À BÂTONS ROMPUS

 

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CURIOSITÉ SCIENTIFIQUE

 
 

On ne peut prévoir où s’arrêtera la science. Un professeur de Breslau, Hugo Magnus, s’aperçut un jour que la rétine de nos pères n’avait pas toujours été impressionnée par les couleurs et que ces braves gens n’avaient rien vu qu’en gris. Le vert, le rouge, le bleu, etc., n’existaient pas pour eux. Tout était gris à cette époque reculée : les fleurs, le ciel, la mer, tout ce qui fait aujourd’hui le charme des
 yeux.


Cette précieuse découverte a fait son chemin et est devenue l’Évolution du sens des couleurs ; mais elle ne concerne que les anthropoïdes, dont nous avons l’honneur de descendre. Voici qui est encore plus fort et qui concerne plus particulièrement les gens civilisés, puisque nous avons la modestie de croire que nous le sommes.


On veut parler de ce que M. de Rochas a décoré du beau nom d’audition colorée. Cette audition colorée est la faculté dont jouissent certains de nos contemporains, mieux doués sous ce rapport-là que le commun des mortels, de percevoir des couleurs (vous entendez bien) quand leurs oreilles sont frappées par des sons. Il importe peu d’ailleurs que ces sons soient produits par la voix humaine ou par des instruments.


Un homme se promenant sur la Joliette à Marseille dira, par exemple, en entendant les sifflets du port : « Ce coup de sifflet est infiniment plus rouge que celui-là. » Il paraît, en effet, ce que vous ne saviez peut-être pas, qu’un coup de sifflet est rouge. Cela s’explique, le rouge étant la couleur la plus intense et le sifflet le plus perçant des instruments. C’est simple.


La première publication sur cet important sujet remonte à la date de 1873 et est due à l’Autrichien Nüssbaumer ; depuis, M. de Rochas y a bien mis du sien.
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Ses expériences sont bien concluantes. Il cite, entre autres exemples, un sujet étudié par le docteur Pedrono, lequel sujet ferait sensation colorée différente pour toutes les notes de l’octave. L’accord en fa majeur donne la couleur jaune ; l’accord en la mineur, la couleur violette. An Hollaika, espèce de mélodie bretonne, jouée sur le piano, est bleue pour lui ; elle est jaune sur le saxophone et rouge sur la clarinette. Il serait intéressant de savoir quelle couleur elle aurait sur le mirliton. Je penche pour le vert ; cette couleur un peu criarde me paraît avoir quelque analogie avec la voix nasillarde du mirliton. M. de Rochas est muet sur ce point, mais il nous apprend que, pour M. Z…, la guitare et la trompette sont d’un beau jaune d’or et la grosse caisse, chocolat.


Les voix ont aussi leur couleur qui varie avec le timbre. Le sujet de M. Pedrono a reconnu des voix jaunes, bleues, rouges, vertes. Vous serez bien aises de savoir que les voix bleues sont excessivement nombreuses et que les vertes sont fort rares. Je souhaite que la vôtre et la mienne soient de cette couleur, puisqu’elle est plus recherchée.


Deux étudiants de Padoue voyaient les voix graves en noir et les voix aiguës en rouge.


Il va sans dire que les lettres de l’alphabet ne laissent pas que de produire des sensations colorées. Ici le sujet est un avocat de Paris, M. H. P… Pour ce magistrat, A est carmin foncé, E blanc, I noir, O jaune, U bleu azur. Voilà pour les voyelles ; pour les diphtongues, AI est marron, EU bleu clair, etc.


L’S, placée à la fin des mots et se prononçant en sifflant, expose la syllabe qui la précède à prendre des reflets métalliques.


Tout cela très sérieux. H. P… voit les langues sous différentes couleurs ; l’anglais est noir, l’allemand est gris, l’italien et l’espagnol sont jaunes et le français, qui est sa langue maternelle, est blanc. Il en est de même pour les chiffres ; un est noir, deux, gris bleu, trois, jaune, et ainsi de suite. Il faut avouer que cet H. P… est un homme bien extraordinaire. Ne voit-il pas les différentes périodes de l’histoire en jaune plus ou moins vif suivant l’éclat qu’il attribue à leur degré de civilisation ?


La Révolution française sera jaune d’or et la fuite d’Égypte se rapprochera de l’ocre. Mais quelle sera la nuance de la révocation de l’édit de Nantes ?

Autre chose : voici une dame qui colore poétiquement tous les noms ; Jean est rouge ; Marius et tous les hommes en us sont verts ; Joseph est bleu.


Un ingénieur se contente de mettre des couleurs sur tous les jours de la semaine, ce qui est infiniment plus pratique et plus digne d’un ingénieur.


Il n’est pas ridicule d’admettre que, si les lettres de l’alphabet produisent des sensations colorées, la réciproque peut avoir lieu : une couleur évoquera l’image d’une lettre. Un costumier habile arrivera, par la combinaison des nuances d’une toilette, à traduire littéralement les meilleurs morceaux de la poésie française. Quand une élégante ira au bal, sa robe à traîne reproduira une de ces tirades de tragédies dont le récit de Théramène nous offre le plus bel échantillon ; son corsage d’un goût exquis et légèrement évasé, une fleur du mal de Baudelaire. En sortant, elle s’enveloppera dans une ode funambulesque.


Il faut espérer que cet usage passera dans nos mœurs. L’humanité est intéressée à ce qu’on arrive à faire des vers avec des couleurs. On a déjà fait des couleurs avec des vers ; je retrouve un sonnet que bien des gens trouveront incompréhensible, mais qui est, pour M. de Rochas, d’une grande clarté :

 

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,

Je dirai quelque jour vos naissances latentes.

A, noir corset velu des mouches éclatantes


Qui bourbillent autour des puanteurs cruelles.
 

Golfes d’ombre, E, candeurs des vapeurs et des tentes,

Lames des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;

I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles

Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
 

U, cycles, vibrements divins des mers virides,


Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides


Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

 

O, suprême clairon plein des strideurs étranges,

Silences traversés des mondes et des anges ;


O, l’Oméga, rayon violet de ses yeux !
 

Admirons la beauté de ces vers ; mais, avec la permission de l’Autrichien Nüssbaumer, ne cherchons pas à les comprendre.
 

ROCQUEVÈRE

 
 

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(1) Albert de Rochas, « L’Audition colorée, » in La Nature, n° 620, 18 avril 1885 ; elle fit l’objet d’un second article dans le n° 644, 3 octobre 1885.
 

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(in Le Petit Journal, supplément du dimanche, n° 113, 8 août 1886 ; Joan Miró, « Hommage à Rimbaud, » lithographie, 1962)

 
 

 

A. E. I. O. U

 

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Je connais un homme extrêmement malheureux.

Hier, il me faisait part de ses tourments à peu près en ces termes :

« Je ne suis pas fou, mais si je disais à vingt personnes ce que je ressens, dix-neuf au moins me jugeraient bon à enfermer à Charenton. J’ai le malheur d’être né très nerveux, avec des sens un peu plus délicats et un peu plus aiguisés que le commun des mortels. Quand j’éprouve une sensation, ce n’est pas avec un seul sens, mais avec plusieurs ; mes nerfs sont ainsi faits qu’ils ne peuvent pas se plier à un rôle unique qui leur est attribué. Je vois avec mes oreilles ; je sens avec mes yeux. Quand j’entends un morceau de musique, je vois un tableau coloré de toutes sortes de tons. Ce n’est pas une manière de parler. Ces couleurs, je les vois. Je vous jure que je les vois. Je vous parais déjà un peu fou, n’est-ce pas ?

– Mais non, continuez !

– Oh ! mais c’est qu’il y a quelques jours, une aventure très cruelle m’est arrivée. Je croyais tout cela fort naturel, et il me semblait que tous les hommes ressentaient comme moi ; aussi n’avais-je jamais jugé à propos de parler de ces choses. J’étais avec un ami ; nous traversions la place de l’Europe. Tout à coup, passe une locomotive, en sifflant à toute vapeur. Je ne pus m’empêcher de m’écrier : « Oh ! que c’est bleu ! » Mon ami regardait partout… « Oh ! que c’est bleu ! quel beau bleu ! » J’ai vu clairement qu’il ne comprenait point, et j’ai commencé à me défier. J’ai interrogé depuis, très discrètement, bon nombre de gens. Presque personne n’a paru me comprendre. Cependant, j’en ai trouvé deux qui ont convenu d’assez bonne grâce que l’A est noir. Et pourtant, je ne rêve pas ; je suis dans mon bon sens. Le poète Verlaine ou le poète A. Rimbaud a bien dit un jour :
 

A noir, E blanc, I bleu [sic], U vert, O bleu : voyelles,

Je dirai quelque jour vos sonores beautés… [sic]

 

Et, bien avant eux, Théophile Gautier avait écrit : « Mon ouïe était prodigieusement développée. J’entendais le bruit des couleurs. » Enfin, que vous en semble ? Je n’ai jusqu’ici trouvé que ces deux autorités. Le reste des hommes me rit au nez. Voilà ce que c’est que d’être né trop nerveux. Je suis bien malheureux ! »
 

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En effet, cet homme n’était point fou. Il était simplement affecté de cette maladie, – est-ce bien même une maladie ? – de cette disposition particulière que l’on appelle l’audition colorée. Le phénomène est observé depuis peu d’années par les savants et encore à peu près complètement inconnu du public. Les gens qui ressentent cela sont très malheureux dès qu’ils s’aperçoivent être si rares. Le chemin de fer ou le bateau qui siffle, l’oiseau qui piaille dans les arbres, le bec de gaz qui brûle sur leur bureau, tout bruit, en un mot, leur chante une couleur que les autres, moins sensibles, ne voient pas. La plupart du temps, ceux qui ont l’audition colorée n’y font point attention, car ils croient leur situation tout à fait normale. Aussi les médecins ont-ils quelque peine à trouver des sujets pour les étudier. Néanmoins, les résultats obtenus déjà sont si curieux qu’il serait dommage de ne les point faire connaître.

Ne vous empressez point toutefois de crier à l’absurdité, à l’enfantillage, voire à la folie, qui sait ? Observez-vous vous-même et osez affirmer après que ce sont pures divagations.

Prenez d’abord les plus communs exemples. Tout le monde connaît les voix sans accent, sans tonalité particulière, que l’on appelle des voix blanches ; essentiellement molles, répugnantes presque. N’y a-t-il pas, au même titre, des voix graves qui sont noires ? des voix sonores qui sont rouges, des voix éclatantes ? des voix criardes qui sont vertes ? Cela, tout le monde l’a éprouvé ; mais il est des nuances plus délicates.

Une très magistrale étude du docteur Baratoux (1) nous fait passer sous les yeux des sujets variés. Pour l’un d’eux, la voix des jeunes filles était bleue ; la voix des femmes, d’un ton violet ; la voix des femmes à moustaches et à organe grave, indigo.

Plus caractéristique encore, la voix des chanteurs quand ils exécutent un morceau : la basse est noire ; le baryton, brun ; le ténor, marron clair, le soprano, rouge ; le mezzo soprano, orangé.

Quant aux instruments, il est assez évident que leurs sons ont une couleur propre. Cette couleur, on la voit même en fermant les yeux. Les cuivres donnent un son rouge ; les violons, un son bleu ; les instruments à percussion, un son noir.

La simple gamme : do, ré, mi, fa, sol, la, si, do, va en s’éclaircissant à mesure qu’elle monte ; cela peut être encore admis sans grande difficulté. Mais certains sujets – appelez-les, si vous voulez, des malades – poussent la délicatesse des perceptions jusqu’à un degré que vous ne soupçonneriez pas.

Ils voient réellement la couleur qu’ils entendent. Un d’eux, quand on pinçait la corde d’une guitare, voyait se former sur cette corde un sillon lumineux d’une couleur déterminée. Un autre apercevait une foule de points multicolores qui voltigeaient au-dessus de la tête des choristes chantant un morceau.

Bien que cela puisse déjà paraître suffisamment étrange, il faut épuiser la série. Un sujet ne se contentait point d’entendre les différentes couleurs et de voir les différents tons. Pour lui, les chiffres se coloraient aussi : 1 était noir, 3 jaune, 8 rouge, 9 blanc, etc.

Les jours de la semaine présentaient pour un autre le même phénomène : lundi est gris ; mardi, samedi et dimanche sont rouge foncé ; mercredi et vendredi sont bleus ; jeudi est jaune.

Il n’est jusqu’aux noms de baptême qui, pour un dernier (c’est ici le comble), se paient aussi leur déguisement : Jean est rouge, Joseph bleu, Louis rouge, Lucien jaune, Marius vert.

Vous en avez assez, n’est-ce pas ?
 

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Pourtant, qui sait si toutes ces choses sont absurdes ? Qui pourrait affirmer que ce sont des hallucinations et non point des sensations vraies ? Les sujets que cite M. Baratoux sont pris un peu partout. Ce sont des dames, des officiers, des élèves de l’École polytechnique, des médecins, des ingénieurs, en un mot, des gens habitués à raisonner des choses d’art et de pensée, sachant discerner le sensé du baroque, et l’illusion de la réalité.

Peut-être ne sentons-nous point ces nuances en général parce que nous sommes trop peu habitués à nous observer nous-mêmes. Nous croyons trop bien nous connaître et nous nous contentons d’un à peu près grossier. De plus, nous nous abandonnons si entièrement à une impression dominante, à l’impression du moment, que les autres s’effacent et cessent d’être senties par nous. Elles existent pourtant ; car nous n’avons en somme qu’un seul système nerveux pour communiquer avec tout le monde extérieur, quelles qu’en soient ses manifestations : sens, couleur, odeur, saveur.

Et puisque nous parlons de ces autres sensations qui ne sont ni la couleur, ni le son, disons qu’il y a encore bien des choses neuves à explorer dans leur domaine. Des relations non moins étroites existent entre elles. Le violoncelliste Servais avait coutume de dire à ses élèves, pour leur faire comprendre la différence qui existe entre certains quarts de ton, « qu’ils n’avaient point le même goût. » Il est donc des sons qui ont non seulement une couleur, mais une saveur spéciale. De même, certaines personnes, observées par les mêmes savants, perçoivent des rapports entre l’odeur et la couleur. Il y a des odeurs noires, il y en a de vertes, de bleues et de rouges…

Naturellement, rien de plus facile que de faire des cascades à perte de vue sur ce sujet. On peut rire des poètes décadents ; on peut rire des médecins, des sujets et de nous-mêmes. Mais il y aurait peut-être mieux à faire que de plaisanter : ce serait de réfléchir là-dessus et de chercher à expliquer ce qui paraît ridicule au premier abord.

On s’est donné bien du mal pour classer nos sens, et on n’est pas encore bien d’accord si nous n’en avons que cinq. Qui sait si, au contraire, nous n’en avons pas seulement un qui suffit à tout ?

Maintenant, vous me direz qu’il est encore plus sage de manger, de boire, d’écouter une belle musique, de regarder un beau tableau, de sentir un parfum exquis, sans se mettre la cervelle à l’envers.

Vous aurez raison, certainement, mais…

Je connais un homme très malheureux.
 
 

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(1) Dr Jean Baratoux, « De l’Audition colorée, » in Le Progrès médical, 10 novembre 1887 ; l’article fut tiré à part, l’année suivante, aux bureaux de la revue.
 

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(Arsène Alexandre, in Paris, jeudi 15 mars 1888 ; manuscrit autographe de « Voyelles »)