« Au moins, vous ne vous ennuyez pas ? demanda le médecin.

– Il s’en faut ! »

La vieille et charmante Mme de Breiges avait répliqué assez vivement, avec un doux sourire quelque peu mystérieux. Une indisposition la tenait au lit depuis quelques jours. On l’y voyait presque élégante, arrangée fort proprement par les soins de sa femme de chambre.

« Pardonnez-moi, continua-t-il. C’est que je vous trouve, chère madame, si souvent songeuse… Je craignais…

– Ne craignez rien. D’abord, je ne songe pas constamment ; sachez que je lis parfois et qu’il arrive aussi qu’on me fasse la lecture. Et puis je ne m’ennuie jamais avec mes souvenirs. Je vous dirai même qu’il en est un si merveilleux… »

Elle n’achevait point et demeurait souriante, secrète, ses yeux bleu pâle fixés sur une vision.

« Dois-je insister ? fit-il faiblement.

– Imaginez, reprit Mme de Breiges, que vous avez vécu, dans votre enfance, une aventure féerique ; n’y a-t-il pas là de quoi enchanter vos rêves pour tout le reste de votre existence ?

– Sans doute… concéda évasivement le médecin.

– Oui, oui, vous dites cela avec indulgence… Une aventure féerique, ce n’est pas possible, n’est-ce pas ? Et vous croyez que je bats la campagne. Écoutez-moi.

J’avais douze ans et j’étais fille unique. Mes parents habitaient une belle propriété à Saint-Germain-en-Laye. Une institutrice et un professeur de la ville venaient, à la maison, me donner des leçons particulières. Je n’étais pas une mauvaise élève. Douée d’une sensibilité extrême et d’une très vive imagination, certaines littératures et certains événements historiques me frappaient singulièrement. J’adorais les contes fantastiques. Les grandes infortunes du passé faisaient couler mes larmes. Quand vint pour moi le temps d’étudier la Révolution, le malheur de Marie-Antoinette me jeta dans un trouble extraordinaire, douloureux, presque intolérable. Rien ne peut rendre l’amour passionné, le dévouement fanatique, ni l’indignation que m’inspirait le sort de la reine emprisonnée dans la tour du Temple avec ses enfants. Je ne cessais d’y penser, sans trop le dire pourtant, car j’avais conscience de l’excès de mes sentiments et je me gardais d’attirer sur eux l’attention de mon père et de ma mère. Je m’y complaisais bien trop ! Il me semblait confusément qu’une telle dévotion était plus forte que le temps, qu’elle faisait fi des années et que, après un siècle bientôt, sa ferveur – je ne sais comment–  aidait la reine à supporter son martyre !

Sans que personne pût le soupçonner, j’en étais arrivée à vivre constamment, par la pensée, avec la prisonnière. Mon âme de petite fille exaltée se fondait étrangement avec l’âme de celle que je révérais plus que tout au monde. J’étais obsédée moi-même par la hantise qui avait dû harceler toutes les heures de sa captivité : s’échapper, fuir par n’importe quel moyen, avec la petite Madame royale et le petit dauphin devenu Louis XVII. Je roulais dans ma tête les projets fous, les songes lancinants et irréalisables que la pauvre mère avait certainement ruminés, fiévreuse, pendant ses atroces insomnies ; et ces projets, ces songes, je leur prêtais, bien entendu, la bizarrerie de ma propre fantaisie…

Or, écoutez ceci, mon cher docteur. Un jour, à déjeuner, mon père nous annonça qu’une propriété toute proche de la nôtre venait d’être louée, après être restée longtemps inhabitée. Il ajouta que notre nouvelle voisine, une dame Lebrun, veuve, possédait deux enfants : une fillette de mon âge et un garçon beaucoup plus jeune.

Cette nouvelle ne me causa sur-le-champ aucune émotion. Je n’avais pas fait le rapprochement. Mais, à quelques jours de là, – on était en automne, – comme je me promenais, j’aperçus devant moi, et de dos, dans une allée de feuilles mortes, une dame en deuil qui marchait lentement, les mains posées aux épaules de ses deux enfants… Et alors je pris conscience d’un prodige aussi délicieux qu’effrayant. Je compris que la reine, parmi cent vœux insensés, avait fait celui de s’évader dans le temps, de crever le décor de la durée, pour ainsi dire, d’être projetée hors de son siècle, elle et ses petits, pour aller vivre, obscure et cachée, n’importe où, dans un avenir quelconque – et que ce vœu avait été exaucé ! Quel enchantement !

– Quelle imagination ! fit le docteur. Non, vraiment, vous avez cru que la reine…

– Oui, certes. Ou, plutôt… J’ai voulu le croire. À cause du charme intense de cette illusion. Quand ma raison me remontrait l’absurdité de ma chimère puérile, quand le bon sens me disait : « Mais, voyons, l’Histoire est là, l’Histoire qui nous enseigne que ni la reine, ni la future duchesse d’Angoulême, ni Louis XVII n’ont disparu, comme cela, tous ensemble ! » je secouais la tête, et je m’enfonçais obstinément dans mon mirage…

Je me suis toujours refusée à faire la connaissance de Mme Lebrun et de sa fille, qui, étant donné son âge, était cependant toute désignée pour devenir ma compagne. Prudente, j’aimais mieux me tenir loin d’elles. Pourquoi risquer de dissiper l’ineffable croyance ? C’était si beau !

Lorsque mon père fut contraint de vendre notre joli domaine, – il y a bien longtemps, – Mme Lebrun, toujours en grand deuil, continuait de mener, dans la solitude, une vie des plus retirées. Je n’ai jamais cherché à la revoir, et je ne l’ai jamais revue.

Non, non, ne dramatisons pas davantage. Je ne l’ai jamais revue, ni à Versailles, ni dans les bosquets de Trianon, ni dans le jardin des Tuileries, ni aux environs de la chapelle expiatoire, tous lieux où pourtant je ne me suis jamais privée d’aller rêver. Mais, très souvent, dès que j’en ai le loisir, avec quelle volupté je reviens en arrière, pour retrouver les instants mirifiques où je guettais silencieusement, à travers les branches, le passage mélancolique de cette femme en noir et de ses deux enfants ! »

Le médecin s’apprêtait à dire, d’un ton quelque peu goguenard : « Mais qui donc, alors, eût été guillotiné le 16 octobre 1793 ? Et qui eût épousé le duc d’Angoulême ? »

Mme de Breiges lui parut jouir si merveilleusement du jeu de ses souvenirs, qu’il jugea plus opportun de se taire.
 
 

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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-sixième année, n° 20215, samedi 29 juillet 1939. François Dumont, « Marie-Antoinette et ses enfants au pied d’un arbre » [détail], huile sur toile, 1790 ; « The unfortunate Marie Antoinette, Queen of France, at the place of execution, October 16th 1793, » gravure publiée par John Fairburn, 12 décembre 1793)