UN RÊVE DANS L’AVENIR SOCIAL

 

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Anticipations (ou de l’influence du progrès mécanique et scientifique sur la vie et la pensée humaines), par H. G. Wells (traduction Davray-Kozakiewicz. Mercure de France, 1904)

 
 

« Un ouvrage tel que ces Anticipations, dit quelque part l’auteur, supporterait facilement une énorme quantité d’annotations polémiques ; il est écrit pour les provoquer. J’espère qu’un jour un éditeur tentera quelque chose de ce genre. On écrirait bien plus soigneusement et bien plus clairement si on avait en vue une seconde édition de son ouvrage annotée par X ou Y. Chaque volume porterait avec soi, comme la tomate on le concombre, son antidote. Impossible, dites-vous ? Vraiment ! Les romanciers consentent bien à laisser illustrer leurs récits par des artistes qui semblent surtout préoccupés d’être en contradiction avec le texte… »

Impossible, assurément non ! Et la meilleure preuve, c’est qu’il existe déjà dans ce sens force éditions d’ouvrages classiques. Je me souviens, au collège, d’un Siècle de Louis XIV où pas mal de détails étaient rectifiés en notes. Mais il faut être sûr d’un débit considérable et prolongé. Alors, pour les livres d’actualité, on remplace les rééditions annotées par des bibliographies critiques. À vrai dire, il n’y a que cela qui légitime les comptes rendus. Je vais donc essayer de « suspendre quelques discussions aux crochets dont ce livre est tout hérissé. »

Et d’abord, je ne doute pas qu’il y ait plus de livres sérieux sur l’avenir que ne pense l’auteur. Le professeur Charles Richet a écrit une prévision de l’An deux mille très intéressante (je me rappelle, par exemple, qu’il y envisageait la possibilité d’une musique tout à fait nouvelle pour nos oreilles habituées à la gamme) et les vues de ce genre abondent dans les ouvrages de M. Tarde, notamment la Logique sociale et la Psychologie économique. M. Wells, à ce propos, ignore sans doute qu’il y a une vingtaine d’années, M. Tarde avait traité sous le nom de Fragment d’histoire future le même sujet que le Time-machine ; ce Fragment peu connu a été publié il y a quelques années dans la Revue de sociologie, et sa comparaison avec la Machine à explorer le temps pourrait faire le sujet d’un article curieux. (1)

Sur la locomotion au XXe siècle, il n’y a qu’à approuver l’écrivain anglais ; les moyens de transport iront en s’augmentant et en s’améliorant, et peut-être nos neveux mépriseront-ils nos chemins de fer comme nous méprisons les diligences. Je dis, il est vrai, peut-être, car la création de voies sablées pour automobiles à 100 kilomètres à l’heure ne me semble pas prochaine ; avec des voyageurs isolés, on arriverait fatalement aux accidents des courses Paris-Bordeaux. Par contre, on admet fort bien la perspective de voies nouvelles, ferrées, sablées ou autres, pour des convois publics et réglementés qui marcheraient à 100 et 200 kilomètres ; ce pourraient être soit des trains Renard, soit des trains électriques, soit des cars suspendus, soit des voitures glissant sur rails concaves à effet d’eau. La Compagnie P.-L.-M. a déjà étudié, si j’en crois un article de Paul Leroy Beaulieu dans l’Économiste français, le doublement de sa grande ligne Paris-Marseille par une seconde voie indépendante, et où circuleraient des trains couvrant le parcours total en 3 ou 4 heures. Il sera facile notamment de résoudre le problème de la suppression des arrêts pour les voyageurs laissés en route ; il suffirait de déclenchements automatiques ; quant aux voyageurs à prendre en route, ce sera moins aisé, et l’aide de la vaste plaque tournante donnerait probablement des mécomptes. Théoriquement, les trottoirs roulants sont prévisibles ; ils n’ont contre eux que leur complication, et, par suite, leur cherté (puisqu’il faudrait au moins 3 ou 4 trottoirs parallèles à vitesse variée, et ceci dans chaque sens). C’est la cherté, au moins autant que ce que Wells appelle « le spectre du cheval, » qui a fait donner aux wagons les dimensions des anciennes voitures et aux voies ferrées celles des anciennes routes. On aurait été certainement plus à son aise dans un wagon-salon deux fois plus large que les nôtres, mais le prix de l’établissement général des chemins de fer aurait alors coûté deux et même trois fois plus de milliards.

La diffusion des grandes villes est liée à la locomotion, et tout ce que dit M. Wells sur ce sujet est très juste, surtout pour Londres et les villes analogues. L’auteur semble croire que les dimensions des grandes villes ont toujours été données par le trajet d’une heure que les habitants de la périphérie doivent faire pour venir travailler au centre (soit 4 à 5 kilomètres de rayon au temps des piétons, le double au temps des voitures, le quadruple ou plus au temps des chemins de fer). Mais cette conception des villes avec un centre de banques, de magasins et de bureaux, qui convient si bien à Londres, n’est déjà plus exacte pour Paris où le mouvement commercial est disséminé, et pour beaucoup de villes industrielles où les usines sont répandues dans tous les faubourgs. À plus forte raison en était-il autrement au Moyen âge où, dans d’innombrables ateliers, les artisans et apprentis logeaient avec le maître. En outre, dans l’état actuel des choses, les trains de banlieue aboutissent à des centres secondaires, et de la gare d’arrivée chacun doit faire un bon bout de chemin pour atteindre sa villa ou sa chaumière, ce qui restreint la force de diffusion. Enfin, il ne faudrait pas faire abstraction complète des nécessités alimentaires : comment Paris pourrait-il se nourrir, s’il avait 20 millions d’habitants ? La France est bien petite. Il faudrait que toute l’Europe centrale formât un seul état. Mais, même alors, pourraient-elles alimenter les douzaines de villes de plusieurs millions d’habitants que l’auteur prévoit dans la vallée du Rhin, et que flanqueraient de colossales agglomérations comme le Paris qu’on vient de dire et le Berlin qui serait de même ? La solution véritable pour la diffusion des villes serait le cab aérien. Qui sait si son heure n’est pas plus proche que celle des autos à routes spéciales ?

La mêlée sociale, telle que Wells la prévoit, ne diffère guère de l’actuelle. Je me contente donc ici de deux observations de détail. La première, c’est que les navires cuirassés ne furent pas inventés par les Américains pendant la guerre de Sécession, mais par les Français au début de la guerre de Crimée. La seconde, c’est que le futur président Carnot avait proposé à notre Parlement qui le refusa, – je ne sais plus pourquoi, – un système de votation comme en demande l’auteur, par timbres et tableaux enregistreurs, qui permettait de ne pas recourir à l’archaïque (mais fécond en ressources politiciennes) système des urnes, des boules, des mains levées et des pointages.

En ce qui touche la famille, les anticipations de Wells paraîtront judicieuses surtout à ses lecteurs anglo-saxons. Des « homes » d’une part, des « boarding-houses » de l’autre, beaucoup de « spinsters, » les domestiques devenus des objets de luxe et remplacés autant que possible par des appareils mécaniques, une vie mondaine très développée avec ses conséquences, notamment en matière d’aventures amoureuses et de divorces, les enfants mis de bonne heure en pension, les riches rentiers vivant dans des cottages biscornus et s’habillant de façon prétentieuse, tout ceci ne nous change pas beaucoup.

Au point de vue de la démocratie, Wells prévoit un développement de l’esprit impérialiste aboutissant droit à la guerre, ce qui est exact pour beaucoup de nations, mais ce qui ne semble pas tel pour la nôtre (bien qu’il faille, je le sais, se méfier énormément de nos charlatans humanitaires et de nos jobards pacificistes ; leurs grands-oncles ont déchaîné sur l’Europe les vingt ans de guerre de la Révolution et de l’Empire, et leurs aînés en 1871 étaient enragés pour la guerre à outrance). Cette guerre future, l’auteur la voit avec cette imagination puissante que chacun avait admirée dans la Guerre des mondes : collision de « requins aériens » dans les nuages ou de « tortues de fer » dans les champs ; et, à ce sujet, on peut citer quelques lignes parallèles du rêve de Tarde dont je parlais : « De tant de batailles effroyables entre des armées de 3 et 4 millions d’hommes, entre des trains de wagons cuirassés lancés à toute vapeur et faisant feu de toutes parts les uns contre les autres, entre des escadres sous-marines qui se foudroyaient électriquement, entre des flottes de ballons blindés, harponnés, crevés par des torpilles aériennes, précipités des nues avec des millions de parachutes, qui se mitraillaient en tombant ensemble, de tout ce délire belliqueux, il ne restait plus qu’un poétique et confus souvenir… » Les spécialistes trouveront ici riche matière à réflexions, et peut-être à approbations : action de lignes minces de tirailleurs, prépondérance d’une sorte d’artillerie légère, chaque soldat ayant son fusil mitrailleuse monté sur roues comme une bicyclette, rôle des cyclistes, des aérostiers ; tout cela est possible. Faut-il en dire autant de l’extension énorme des guerres futures qui seraient à la fois implacables et générales, s’étendant à toute la population civile ? Je crois que l’auteur a trop pensé ici à la guerre du Transvaal qui a été en effet une guerre de conquête, on pourrait presque dire d’extermination ; rien ne dit qu’il en serait de même d’une nouvelle guerre franco-allemande ; dès qu’un peuple ne peut pas en subjuguer un autre (et il ne le peut qu’en cas de disproportion inouïe comme celle des Boers et des Anglais), il a intérêt à ne le mettre que hors de combat. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la guerre navale ; en bon Anglais, Wells méprise les sous-marins ; il a d’autant plus tort que cet engin, au lieu d’être l’outil de ruine pour l’Angleterre, est au contraire son salut définitif ; jusqu’à lui, les ennemis d’Albion pouvaient se bercer de l’espoir d’une descente ; maintenant, la chose est impossible.

L’État mondial qui résultera de ces guerres futures, quelle langue parlerait-il ? C’est la dernière anticipation de Wells. Ici encore, il voit en perspective la victoire définitive de l’anglais. Mais il reconnaît qu’actuellement le français et l’allemand balancent sa fortune. Sur notre langue, l’auteur s’exprime avec sympathie. Il loue notre activité intellectuelle, l’esprit de nos auteurs, le flair de nos traducteurs, le goût de nos éditeurs, et même de nos brocheurs. Il voit déjà le français devenir la langue-mère des Italiens et des Russes, la langue-reine des Allemands. C’est d’ailleurs sur l’alliance de la France surtout qu’il compte pour établir cet État mondial, et, pensant aux champs de bataille, il n’hésite pas à pronostiquer la défaite de la Germanie. Alors, le monde pourra s’organiser en République nouvelle. Ce sera, d’abord, moins une fédération officielle d’états qu’un esprit public, une « société secrète agissant ouvertement, » suivant le mot même de l’auteur, et il ne nous cache pas dans quel sens cet esprit nouveau pénétrera les institutions. Guerre aux rentiers oisifs, suppression des joueurs et spéculateurs, main-mise sur l’éducation, démolition des religions anthropomorphes, établissement d’une morale nouvelle tournant autour des deux grandes questions, la naissance et la mort : le Bien, ce sera la procréation des types sains et forts, le Mal la procréation des types bas et serviles ; la République nouvelle favorisera cela et prohibera ceci ; elle le fera d’une façon inexorable, se défendant contre les mauvais d’en-bas aussi bien que contre les mauvais d’en-haut, prodiguant la peine de mort, la préférant à un long emprisonnement, encourageant le suicide parfois, recourant même, pour punir, à la douleur, « la douleur bonne, scientifiquement octroyée et qui ne laissera au coupable qu’un souvenir… »

Je m’arrête. Chacun de lui-même en prendra et en laissera. Plutôt que d’insister sur de banales critiques, je préfère mettre en lumière ce en quoi les anticipations de Wells différent de celles de ses innombrables confrères français : 1° L’écrivain anglais ne s’occupe presque pas des changements constitutionnels ; un de nos compatriotes se serait fort étendu à sa place sur l’avenir du parlementarisme, l’évolution des partis, le perfectionnement des rouages, etc. 2° Il envisage bien d’importantes modifications religieuses, mais sans leur donner le rang que leur assignerait assurément un Français ; il ne tombe pas en épilepsie en parlant des congrégations, et semble plutôt légèrement sympathique au papisme. 3° Il prône la Terreur, que nos plus féroces rêveurs laissent dans l’ombre, parce que, sans doute, nous la sentons trop éventuelle. 4° Il va jusqu’à rétablir la torture, ce qu’aucun de nos pires fanatiques n’oserait faire ; la seule circonstance atténuante qu’on peut plaider en faveur de nos terroristes, c’est qu’il n’y a pas eu, je crois, un seul cas, en 1793, de souffrance pour la souffrance. 5° Il est très dur pour les « vaincus de la vie, » alors que nos réformateurs tomberaient volontiers dans l’excès contraire ; chez nous, il suffit qu’on soit alcoolique, dissipateur, prostituée, et a fortiori délinquant, pour avoir droit à toutes les faveurs ; outre-Manche, on envisage avec une sérénité étonnante le nettoyage de tous ces déchets sociaux. Ont-ils tort, ont-ils raison ? Je laisse au lecteur le soin de répondre.
 
 

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(1) Contrairement à ce que pense l’auteur de l’article, Wells connaissait parfaitement le Fragment d’histoire future, puisqu’il a préfacé la première traduction anglaise : Underground Man, Londres : Duckworth & Co, 1905. Nous avons déjà mis en ligne la traduction de sa préface.

 

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(Antonin Lepieux, in Revue du midi : religion, littérature, histoire, tome XXXV, avril 1904)