EN PLEINE FANTAISIE

 

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Ces premiers jours d’automne sont ceux des promenades les plus belles à travers la mélancolie naissante des bois, un frisson de rouille à peine courant aux cimes des grands arbres dans l’ensanglantement des plantes grimpantes. Sur le sable tiède encore des allées s’abat l’agonie muette des papillons dont les ailes lentes palpitent sans retrouver le bleu chemin du ciel. Les ruisseaux emportent, à travers les mousses, comme des avares une proie d’or, les premières feuilles mortes. Il vole des souvenirs dans l’air vide de parfums vivants, les souvenirs des belles heures vécues et parties dans les souffles déjà lointains du printemps.

Nous nous étions promis, celle qui m’est meilleure que le printemps et moi-même, d’aller loin, bien loin, dans les paysages d’où Paris n’apparaît que comme un troupeau couché dans un ravin et qu’un berger, nommé Panthéon, garde, enveloppé dans son lourd manteau. Nous avions pris le train, tout à cette pensée de respirer, dans l’arôme mortel des déclins, les joies qui nous furent communes, dans quelque coin perdu de forêt, dans la musique vague des branches qui vibrent comme des lyres sous l’haleine plus proche du ciel, dans le tressaillement des choses qui se font belles avant de mourir. Elle portait encore une robe d’été, aux transparences exquises, mouchetée de petits points rouges comme des gouttes de sang, une robe impertinente qui semblait défier le premier froid des soirs plus tôt venus. Jamais elle ne m’avait paru plus charmante et plus mystérieusement redoutable, avec son sourire énigmatique de Joconde et ses lourds cheveux de bacchante malaisément retroussés sous la paille du chapeau. Moi qui subis toutes les tristesses de la nature, comme les moineaux francs, j’étais plein de terreurs superstitieuses devant cette beauté souveraine épanouie dans l’universel désenchantement. Car il n’est de peines réelles et de joies vraies que dans l’amour.
 

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« A, noir ; E, blanc ; I, bleu ; O, rouge ; U, jaune. » [sic]

dit une voix amie derrière moi, au moment où, l’ombrelle de ma mie à la main et rabattant soigneusement ses jupes devant moi, j’allais monter en wagon. Je reconnus immédiatement le timbre de Paul Arène et, aussi, dans ce discours étrange, la formule symbolique des Décadents, le sublime verset de l’Évangile d’Arthur Rimbaud qui, le premier, fit de l’alphabet une palette et dont Paul Verlaine, dont j’admire fort le talent, ne fut que le saint Jean précurseur. J’aurais maudit tout autre voisinage que celui de l’auteur de Paris ingénu et de la Gueuse parfumée, ces deux merveilles de beau français. Mais Arène me jura qu’il nous quitterait dès le premier bouquet d’arbres pour méditer lui-même solitairement et penser à Sisteron tout à son aise. Et, après ce serment solennel, il reprit :
 

« A, noir ; E, blanc ; I, bleu ; O, rouge ; U, jaune. »
 

Ce qui a toujours distingué Paul Arène, c’est un sentiment de contradiction qui, presque toujours, chez lui, n’est qu’une révolte du sentiment de la justice.

« Et ces pauvres consonnes ! me dit-il tout à coup furieusement, comme un homme qui vient de découvrir une grande iniquité sociale, qu’est-ce qu’elles avaient fait à ce monsieur Rimbaud pour qu’il dédaignât de leur donner une couleur ?

– C’est, en effet, lui répondis-je, la marque d’un esprit étrangement partial. »

Et, durant ce temps, ma compagne rêveuse chiffonnait délicieusement les clartés de sa jupe dont le pointillage de pourpre semblait s’égrener, comme un chapelet, sous ses jolis doigts gantés. Et elle semblait très absorbée dans cet ouvrage et profondément indifférente aux regards passionnés dont je l’enveloppais, tout en écoutant les belles choses que me disait le poète :

« Oui, certes, c’est une infamie, reprit celui-ci, que ce délaissement des consonnes. Mais je les vengerai. Et, moi aussi, je lancerai mon cri de guerre dans le chemin du progrès poétique. »

Et Arène s’écria d’une voix forte, comme un héraut d’armes qui somme une citadelle de se rendre :
 

« B, noir ; C, blanc ; D, bleu ; F, caca-dauphin, na !

Et je défie qu’on me prouve que je les vois autrement. »
 

C’est sur cette proclamation vigoureuse que nous descendîmes pour nous séparer.
 

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Qu’il faisait bon, grand Dieu, dans la fraîcheur des ombres traversées çà et là par les flèches amorties du soleil, lesquelles semblaient s’ébarber en un éclaboussement d’or, en se brisant aux branches ! Nous avions marché tout d’abord devant nous, au hasard des allées qui s’ouvraient à nos pas, des allées se fermant encore en dômes verdoyants d’où les vignes vierges pendaient comme des stalactites flottantes. Une halte de temps en temps, pour prendre un baiser sur les lèvres qui se serraient malicieusement, pour voler une étreinte muette dans ce silence fait pour ne laisser entendre que les battements du cœur. Elle avait des peurs charmantes, mais cruelles pour moi, que sa robe ne fût fripée dans mes embrassements ou qu’une caresse maladroite décrochât sur ses épaules l’édifice mal solide de son chignon. De quoi aurions-nous l’air ensuite ? Oui ! de quoi ?

Un peu de lassitude lui vint enfin de cette marche à l’aventure. De si petits pieds ne sont pas faits pour les longs voyages des pèlerins ! Mais où s’asseoir, je vous prie ? Les talus de gazon n’étaient pas rares, mais l’herbe en était fraîche encore des rosées matinales que ne sèche plus la soif ardente des midis ensoleillés.

Nous dûmes renoncer, pour cette raison, à beaucoup de sièges naturels et commodes. Mais une halte en bois n’est pas un bain de siège. Elle était fatiguée cependant, très fatiguée, la chère créature ! J’appelai à mon aide le génie de Robinson. Il y avait là tout alentour des branches coupées. Quelque malandrin qui avait commencé sa provision hibernale et que le garde champêtre avait troublé dans son nocturne larcin. De mon paletot plusieurs fois replié, je fis un coussin très convenable et j’élevai, par derrière, un échafaudage de menu bois, délicieusement élastique, une façon de dossier pliant et souple sur lequel il serait exquis de s’appuyer. C’est dans une clairière largement aérée et notablement moins humide que ses environs que j’improvisai ce trône à celle que je voudrais assise dans mon cœur, si Dieu me l’eût fait aussi large que le trône légendaire de Dagobert le mal culotté. Qui dira les charmes de sa personne ainsi voluptueusement installée, l’alanguissement de son corps le long de cet agreste canapé, et la délicieuse façon dont ses jambes lasses se rejoignaient au croisement des chevilles ? J’étais en contemplation véhémente devant ce spectacle merveilleux, oui, véhémente et passionnée. Car jamais son beau regard n’avait été moins sévère et son sourire plus engageant… Je n’y tins plus et je me précipitai à la diable… Crac ! crac ! crac !… le menu bois se mit à crier puis à rompre, et, tout en se défendant, voilà qu’elle perdit l’équilibre et roula sur le dos dans un enveloppement si imparfait de ses jupes que jamais pleine lune aussi complète n’enchanta mes regards… Toute la lyre, quoi ! Mais sans musique cependant…
 

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Elle m’avait pardonné sans doute ; car nous revenions bras dessus bras dessous, serrés de très près l’un contre l’autre. Elle avait été bien en colère, cependant, et m’avait juré de ne plus me revoir. Moi, j’étais encore sous l’éblouissement de ce que j’avais vu, terrassé par cette apparition victorieuse. Le voyageur qui a tenté du regard les blancheurs arrondies de l’Himalaya neigeux n’éprouva jamais une fierté pareille dans l’âme. Le séraphin glorieux qui exerce dans les jardins paradisiaques l’emploi de jardinier des lys célestes ne marche pas, plus solennel, dans son rêve étoilé de candeur. Le tranquille pasteur de constellations qui mène brouter les astres dans les plaines de la voie lactée ne repaît pas plus délicieusement ses yeux de cette clarté d’argent éparse dans le ciel… Il roulait sous mon front, dans mon cerveau élargi, comme une planète énorme, cet astre aperçu dans la nuée des mousselines envolées.

« Ah ! » Ce fut elle qui poussa ce petit cri dont je fus réveillé. Au détour d’un sentier, un homme ne s’était-il pas dressé devant nous, un homme pensif qui semblait perdu dans une rêverie sombre ?

« Rassure-toi, fis-je doucement à ma compagne, c’est Paul Arène qui fait des vers. »

Et, m’approchant du solitaire qui nous avait si fort effrayés, mais que mon amitié avait reconnu avant mes yeux :

« Qu’as-tu qui te rende ainsi malheureux ? lui demandai-je.

– Je cherche, me répondit-il d’une voix où tremblait l’impatience, de quelle couleur peut bien être le Q. »

Nous ne voulûmes pas troubler sa méditation davantage et nous nous retirâmes discrètement, moi bénissant le Seigneur de ce que, pour une fois, il m’avait rendu plus érudit que mon camarade, d’ordinaire bien plus savant que moi.
 
 

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(Armand Silvestre, « En pleine fantaisie, » in Gil Blas, huitième année, n° 2500, mercredi 22 septembre 1886 ; gravure licencieuse d’Achille Devéria)