Joséphin Daumats, membre de l’Institut et professeur de paléontologie humaine au Collège de France, achevait paisiblement une longue et brillante carrière dans la préhistoire, où les documents, rares et incertains, laissent à l’imagination une assez jolie carrière. De ce don poétique, du reste, notre illustre savant n’était pas dépourvu : il ne restait jamais à court d’hypothèses ingénieuses, qui représentent, pour ces recherches en terrain inexploré, ce que sont les pilotis pour les maisons édifiées sur un sol mouvant.
 

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Ce jour-là, il était en veine de confidences. Il passait lentement les doigts dans son ample barbe blanche, que d’innombrables pipes avaient un peu jaunie autour de la bouche, et se laissait aller au fil des souvenirs. Il me racontait ses pénibles débuts de jeune agrégé, envoyé en mission officielle dans l’île de Sumatra avec un assez vague programme d’études anthropologiques.

« Descendons-nous du singe, ou bien y retournons-nous insensiblement ? C’est une question qui passionne le grand public, à l’égal de celle de Glozel, mais qui, pour les initiés, est beaucoup moins simple qu’il ne paraît. Les origines de l’humanité se perdent dans la nuit des temps et je doute que l’on puisse jamais y voir très clair. Nos ancêtres étaient-ils des géants ou des pygmées ? Certes, les trouvailles des Eyzies et de Solutré sont précieuses ; mais elles laissent subsister de nombreux points d’interrogation.

Voici quelque cinquante ans, j’arpentais la lointaine île de Sumatra, traversant d’immenses forêts, dont le fouillis inextricable donnait à penser que la vie était conservée là, sous l’épaisseur de ces voûtes végétales, telle qu’elle avait dû être à l’aurore du monde terrestre. Des arbres gigantesques, dont l’âge ne pouvait être évalué, et dont les branches emmêlées de lianes formaient comme un lacis de monstrueux reptiles, abritaient des centaines d’animaux. Parmi ce petit peuple de poil et de plumes, criant et jacassant à qui mieux mieux, j’aperçus un jour, à travers les feuilles, un couple minuscule de cynocéphales que je ne parvenais pas, malgré l’aide de mes jumelles, à identifier avec certitude. Pourtant, ils paraissaient bien être des spécimens d’une rarissime espèce, appelée « psillandrus spectrum. »

Ces tout petits mammifères, hauts d’une trentaine de centimètres, que je n’avais jamais vus que sur les planches d’ouvrages spéciaux, ressemblent étrangement à des humains en miniature. Frugivores, arboricoles et de mœurs très douces, ce sont des sortes de singes raisonnables. Ceux-là allaient et venaient avec vivacité dans l’épais feuillage, m’examinant avec curiosité, s’embusquant derrière une fourche de branches pour mieux considérer, sans être vus, l’être bizarre que je devais représenter pour eux.

Puis, soudain, pris de peur, ils disparurent, et je compris qu’il me serait impossible de jamais les capturer. Pourtant, une envie terrible me prenait de voir de près ces simili-hommes qui m’intriguaient tant. D’un geste rapide, j’épaulai ma carabine et tirai au jugé dans la direction où le couple venait de se cacher. Les deux gracieux petits animaux, aussi légers que des feuilles mortes, dégringolèrent longuement de branche en branche et tombèrent à mes pieds. L’un d’eux était mort ; l’autre vivait encore et eut pour moi, dans sa brève agonie entrecoupée de plaintes, un regard d’angoisse que je n’oublierai jamais.

Stupide, je les considérai. Vraiment, ils étaient jolis, dans l’absolue perfection de leurs formes menues et bien équilibrées. Ils me représentaient assez bien les habitants de Lilliput que Gulliver avait accoutumé de regarder à la loupe. Au surplus, si cela vous intéresse, vous pouvez les voir au Museum, soigneusement naturalisés. Car je les ai rapportés en Europe, très fier d’avoir pu enrichir nos collections de zoologie de ces curieux exemplaires d’une race à peu près disparue.

Mais je dois vous avouer, en toute sincérité, qu’en avançant en âge, je suis de plus en plus perplexe sur l’identité de mes innocentes victimes. Et il m’arrive parfois, en passant devant la vitrine où elles sont exposées, de me demander si je n’avais pas commis sur elles cette sorte de meurtre odieux qu’on appelle homicide… Qui m’assurera que ce n’étaient pas des hommes, soit dégénérés, soit conservés dans la pureté originelle de l’espèce hominienne ? Notre race va-t-elle au gigantisme ou au nanisme ? Quel langage parlaient-ils entre eux ? N’eurent-ils pas le temps de maudire ce grand frère inconnu, pour qui ils n’avaient montré que curieux intérêt et qui leur avait fait, sans raison, tant de mal ? Et le dernier regard de la femelle qui mourut dans mes mains, rouges de son sang, n’était-il pas chargé d’un muet reproche ?

Il y a des nuits où, l’insomnie aidant, je revois cette petite prunelle presque humaine, anxieusement fixée sur la mienne. Et je me dis alors que, peut-être, je suis un assassin…

À la séance solennelle des cinq Académies, paré de mes ordres étrangers et de tous mes rubans multicolores, l’épée au côté battant mon pantalon vert, j’ai proclamé l’autre jour que la science, étant le plus noble but de l’activité humaine, avait tous les droits. En prononçant cette phrase un peu ridicule, je me suis senti pincé par un obscur remords, dont je ne peux plus me délivrer. Qui sait si le désir immodéré de savoir et de connaître ne m’a pas fait commettre, il y a un demi-siècle, dans la sauvage forêt de Sumatra, un véritable crime ?… »
 
 

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(Albert Déchelette, in Le Gaulois, journal de défense sociale, n° 18566, soixante-troisième année, troisième série, dimanche 5 août 1928 ; illustration d’Arthur Burdett Frost pour Rhyme? and Reason? [1888] de Lewis Carroll)