Un drame de Villiers (1) a pour titre la Révolte, un deuxième l’Évasion, un autre le Nouveau-Monde. Ces trois mots le contiennent en leurs plus secrètes correspondances, et sont le diaphane réseau à travers quoi il nous fut donné de voir cet esprit.

Il arriva chez nous, sans transition, d’un autre siècle. Étranger (de là sans doute sa réputation d’écrivain étrange), il fut et resta étranger à nos luttes, au quotidien mode de penser des journaux, à l’actuelle politicaille et aux fructueuses chances qui tirent par la ficelle le cerf-volant de la fortune. Tombé comme d’un trop décevant espace où fuiraient d’éclatants soleils, on le devine regarder autour de lui, d’abord sans comprendre. Il vient de l’ancien régime, et trouve des bourgeois avec des journalistes, non sans l’appoint de quelques bons cabots ; le règne n’est plus du sang, mais de l’argent et de la blague avide.

Certes, il en est blessé ; mais sa noblesse se refuse à être directement atteinte par ce qu’elle coudoie, et remplace la colère par un beau sourire de mépris, un sourire aigu, – l’ironie des Contes cruels, – un sourire triste comme une chanson de folle, qui nargue et perce et fouille les poitrines.

Oui, il est bien cet étranger venu de siècles morts, de noblesses déchues, de soleils désormais éteints, ou, mieux que cela, disséqués en profitables, économiques et très sociales veilleuses. Ses yeux léthargiques, malgré tout froissés des turpitudes frôlées, se souviennent des hautes cimes qu’à l’origine ils contemplèrent ; et l’exilé, tombé là de ces grands siècles qu’il dut fouler, chante l’hymne filial aux siècles dont il fut.

Les flots d’une révolte, qui n’a pu s’écouler entière dans le sourire, se lèvent en lui impérieusement, se crêtent d’écume, montueux et larges, et sont nobles toujours comme la mer. Souffrant d’être ici vraiment un étranger, il cherchera l’évasion de cette obscure cuisine où s’égara son esprit de roi ; il cherchera pour soi, comme lit de repos à ses pensées, comme une oasis éclaircie de cristallines fontaines pour son malheureux génie fatigué du désert, – il cherchera le Nouveau-Monde.

Or, esprit qui sait, et en qui les âges d’où il est intellectuellement issu mirent le trait bref aux gestes immenses qui est l’intuition, Villiers créa lui-même son nouveau monde. Par une ironie dernière, ce nouveau monde qu’il se créait, ce monde du Rêve fut créé selon le nôtre ; et, comme une insulte éblouissante au rire d’éclair, le Poète voulut sans doute montrer à ce monde inconscient ce qu’il recelait de gloire et de resplendissants rayons.

Toute contingence est parcelle d’un métal dont l’Idée peut marteler un signe de l’infini. Les faits, l’épisode, tout ce qui nous entoure est un peuple muet, d’une silencieuse éloquence aux gestes qui signifient. C’est à l’Intuition de découvrir cette signification, – et l’on pourrait avancer que la vie d’un fait, d’une contingence, est conditionnée par l’existence de l’idée pour laquelle ils existent, qui est leur raison d’être. Or les voix mystérieuses qui d’un Instant à un Instant disent la vie, sont en tumulte vers leur vie et se répondent ; leur langage obscur et si vaste, celui qui parfois le saisit, n’est-ce pas le Poète, ou le Savant qui pense ? et pour user de très grands mots, peut-être pourrait-on l’appeler celui qui trouve ou donne à trouver le rapport du rythme accidentel au rythme universel. Villiers de l’Isle-Adam fut de ceux-là qui savent entendre et voir ; pour nous, cette plèbe dont parle l’Apocalypse, il traduisit en signes plus intelligibles le langage mystérieux qui nous reste étranger. Je pense bien qu’il le fit, en grande partie, inconsciemment ; mais non sans l’amertume de qui voit et annonce ce qu’il sait que d’autres ne pourront voir. (2)

On pourrait – on l’a fait trop souvent non sans hostilité – rapprocher Villiers d’Edgar Poe. En les deux géniaux poètes, avec des affinités subtiles, les mêmes éléments de l’œuvre coexistent : comme pour le poète français, le motif d’écrire paraît avoir été chez Edgar Poe le dégoût d’un monde abject pour sa natale fierté ; en même temps qu’un rafraîchissant exil dans la science, il voulut trouver une contrée où s’évader, et se créa un monde en matérialisant des rêves. Peut-être chez tous deux faudrait-il chercher le mobile de cette matérialisation, ce qui les força jamais à réaliser un rêve par l’écriture. Est-ce la crainte de la mort, – qu’on se rappelle Ligeia, Vera, – la soif d’une survie, le désir d’une expérience, plus petitement la nécessité quotidienne de vivre, – ou la charité hautaine du Roy qui jette l’or à la foule ? mais ce sont là des points qu’il conviendra peut-être d’analyser ailleurs.

Entre Poe et Villiers, la différence naît de la nature de l’Idée. Poe, rigoureux et précis, mais d’une diaphane immatérialité, despote d’un rêve qu’il édifia splendide, se voit le rire crispé aux lèvres, les mains énervées aux flancs du monument qu’il fit surgir des choses. Villiers, nullement plus aristocratique de soudaine pensée, mais plus traditionnellement princier, vit d’une révolte qui jamais ne se convulse et plutôt s’éloigne en dédaignant. Villiers de l’Isle-Adam, moins grand sans doute, – s’il est permis de mesurer ! – est peut-être plus proche du désir futur par sa sérénité. Aussi le sait-on catholique, mais de la race de J. Barbey d’Aurevilly, attaché pour toujours à l’ancien régime que rappelle son très noble sourire. Edgar Poe, idéaliste-panthéiste, – Eurêka, – et privé de ce port confortable d’une formule religieuse, voit son esprit sans chaîne secoué de plus grandioses visions ; son œil a scruté plus d’univers, mais il en a gardé des souvenirs peut-être encore irréductibles, et comme l’indécise sensation d’une insécurité.

Villiers, lui aussi, est idéaliste (3), – parfois ne dirait-on spiritiste ? – mais il est avant tout chrétien ; c’est en la foi qu’il puise la force aiguisée du dédain et sa pensée trouve dans l’idée de Dieu un repos digne de sa noblesse. Son idéalisme est celui d’un intuitif surtout, – idéalisme de sentiment : car le cerveau du comte de Villiers fut surtout riche de grands vols lyriques, et certes bien moins compliqué que celui d’Edgar Poe.

Ce qui fera bien saisir les différences, – et j’y insiste, car trop souvent on discuta l’identité ! – c’est la spéciale manière dont ils conçurent la science.

Edgar Poe se réfugie dans la science ; elle est son castel encore vierge, vierge et impénétrable, et seul comme le castel de sa Pensée pure. Contre le monde, il cherche asile en sa pensée. Contre le monde aussi, il trouve dans la science un asile somptueux, comme un temple nouveau, riche de symboles et de gestes et de rites : de gestes qui montrent plus haut, de rites qui entonnent un cantique à l’énigme, de symboles qui dévoilent leur Philosophie. Il marche par la science comme les vieux Grecs fendaient les mers, vers le continent inconnu et la Toison d’or qu’il contient ; il marche à travers la science vers la philosophie qui en émane.

Lorsque la science apparut à Villiers de l’Isle-Adam, il la perçut d’abord étrangère, et la sentit bientôt insolite à sa foi. À ce poète d’intuition, qui n’en vit pas en cet instant la Raison d’être, elle fut évidemment hostile. – Et l’ironie et le dédain issus de sa croyance l’instiguant contre la foule, sa noblesse fut blessée de savoir que le peuple admirait, – sans comprendre, mais admirait, – ce qu’il n’avait pas encore inscrit, lui, dans le cercle où rayonnait son regard. Étonné, peut-être vaguement inquiet, il se fit une arme de cette Étrangère, et son mépris de Légitimiste et de vieux noble voulut flageller la foule positive avec les bandelettes de son idole. (4) On peut dire qu’il persifla la foule en remplaçant pour elle, – et comme elle le devait concevoir, – par les mécaniques de la science, la pure cantilène du sentiment. – Cependant, cette alliée, – mariage de raison sans doute, – s’imposait, réclamait des regards, l’obsédait même de sa présence. Un jour vint qu’il la vit et qu’elle le fascina ; il en saisit la signification et la décréta splendide, et, donnant au Savant des allures comme dans l’épopée, il créa Edison : il avait enfin conçu la Science et, pour soi-même, découvert sa raison d’être. Alors, il la ploya vers son idée, et c’est ainsi qu’il fit surgir l’étonnante vision de l’Ève future qu’on pourrait traduire par cette proposition :
 

« la Science positive m’apparaît, ayant pour FONCTION d’édifier le Rêve. »

 

Et je m'arrête ici, n'ayant pas l'ambition d'être « complet, » en ces pages écrites un peu d'instinct. Rien n'a été dit par moi de la forme merveilleuse du comte de Villiers, ni de son mépris pour le Progrès et la « Civilisation » (histoires insolites). Il fut un des créateurs du vrai Poème en prose, et nul depuis n’a dépassé en lumière, en pureté de lignes ou par l’éclat de pierreries, les nobles féeries qui se déroulent dans sa phrase. Mais que sert-il de le montrer et ne vaut-il pas mieux relire Akëdysséril, Lysiane d’Aubelleyne ou l’Annonciateur ?

Villiers est mort pauvre ; soit. Il est mort sans la gloire assez nauséabonde exsudée par la foule. Mais n’affichons pas des regrets trop décidément stériles ; s’il est entré dans le passé avec tout ce qui vivait encore en lui pour l’Art, c’est qu’ainsi le voulaient les temps qui le firent naître. Je sais de mes amis qui déplorent la perte de ce que recelait encore d’informulé le cerveau du Poète ; – qu’importe ? Il est venu comme il fallait qu’il vînt et ce qui devait lui survivre nous reste : l’Idée génératrice dont il féconda les choses qu’il sut voir, – laquelle donnera naissance à d’autres Idées, indéfiniment, indéfiniment dans l’avenir.
 
 

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(1) Avis préalable aux friands d’« actualité » qui seraient tentés par le titre : je n’ai vu qu’une seule fois Villiers de l’Isle-Adam ; je ne sais rien des anecdotes et ne lis pas le Figaro. J’ignore, mais oui vraiment, j’ignore toute les anecdotes ; et, si j’en savais, je les oublierais pour écrire ces pages, n’aimant pas à tresser des faits divers en couronnes funèbres.
 

(2) Dans les « Contes Cruels, » Impatience de la Foule.
 

(3) Vera, L’Amour suprême.
 

(4) La Machine à Gloire ; l’Analyse chimique du dernier Soupir, par exemple.
 
 

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(Albert Mockel, « Chronique littéraire, » in La Wallonie, revue mensuelle de littérature et d’art, quatrième année, 1889)