JOURNALISTES ET VOYAGEURS
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… En « confessant » les grands reporters
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Gaston LEROUX
Gaston Leroux est un papa qui a beaucoup d’enfants : Rouletabille, Chéri-Bibi, Balaoo. Je peux même vous affirmer qu’il en a encore quelques-uns dans le ventre.
Cet extraordinaire journaliste est maintenant un jovial boulevardier qui aime à monter de stupéfiantes anecdotes en fumant une bonne pipe.
Il a regardé la terre comme on regarde une jolie femme : de face, de profil, de trois quarts. Il sait qu’elle a un grain de beauté… ici, en Chine… un autre là… à vingt-cinq kilomètres de San-Francisco… un troisième à Pétersbourg… et quels yeux il possède !… des yeux qui sont des microscopes et des longues-vues… Il a frôlé tous les événement grandioses de ces dernières années et toutes les vibrations du monde, il les a traduites avec un bout de plume.
Comme je suis heureux d’écouter cet homme-là, d’écouter ce grand aîné. Il illustra une profession admirable… Regardez-le… il sort ses souvenirs… les époussette un peu… vous pouvez les toucher : ils sont incassables.
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« Le reportage est un sport… que dis-je ? le reportage est plusieurs sports. Pour arriver premier, pour attraper avant les concurrents la nouvelle sensationnelle, tous les moyens sont bons : bateau, train avion, vélo… souvent même, on se sert de ses jambes. Dans cette lutte amusante, les meilleurs camarades se donnent quelquefois de bons coups. Marcel Hutin et moi sommes de vieux compagnons de voyage ; eh bien, voilà ce que je lui ai fait, sur la ligne de Moscou à l’Oural.
Le grand-duc Boris revenait de Mandchourie, en pleine guerre russo-japonaise… Il s’agissait de l’interviewer, et d’être seul à obtenir l’interview. J’étais allé au-devant de lui. Je montai dans son wagon et il me reçut admirablement. Il se laissa interviewer à la condition que je lui montrerais l’article. Il m’invita à dîner ; nous passâmes dans le wagon-restaurant avec sa suite. On nous servait des hors-d’œuvres quand, soudain, je me levai, saisis mon couvert avec une hâte fébrile et le disposai sur une table du fond, aussi loin que possible de mon hôte.
« Qu’y a-t-il donc ?
– Ah ! Monseigneur, une catastrophe !… la Presse !… La Presse… »
Le train venait de stopper et j’avais reconnu au bout du quai Marcel Hutin. Celui-ci montait dans le wagon-restaurant.
Je lui faisais signe. Il vint vers moi :
« Ah ! s’exclama-t-il, tu es là… tu as déjà fait ta petite affaire !
– Jamais de la vie, le grand-duc ne veut rien savoir… Assieds-toi et dîne avec moi… Consolons-nous… Schelavick… Champagne… Garçon, une grande bouteille de champagne ! »
Il s’asseyait ; nous dînions. Nous nous consolions… nous buvions pour oublier ! De temps en temps, il se haussait sur sa chaise, regardant le grand-duc…
« Ah ! fiche-moi la paix, avec ce sauvage !… Il a dit que si les journalistes l’embêtaient, il les ferait jeter sur la voie par un cosaque. »
Quand nous arrivâmes à destination, Marcel Hutin télégraphia : Le grand-duc Boris, retour de Mandchourie, se refuse à toute interview. Moi, je télégraphiai trois colonnes !
Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’Hutin m’en voulut fortement pendant quarante-huit heures et qu’il ne perdit pas l’occasion de me repincer.
Deux mois plus tard, il quittait Pétersbourg. Nous lui offrîmes un somptueux dîner d’adieu dans la salle du restaurant de l’Ours. Le directeur de l’établissement nous avait réservé une surprise pour le dessert. Les schelavicks apportèrent une immense pièce montée qui représentait un wagon d’où un bonhomme qui ressemblait singulièrement à Marcel Hutin descendait en laissant échapper de sa bougie une guirlande de lettres en sucre : Le grand-duc Boris est un sauvage… Il ne veut rien savoir. À l’intérieur, on apercevait un autre bonhomme en pain d’épice, qu’à sa cambrure on reconnaissait assez facilement pour Gaston Leroux et qui trinquait avec le grand-duc Boris en lui disant (toujours en lettres en sucre) : Merci, Monseigneur, de votre charmant accueil… l’article aura au moins cinq cents lignes…
Souvenir aimable d’un pays d’où nous devions en rapporter de si tragiques.
À côté de cette table où nous fêtions Marcel Hutin, la nuit du premier janvier russe, à minuit, exactement, tous les soupeurs se levaient pour écouter le « Boje Tsara Krani. » Un jeune étudiant qui soupait avec sa famille, ayant posé négligemment un genou sur une chaise, fut accusé, par un officier à moitié ivre, de manquer de respect à l’hymne national et abattu férocement à coups de revolver… On se précipitait sur l’officier ; on lui cassait des carafes sur la tête, on l’emportait ensanglanté, mais le corps du jeune étudiant restait là, sous une nappe, en attendant la police, tandis que les soupeurs continuaient à vider les bouteilles de champagne.
À quelque temps de là, je m’embarquai à Southampton et allai jusqu’à l’île Madère au-devant de Nordenskield que l’on avait cru perdu dans les glaces du pôle antarctique et qui n’avait pas donné signe de vie durant deux ans… Quel reportage !
Il avait dit à ses compagnons :
« Surtout, pas un mot aux journalistes avant notre arrivée en Suède !… »
Oui, mais, pendant huit jours, je fus à leur bord et j’avais eu bien des petits bouts de conversation, tantôt avec celui-ci, tantôt avec celui-là… Au fond, ils s’imaginaient qu’ils s’étaient montrés discrets. Je mis les bouts les uns au bout des autres, et je parvins à reconstituer jour par jour le film de leurs deux ans d’expédition. Une magnifique histoire que je contai en dix articles que j’envoyai à l’escale de Vigo !… Si bien qu’en débarquant à Boulogne, mes confrères leur apportèrent ces articles… Nordenskield n’en revenait pas. Ce fut bien pis quand Nordenskield voulant traiter du récit de cette aventure avec un éditeur français, M. Flammarion, celui-ci lui répondit : « Je ne publierai votre livre que si Leroux s’engage à ne pas faire paraître son reportage en librairie. » Je le rassurai et pris tous les engagements que l’on voulut. Cela… c’était le comble ! Avoir risqué sa vie, inventé une expédition, mené une existence de martyr pendant deux ans et se voir ravir le fruit de tant d’efforts pour avoir rencontré à bord un journaliste trop curieux ! Il y a des cas de conscience ! Nordenskield me fut très reconnaissant de ma bonne volonté et de mon désintéressement. Le 7 février 1904, il m’écrivait de Stockholm :
« Cher Monsieur Leroux, je vous remercie beaucoup de votre lettre que je viens de recevoir…
Pour ma part, j’ai toujours été convaincu de votre bonne intention de nous aider et je sais très bien que vos articles ont suscité dans la France un grand intérêt autour de notre expédition, mais quant à leur réunion en volume, vous voyez vous-même bien que je ne pouvais éviter de vous demander de la retarder, etc., etc.
Recevez mes remerciements et croyez-moi votre dévoué
Nordenskield… »
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« Un cocktail ?…
– Volontiers. »
Gaston Leroux se tait et tire de sa pipe une silencieuse fumée bleue.
« Moi, me dit le papa de Rouletabille, je voudrais vivre sans cesse sur un paquebot… la mer… voyez-vous, la mer… »
Une goutte d’eau, venue de sa mémoire sans doute, quitte son œil et glisse sur ses joues.
« Oh !… elle est salée ! »
Il avait gardé un peu de mer dans sa tête.
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(Henri Jeanson, in Paris-Soir, deuxième année, n° 263, mardi 24 juin 1924 ; caricature de Raoul Guérin illustrant l’article)