Une légende chrétienne

 

Le christianisme était vainqueur en Armorique. La poésie bretonne mêla à la magie païenne, faite de mélancolie, de fatalisme et d’enthousiasme, une indignation biblique. Un chant, dans un monde surtout où rien n’était écrit, mais accumulé dans les mémoires, comme le monde celtique, traduisait des préoccupations nationales. La légende de la ville d’Ys, ordonnée comme une tragédie grecque, nous restitue l’esprit de ces temps encore inconsciemment menés par la brutalité, par la frénésie charnelle du paganisme, mais déjà saisis par les représentations effrayantes, poussées jusqu’à l’horreur, de la religion chrétienne. C’est Balthazar déchiffrant le « Mané, Thécel, Pharès. » Saint Gwénolé surgit, pareil à l’ange qui vint faire part à l’homme juste de la colère de Dieu contre Sodome et Gomorrhe. Le raz-de-marée qui submerge Ys est soulevé par l’Éternel comme le Déluge dans la Genèse. La vengeance divine s’exerce contre la veulerie et la déchéance des hommes.

Mais, d’autre part, Gwenolé est doué d’un même esprit prophétique et secoué d’une même frénésie qu’un Gwench’lan, barde devin, ou qu’un Talièsin, qui prédirent à des chefs armoricains ou gallois les pires malheurs.

Le peuple, qui entendit clamer la ruine de la cité maudite, écoutait donc, sans trop brutale transplantation, promulguer une loi qui mettait un frein aux appétits mauvais. La harpe druidique résonnait toujours, mais un génie oriental avait changé une de ses cordes. Le temps décharne. Dépouillée de sa luxuriance poétique, il est aisé de trouver ce qu’a d’éternellement humain cette grandiose légende de la ville d’Ys. Nous avons dit plus haut qu’elle était composée comme une tragédie grecque. Quels sont les éléments qui forment son ossature ?

Pour ces jeunes colonies chrétiennes, groupées dans les forêts d’Armorique, autour des monastères des successeurs de Ronan et de Corentin, il n’y avait plus que rancune contre le paganisme. Les mauvais dieux demandaient un culte d’égorgements et de prostitutions. La ville, sur laquelle, telle une Velléda, régnait Dahut, synthétisait donc le paganisme. Elle était un premier sujet d’horreur.

Les moines qui avaient introduit l’Ecclésiaste, toute la loi mosaïque chez les néophytes, leur avaient inspiré la méfiance de la femme, « plus amère que la mort. » Dahut, c’était la luxure déchaînée, la tentation aux délices funestes, c’était la Femme, Ève ou Bethsabée.

Enfin, l’élément eschylien du drame que le catholique primitif a joint aux deux terreurs, qui résument ses instincts à mater, est fourni par la Nature qui l’entoure, qui le menace : Anankè grec, Fatum latin, l’Océan qui l’attire, dont il vit et qui ne rend jamais sa proie.

L’idolâtrie, la folle des sens, la Mer, tout ce qui lutte contre la faiblesse humaine, la légende de la ville d’Ys, un des premiers documents de l’ère chrétienne en Armorique, les met en valeur.
 

Velléda ou Messaline ?

 

De Dahut, nous faisions tout à l’heure une Velléda. À tort, car les druidesses qui régnaient dans les îles de l’Océan Atlantique, les Sènes, étaient vouées à une virginité perpétuelle. Or, la fille de Gradlon, comme la Catherine du calvaire de Guimiliau, était « la Dissolue. » Dans son palais marin, elle semble avoir dirigé des bacchanales et s’être offerte au peuple en des triomphes obscènes, comme une Messaline. À Ys, « toujours fatiguée, jamais rassasiée, » elle était la « divum hominumque voluptas. » Le délire d’Ys, n’était-ce pas, autour de la prostitution d’une princesse, la culte érotique de Rome à la décadence ? Dahut, avec ses caprices, son étonnante et sanguinaire folie, n’est-elle pas une sorte de Néron femelle ? Les païens que méprisaient les Bretons étaient-ils des adorateurs de Belen ou de Teutatès, ou des fidèles des mystères de la Bonne Déesse ?
 

L’occupation romaine

 

Lorsque les Cambriens débarquèrent dans la Cornouaille armoricaine, les troupes régulières contre lesquelles ils eurent à combattre n’étaient pas des tribus indigènes. Leurs nefs avaient été signalées en latin : « Custos, quid de nocte ? » M. Marc Daubrive, dans un roman sur Ys, « La Cité luxurieuse, » a peint la vie des légions romaines qui occupaient alors le littoral de l’Atlantique.

Si l’on s’en rapporte, pour jalonner la vie du roi Gradlon, aux dates que donne Albert de Morlaix, il faudrait placer l’irruption des insulaires à la fin au IVe siècle. M. de La Borderie, dans son Histoire de Bretagne, fixe à 486 la date des premières relations entre le monarque quimpérois et saint Gwénolé, qui mourut en 532. Or, Albert de Morlaix fait trépasser Gradlon-Meur en 408 ! Nous serions d’accord avec M. Daubrive pour estimer que les galères bretonnes apparurent au large du Cap de la Chèvre, vers 470, alors que les Hérules mettaient à sac la Ville éternelle et déposaient Romulus Augustule.
 

Ker-Is, station gallo-romaine

 

La table de Peutinger, dont on retrouva à Cologne une copie du XIIIe siècle, nous donne la carte de toutes les annexions romaines en Gaule. La péninsule armoricaine faisait partie de la 2e Lugdunaise.

On sait avec quel soin les Latins organisaient leurs conquêtes. Ils avaient un remarquable service des Ponts et Chaussées. Trois catégories de voies sillonnaient le pays, reliant entre elles les grandes villes qu’ils avaient fondées et les oppidums où ils tenaient garnison.

Commercialement, ils avaient tiré parti de leurs possessions. Du Forum, des négociants étaient venus trafiquer dans la Bretagne maritime et intérieure. Ils avaient transporté leurs dieux, leurs coutumes, et, dans les baies, aux endroits les plus cléments de la côte, ils avaient construit des stations de plaisance, des cités balnéaires où ils avaient l’illusion d’être encore à Ostie.

Lorsque les timoniers de Gradlon virent la terre de Cornouaille, les villes qui leur apparurent brillaient au soleil de tous leurs marbres, comme Rome sur ses sept collines.
 
 

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(Florian Le Roy, in L’Ouest-Éclair, journal républicain du matin, vingt-neuvième année, n° 9778, jeudi 2 août 1928)