence qui lui permettaient d’évoquer pleinement son passé. Une fois, il m’en fit l’aveu, en donnant à la chose un petit tour guilleret et fantaisiste. Une fée, me dit-il, était son amie. Il la nommait Belle Lurette. C’était la fée du Souvenir et de l’Autrefois, qui le prenait par la main et l’emmenait ainsi faire de lentes promenades aux jardins de jadis, dans le royaume de la Mémoire.
« Je vais retrouver la fée Belle Lurette, » me disait-il souvent après avoir écouté bienveillamment mes propos et les avoir mêlés de quelques remarques fines ou sages, toujours prononcées d’un ton un peu rêveur, un peu absent, comme si, à tout prendre, la fée Belle Lurette n’eût jamais cessé de tenir par la main M. Noël Sabouriet.
Parfois, il exprimait un regret. Oh ! rapidement. Il l’exprimait en ayant bien l’air de parler tout haut par inadvertance. Et aussitôt il se taisait, confus de cette distraction comme d’une incivilité. Ce regret dont je parle était toujours le même. M. Noël Sabouriet le formulait en employant une tournure populaire qui, je crois, dans son esprit, était destinée à égayer d’un peu de blague l’idée de sa mort, qu’il envisageait sans autre tristesse que celle de ne pouvoir trépasser là même où il aurait aimé vivre toute sa vie.
« Quand j’entendrai sonner les clochers de la Saint-Glinglin, murmurait-il, je ne regretterai qu’une chose : le sous-bois, le banc de pierre, les violettes… C’est là que j’aurais tant aimé… tant aimé… fermer les yeux… »
Il ne les fermait pas, en disant cela, mais on les voyait fixer l’irréalité d’un paysage imaginaire, ou plutôt le cliché, le vieux cliché de la mémoire…
Tel était M. Noël Sabouriet.
Un matin, je m’avisai qu’il n’était pas venu, depuis deux jours, faire ses emplettes. Craignant qu’il ne fût souffrant de nouveau, j’allai chez lui à l’heure du déjeuner. Il habitait tout près. Je ne songeai même pas à interroger sa concierge avant de monter. J’étais tout au plaisir de le revoir, d’espérer la chance de lui être utile. Il faisait, d’ailleurs, ce jour-là, un temps magnifique. On était en juillet et le soleil rayonnait, versant sur la ville comme une immense joie.
Je montai les étages… et je dus les redescendre pour prier la concierge de venir à mon aide. La porte de M. Noël Sabouriet demeurait fermée, malgré mes appels. La concierge l’ouvrit avec une clef de secours.
Dès l’entrée, je fus frappé par l’odeur des violettes… Un parfum délicieux, profond, pénétrant…
Quoi ? Des violettes, au mois de juillet ? Est-ce que je rêvais ?… Non, non, il n’y avait pas de violettes ! Nulle part.
Mais M. Noël Sabouriet, étendu dans un grand fauteuil, semblait dormir en extase, les yeux fermés cette fois. Il était mort.
Voilà pourquoi, conclut Arthur, je crois maintenant à des mystères qui dépassent notre entendement. »
Là-dessus, il me demanda ce que j’en pensais et si j’étais bien convaincu que le fait était indéniable, puisque lui et la concierge, et d’autres encore, avaient reconnu la merveilleuse odeur des violettes.
Et je lui ai dit que oui ; que je baissais pavillon ; que j’y perdais mon latin. Je n’ai pas eu le courage d’éteindre la lumière qui brillait dans ses prunelles, ni l’espoir peut-être qui luisait secrètement dans son cœur. Car n’avons-nous pas, presque tous, une ressemblance avec M. Noël Sabouriet ? n’avons-nous pas quelque mystérieux désir qu’il est bon de croire réalisable ? Et comment, en présence d’un secret aussi précieux et aussi fragile, comment aurais-je osé prononcer les affreux mots qu’il eût fallu lâcher pour convaincre Arthur que, par un phénomène rarissime mais dûment classé, il arrive… – mais comment le dire avec élégance ? – il arrive que la Mort, étrange bouquetière, laisse après elle un parfum si suave qu’on croirait qu’elle a semé sur son passage funèbre des brassées de roses ou des jonchées de violettes… »
_____
(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-quatrième année, n° 19294, samedi 16 janvier 1937 ; gravure d’Albert Besnard, « Le Squelette de la Flore, » 1899)