Il y avait un jardin disposé un peu à la mode d’autrefois et entouré d’un mur de briques très élevé. Au milieu, un vivier environné de pelouses, de parterres et d’arbustes. Puis venait une large allée de gravier qui faisait le tour du jardin. L’espace compris entre l’allée et le mur était planté de fleurs, de légumes et d’arbres fruitiers.

Au pied de l’un de ceux-ci se trouvait une fourmilière dont les habitantes avaient poussé très loin leurs galeries souterraines. Un jour, deux citoyennes du lieu se rencontrèrent dans une galerie :

« Ah ! mon amie, dit la première, que je suis heureuse de vous voir ! Où donc avez-vous été pendant votre si longue absence ? Nous étions très inquiètes à votre sujet ; nous avions peur qu’un accident ne vous fût arrivé.

– Je suis maintenant, répondit l’autre, presque une étrangère ici. Vous n’êtes pas sans savoir que je reviens d’un long voyage.

– Un voyage ! Où, je vous prie ? Et pourquoi ?

– Pure curiosité de ma part ! J’étais depuis longtemps mécontente d’en savoir si peu sur notre monde ; je me suis enfin décidée à partir en découverte. Je peux me vanter d’avoir parcouru le monde jusqu’à ses extrêmes limites et il n’y a pas grand-chose qui ait échappé à mes investigations.

– C’est merveilleux ! Quelle voyageuse vous faites et que de choses vous devez avoir vues !

– Mais oui. J’en ai certainement vu plus que la plupart des fourmis, mais au prix de tant de fatigues et de périls que je ne sais si cela en valait la peine.

– Voudriez-vous me faire le plaisir de me raconter un peu vos aventures ?

– Volontiers. Je me mis en route de bonne heure, par une matinée ensoleillée. Je traversai nos établissements et la zone de plantations qui les entourent. Je rencontrai alors une plaine vaste et nue sur laquelle n’apparaissait, à perte de vue, aucune trace de verdure ; le sol était dur et recouvert partout de grosses pierres qui le rendait aussi désagréable à voir que pénible à parcourir. J’avançais donc difficilement, lorsque j’entendis derrière moi un grondement qui devenait de plus en plus fort. Je me retourne et j’aperçois avec épouvante une grande montagne qui roulait dans ma direction ; elle allait si vite qu’il m’était impossible de l’éviter.

Je m’aplatis derrière une pierre, me croyant déjà morte. Aussitôt, la montagne passe sur moi, et je reste sans connaissance je ne sais combien de temps. En revenant à moi, la première chose que je fis fut de m’étirer les membres un par un : à ma grande surprise, je n’avais aucune blessure. Mais le cataclysme avait presque enfoncé dans la terre la pierre qui m’avait abritée.

– Vous l’avez échappé belle.

– Je vous crois. À force de marcher dans le désert, j’en atteignis enfin les bornes pour mettre le pied sur une vaste étendue de terrain vert. Cette masse de verdure était surtout formée de feuilles longues, étroites et effilées, serrées les unes contre les autres d’une manière si inextricable que je ne pouvais cheminer qu’au prix des plus grandes difficultés ; je me serais perdue si je n’avais eu soin de toujours me diriger du côté du soleil. J’étais à peu près au centre de ce pays vert, lorsque la vue d’un gros monstre à quatre pattes me fit tressaillir. Il bondit en l’air, comme s’il se fût envolé, et, dans son saut, passa juste au-dessus de moi. Un peu plus loin, j’arrivai en courant, et sans m’en apercevoir, sur une de ces bêtes rampantes, au corps allongé et arrondi, qui n’ont ni tête, ni queue, ni pattes, et que nous rencontrons quelquefois dans le sol, près de chez nous. Dès qu’elle me sentit sur son dos, elle se retira bien vite dans son trou, si vite qu’elle faillit m’entraîner avec elle ; mais, d’un bond, je m’échappai.

J’atteignis enfin péniblement l’extrémité de cette région enchevêtrée, et je me trouvai sur un territoire découvert comme celui que nous habitons. Il y avait là des arbres si élevés que je ne pouvais en voir le sommet. J’avais faim ; je me mis à grimper au premier, en quête de quelque fruit, mais je fus obligée de descendre après des recherches aussi fatigantes qu’inutiles ; je grimpai sur d’autres arbres, sans plus de succès : il y avait bien des fleurs et des feuilles en quantité, mais rien à manger. Je serais morte de faim, si je n’avais trouvé sur le sol des baies aigres et âpres dont je fis un triste repas. Je courus alors un danger plus grand que tous les précédents. Un de ces êtres emplumés, à deux pattes, que nous apercevons souvent à nos propres dépens, sauta d’une branche et, de son bec énorme, ramassa la baie même sur laquelle j’étais. Par bonheur, au lieu de l’avaler tout de suite, il s’envola vers un arbre. J’eus le temps de me dégager, et je tombai par terre de très haut, sans me blesser.

Ayant dépassé la plantation, je me vis de nouveau sur une terre aussi verte et aussi inextricable que précédemment. Après l’avoir traversée difficilement, je me trouvai tout à coup sur le bord d’une plaine étendue et étincelante, dont j’ignorais la nature. Je m’aventurai sur une feuille tombée, et j’en gagnai l’extrémité. Là, je ne fus pas peu surprise de me rencontrer nez à nez avec une fourmi qui semblait sortir de dessous la feuille. Je fis un pas pour l’embrasser comme une sœur ; au lieu de cela, je sentis une substance froide et inconsistante dans laquelle je me serais enfoncée, si je ne m’étais retournée aussitôt et rattrapée à la feuille, où je parvins à me replacer. Je savais maintenant que la grande plaine en face de moi était faite de ce fluide qui tombe parfois du ciel et nous cause tant d’ennuis lorsqu’il inonde nos trous.

Comme je réfléchissais à la manière de continuer mon voyage, une douce brise s’éleva, et, avant que je m’en fusse aperçue, poussa la feuille loin de la terre ferme, sur ce fluide qui, bien que sans consistance, supportait cependant la feuille et moi par-dessus. Grande fut ma frayeur ; je courais de tous les côtés, cherchant un moyen de revenir en arrière ; mais il n’y fallait pas songer. Je me résignai donc à mon sort ; je pris même plaisir à ce mode facile de transport qui me faisait ainsi aller de l’avant. Mais que de nouvelles et extraordinaires créatures habitaient cette contrée liquide ! Des êtres de dimensions prodigieuses, couverts d’écailles brillantes et diversement colorées, passaient devant moi avec une extrême rapidité, glissant en tous sens. Avec une tête volumineuse, des yeux fixes, une bouche d’une effroyable largeur, sans pattes, ils semblaient se mouvoir grâce à des sortes d’ailes fixées en divers endroits de leur corps et, en particulier, au bout de la queue toujours en mouvement. Des êtres moins gros, de formes étonnantes et variées, allaient et venaient dans le fluide limpide, ou se reposaient à sa surface ; je remarquai avec terreur que nombre d’entre eux étaient sans cesse pris et avalés par les plus gros.

J’étais à peu près au centre de la plaine unie, lorsque la surface devint houleuse ; elle s’élevait tantôt, et tantôt s’abaissait ; ma feuille, ainsi ballottée, menaçait de se renverser. Je tremblais à la pensée de ce qui m’attendait, si j’étais jetée parmi les monstres que j’avais sous les yeux. Mais je fus portée, saine et sauve, jusqu’à l’autre bord, et je pris pied avec joie sur la terre sèche. J’eus alors à faire l’ascension d’un terrain vert qui montait en pente douce vers une plantation de grands arbres semblable à celle que j’avais déjà traversée. À cette plantation succédait une nouvelle plaine verte, puis un autre désert de pierres, et j’atteignis enfin les bornes opposées de notre monde, formées par cette même et immense muraille qui s’élève jusqu’aux cieux et qui le limite aussi de notre côté.

C’est là que je vis une nation de même race que nous, et dont la manière de vivre diffère peu de la nôtre. Ces fourmis me conduisirent chez elles, m’y accordèrent l’hospitalité et me permirent de les accompagner dans leurs excursions. Il y avait dans le voisinage un bel arbre fruitier auquel nous rendions de fréquentes visites. Un jour que je me régalais au centre d’une prune délicieuse, je fus soudain enlevée très vite et emportée dans un endroit obscur où, au milieu d’un horrible fracas, je tombai sur de la chair humide ; j’en fus presque aussitôt expulsée dans un souffle impétueux de vent chargé d’humidité, et je me trouvai sur le sol, empêtrée dans la bave. Je me dégageai, non sans efforts, et regardant au-dessus de moi, j’aperçus un de ces énormes animaux à deux pieds qui, maintes fois, éparpillent de la terre sur nous afin de nous effrayer.

Mes nouvelles amies commençaient à me faire entendre qu’il était temps de partir ; car, vous le savez, nous n’aimons pas naturaliser les étrangers. Ce fut un bonheur pour moi que cette insinuation, à laquelle j’obéis. Je venais en effet de quitter la place, et j’étais sur une éminence voisine, lorsque j’entends par derrière une détonation épouvantable ; je me retourne : toute la fourmilière sautait en l’air au milieu des flammes et de la fumée. Tout autour et à de grandes distances retombaient des corps à demi consumés, pêle-mêle avec les ruines de l’établissement ; puis des vapeurs s’élevèrent, si suffocantes que je m’évanouis. De malheureuses fugitives m’apprirent que l’on attribuait le désastre à un feu souterrain qui avait fait explosion ; on supposait que le mauvais monstre à deux pieds, aux mâchoires duquel j’avais si heureusement échappé, n’y était pas étranger, car on l’avait vu, avant la catastrophe, verser dans les trous qui conduisaient à la grande salle, des grains noirs et brillants.

Pour revenir de ces contrées lointaines, j’ai longé le mur d’enceinte qui, d’après mes remarques, devait me conduire ici. Je fis la rencontre de plusieurs tribus errantes de fourmis, et je me joignis souvent à leurs fourrageurs en quête de vivre. Un jour, notre bande, alléchée par une douce odeur, fit l’escalade de colonnes élevées qui supportaient un grand édifice circulaire, pourvu d’une seule ouverture. Par cette porte entraient et sortaient incessamment ces bêtes ailées que nous voyons souvent en train de sucer le jus des fleurs. Leur tournure rappelle un peu nos formes, bien qu’elles soient beaucoup plus grosses que nous ; elles sont armées d’un aiguillon terrible. Avaient-elles bâti elles-mêmes leur vaste habitation, ou bien était-elle due à la bienfaisance d’un être plus puissant ? Je ne sais. Mais elles semblaient y déposer ce qu’elles recueillent d’une manière si laborieuse ; car elles arrivaient sans relâche, chargées d’une substance parfumée, entraient avec leur fardeau et sortaient débarrassées. Nous avions grande envie d’entrer avec elles ; mais leur aspect formidable nous arrêtait, et aussi un murmure continu provenant de l’intérieur et dans lequel on devinait l’accent de la colère. Deux ou trois d’entre nous, des plus hardies, choisissant le moment où l’ouverture était à peu près libre, s’y aventurèrent ; mais elles réapparurent bientôt en fuyant, et poursuivies : foulées aux pieds sous la porte, elles y furent massacrées. Nous battîmes rapidement en retraite.

Deux aventures qui m’arrivèrent ensuite ont bien failli m’empêcher de revoir ma patrie. Je m’étais installée un soir, avec une compagne de route, dans une coquille d’escargot vide ; mais il tomba pendant la nuit une telle averse que la coquille se remplit d’eau et que je m’éveillai à moitié suffoquée. Par bonheur, j’avais la tête tournée du côté de l’ouverture ; je pus grimper au sommet et, de là, gagner un endroit sec. Ma compagne, qui avait pénétré plus avant dans la coquille, ne revint plus.

Peu après, marchant près de la muraille, je découvris un trou assez curieux. Il présentait un orifice arrondi et se rétrécissait à mesure qu’il s’enfonçait. Je m’approche davantage pour mieux l’examiner. Mais le bord, qui était de sable fin, cède et je glisse au fond du trou. Aussitôt, un être pourvu de cornes énormes et de griffes effroyables surgit hors du sable et veut me saisir. Mais je prends la fuite et je me mets à remonter en courant. Il me lance alors une telle pluie de sable que j’en suis aveuglée et que je manque de retomber. Je parvins cependant à me mettre hors d’atteinte, mais je courais toujours ; je ne me suis arrêtée qu’à une très longue distance. J’ai su par la suite que c’était là l’antre d’un fourmi-lion, et que celui-ci est un terrible ennemi pour nous. Il ne peut nous égaler en vitesse, et c’est grâce à son artificieux stratagème qu’il arrive à s’emparer de sa proie.

Ce fut ma dernière aventure. J’ai revu mon pays natal avec une grande joie ; je ne le quitterai plus. – Quel profit ai-je recueilli de mes voyages ? Je l’ignore ; mais j’en ai tiré une importante conclusion.

– Quelle conclusion ? dit l’amie.

– Vous connaissez l’opinion courante d’après laquelle tout a été fait pour nous seules. Eh bien ! j’ai vu des étendues considérables de pays où nous ne pourrions jamais vivre ; ces vastes contrées sont cependant peuplées d’êtres beaucoup plus grands et beaucoup plus forts que nous : aussi ai-je la conviction que le Créateur a fait le monde aussi bien pour les autres que pour nous.

– C’est assez probable ; mais vous feriez mieux de garder votre opinion pour vous.

– Pourquoi ?

– Vous connaissez l’orgueil de notre race, ses prétentions à la sagesse et à l’antiquité de son origine. De sorte que, nous autres fourmis, nous nous jugerions outragées si l’on essayait de nous diminuer à nos propres yeux !

– Mais la sagesse ne consiste pas à se tromper.

– Eh bien ! faites comme vous l’entendez. Merci pour le plaisir que m’a procuré votre récit, et adieu ! »
 
 

 

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(John Aikin et Anna Laetitia Barbauld, « The Travelled Ant, » in Evenings et Home, or The Juvenile Budget Opened, vol. V [twenty-fourth evening], London : J. Johnson, 1796 ; traduction anonyme dans « Le Coin des enfants, » in Les Temps nouveaux, supplément littéraire paraissant tous les samedis, tome IV, n° 50, 1902. La première adaptation française est parue dans Les Soirées au logis, ou l’ouverture du porte-feuille de la jeunesse ; renfermant un mélange de pièces diverses pour l’instruction des jeunes personnes, vol. IV, Genève : Chez J. J. Paschoud, 1797. Illustration de J. J. Grandville pour « La Cigale et la Fourmi » de Jean de La Fontaine)