DOUARNENEZ, 29 juillet. (De notre envoyé spécial)
 

À Quimper, entre les deux tours, lancées d’un jet en plein ciel mais écrasantes à force de symétrie, de la cathédrale Saint-Corentin, le vieux roi Gradlon a sa statue équestre. Pentyern de granit, il semble toujours commander à la Cornouaille barbare dont il fut le premier souverain. Rapetissé comme dans le recul des siècles, il éternise, sur la capitale du pays glazik, le souvenir des rois armoricains, les Mériadek, les Nominoë, les Alain Barbe-Torte, qui assurèrent l’indépendance de leur province celtique. Temps héroïques, peuplés de cris de guerre, de cliquetis d’épées, de rugissements de fauves, imprégnés de l’odeur écœurante du sang chaud, mais, dans la trêve, clairement rythmés par le tintement des hanaps et le chant de la harpe à deux cordes, que les derniers bardes faisaient vibrer. Gradlon, en son palais de Quimper, sur l’emplacement duquel la tradition veut qu’on érigeât la cathédrale, devait faire figure de Mécène puisqu’avant la Révolution les ménétriers kernévotes venaient en grande pompe, le jour de la Sainte Cécile, se réunir devant sa statue. L’un d’eux, portant une serviette, un broc de vin et une coupe d’or offerts par le chapitre, montait en croupe derrière le roi. Il lui nouait la serviette autour du cou, remplissait le vase, le faisait passer sous la barbe royale, l’avalait d’un trait et le jetait à la foule massée en bas, sur la place.

Celui que l’histoire appelle Gradlon-Meur, Gradlon-le-Grand, vautré dans les peaux de bête, ne cherchait pas seulement à tromper une inaction sénile en s’entourant de musiciens. Son orgueil n’avait pas besoin d’être aiguillonné par la relation de ses hauts faits. Un chagrin taraudait le cœur du vieux monarque. Prince glorieux, il n’était pas un homme heureux. Des crêpes funèbres alourdissaient sa mémoire. Sa vieillesse gravitait autour d’une tragédie effroyable. Nous allons la conter, simplement. Cette histoire n’est pas seulement celle d’un homme, mais d’une ville ; c’est la légende de la ville d’Ys, une démarche d’épopée classique. Elle était digne d’entrer dans le cycle des romans chevaleresques.
 
 

 

La Folie Gradlon

 

Au IVe siècle, Gradlon succéda comme roi des Bretons à Conan Mériadek. C’était dans ces temps où les Bretons insulaires fuyaient la domination saxonne et venaient se réfugier en Armorique. Absorbant la population autochtone, disséminée dans les forêts immenses qui couvraient la péninsule, ils lui imposèrent leurs lois. Les chefs de clans, pour résister aux invasions des Francs et des Normands, comprirent la nécessité d’une unité de commandement. Gradlon, cambrien, devint donc roi d’Armorique.

Avide de périls et de butin, il équipait des flottes et s’en allait pirater dans les pays hyperboréens : Pictes et Scots connaissaient son cri de guerre. Il montait toujours plus haut, vers les soleils de minuit, les fjords désolés, les neiges éternelles. Il plantait ses tentes sur les grèves et montait à l’assaut des burgs.

Un jour, sa fortune tourna. L’hiver était venu. Bon nombre de ses Cornouaillais avaient été enterrés dans le sable nordique. Ses lieutenants grognonnaient : ce château cramponné au roc était inaccessible. Il y avait trop longtemps que leurs épouses les attendaient. Qu’il continuât de guerroyer seul s’il lui chantait. Eux, ils allaient mettre à la voile et reprendre la mer. Gradlon sentait que son destin l’enchaînait là. Il les regarda embarquer et, un soir, il se trouva seul au pied des remparts imprenables. Pour la première fois, il connaissait la tristesse des vaincus.

Il eut la sensation d’une présence. Il releva la tête. Blanche dans le clair de lune, sa cuirasse et son haubert ruisselants de clarté, une femme aux cheveux roux largement épandus. Elle était belle comme une déesse de la Guerre. Une eau d’enchantement luisait dans ses yeux.

C’était Malgven, reine du Nord. « Je te connais, étranger. Tu es courageux. Tu as pensé qu’un cœur vaillant valait des armées. » Gradlon tremblait de désir. « Mon époux est vieux. Il s’acagnarde dans la débauche. Son épée est rouillée. Nous le tuerons et tu m’emmèneras dans ta Cornouaille. »

Par un crime, le roi d’Armorique conquit une femme. Ils prirent un coffre d’or, et comme Gradlon, le possédé d’amour, se lamentait que tous ses navires eussent fui, Malgven le fit monter avec elle sur son cheval magique, Morvak, « le cheval-de-la-mer, » noir comme la plus sombre nuit et soufflant du feu par ses naseaux.

Gradlon prit Malgven en croupe et, rabotant la crête des vagues, Morvak porta les deux amants jusqu’aux nefs bretonnes.
 

La naissance de Dahut

 

Un orage dispersa la flotte et, une année, perdus dans les blandices de leur union, Gradlon et Malgven vaguèrent au hasard des mers. Dans l’ouragan, dans le vent chargé de sel, dans les embruns poudroyants, une fille naquit, mais la belle reine du Septentrion n’aborda point les môles cornouaillais. On dut la livrer à l’Océan, raidie dans sa cotte de mailles, ses yeux fermés. Gradlon ne s’en consola jamais et s’enferma dans son château, farouchement, cherchant l’oubli au fond des coupes.

L’enfant grandissait à sa guise. Elle était éblouissante comme sa mère et s’appelait Dahut. Des orages crépitaient dans ses prunelles. Le roi, chagrin, jouait avec ses boucles fauves : « Ah ! fille de mon beau péché, par toi seule, je tiens à la vie ! » Sa bouche s’entrouvrait pour le sourire, mais son âme restait voilée au plus profond de ses yeux. Sa jeunesse était insaisissable et trouble. Elle ne respirait librement que lorsque ses courses l’amenaient sur la falaise, face au large, au déploiement vertigineux de l’Océan. Elle semblait alors près de prendre son essor, oiseau exilé de quelque Thulé des Brumes.

En ces temps-là, les moines hiberniens évangélisaient la Bretagne. Gradlon avait noué un grand commerce de respectueuse amitié avec Ronan, l’ermite de la forêt de Néver, avec Corentin, qui avait son ermitage dans les mêmes contrées. Il voulut faire de sa capitale un évêché et fit consacrer Corentin à Tours. Il lui abandonna alors Quimper-Odet, dit Albert de Morlaix, dans ses « Vies des Saints de la Bretagne-Armorique, » et transféra sa cour « en une grande ville située sur le bord de la mer, entre le cap de Fontenay et la pointe de Croazon où, de présent, est le golfe ou baye de Douarnenez, et cette ville s’appeloit Ys. »

Mais la légende veut que ce fût Dahut qui persuadât à son père de lui donner une ville sur les grèves où elle avait rêvé, enfant. Elle voulait sa ville, une ville maritime.
 

La ville construite contre la mer

 

Gradlon se ruina, incapable de résister aux caprices de cette fille qui ressuscitait pour lui Malgven. Des milliers et des milliers d’artisans firent jaillir une cité féerique de la mer. Une digue titanesque la défendait contre les marées. Une écluse aux portes de bronze permettait d’emplir les bassins et de renflouer les barques. Aux heures de haute mer, on la fermait pour ne la rouvrir qu’au bas de l’eau.

On dit que Dahut blasphéma le jour où saint Corentin exigea de Gradlon qu’il y eût des églises dans Ys. À force de rames, elle s’en fut implorer le secours des fernières Sènes isolées du monde, sur leur île plate comme un radeau, par le funeste Raz de Sein : « Mon père veut construire des églises au Crucifié, mais il ne veut pas me donner de bassin ni de digue. »

Les bâtisseurs élevèrent des basiliques, mais les Korrigans, en une nuit, donnèrent à Dahut sa digue formidable et le plus hardi des châteaux.
 
 

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(Florian Le Roy, in L’Ouest-Éclair, journal républicain du matin, vingt-neuvième année, n° 9775, lundi 30 juillet 1928)