Le jour où cette brute furieuse creva le tableau de Poussin dans une galerie du Louvre, Anatole éprouva la plus forte angoisse de sa vie et courut au salon carré.

La Joconde souriait toujours, les mains croisées, intacte, mystérieuse et fine, sur les caprices du paysage bleuâtre. Elle était là, sauvée des siècles et des révolutions, à portée de la barbarie ignorante capable en une seconde d’anéantir le plus beau visage humain. Qui pouvait en cet endroit parer le geste d’un fou ? À quelques pas, un peintre copiait les Noces de Cana, de Véronèse, et le gardien, vieux militaire à médaille, sommeillait sur sa chaise, donnant de la tête contre le cadre de l’Antiope, du Corrège.

Ce salon carré était donc abandonné, livré au premier venu ? Qui défendrait la petite infante Marguerite de Vélazquez, les portraits du Titien, le Concert champêtre, de Giorgione ? Anatole tremblait surtout pour la distinction suprême des figures du Vinci, pour ce sourire énigmatique de la Joconde auquel répondait, à l’autre bout de la salle, le sourire de Sainte Anne. Il s’arrêta un instant devant ce dernier tableau dont la grâce à la fois mystique et païenne l’enchantait ; puis, il pénétra dans la galerie de l’école italienne.

Un groupe d’étrangers indifférents et fourbus suivait l’interprète dont l’explication monotone traînait comme un murmure d’antienne à travers l’immense musée. De loin en loin, un gardien assis devant la petite table aux catalogues bâillait et regardait l’heure avec ennui, tandis que quelques désœuvrés, les mains dans les poches, levaient sur les toiles des yeux sans regard, hébétés par le calorifère qui leur soufflait dans le dos une chaude haleine.

Anatole épiait ces gens, les suivait, les regardait au visage, surveillait les mains, faisait bonne garde. Il alla même signaler au gardien de la salle Las-Cases un individu dont les allures lui paraissaient suspectes. Le fonctionnaire toisa Anatole avec méfiance et tourna les talons.

Il n’y avait plus qu’une chose à faire : veiller soi-même au trésor du salon carré. Il y avait encore bien des choses à protéger derrière la grande salle des Rubens où sont les Teniers, les Ostade, les Breughel, les Rembrandt, isolés en une série de petites pièces désertes. Mais en somme, Anvers, Dresde, Amsterdam regorgeaient de chefs-d’œuvre de ces peintres, tandis que la Joconde ne se remplacerait jamais. Il fallait se dévouer pour cette création unique contre la haine de la beauté, cet appétit de destruction qui est le signe le plus évident de la bestialité dans l’homme, car seul l’art guérit de la grossièreté originelle, disait Léonard de Vinci à ses élèves de l’Académie de Milan.

Anatole revint donc tous les jours se poster devant le cadre de la Joconde. Le militaire à médaille s’étonna d’abord, puis le prit pour un maniaque, et retomba dans ses somnolences. Cette faction farouche, cette immobilité sur la banquette de velours reposait Anatole de ses nuits de travail occupées à des traductions pour une librairie classique. À force de vivre en tête-à-tête avec Mona Lisa, il quittait le XIXe siècle pour reculer dans le XVIe siècle. Il voyait l’atelier de Florence où le Vinci fixa ce visage en l’an 1500, au chant des luths dont la douceur avait relevé d’une félicité subtile l’indulgence un peu désabusée des lèvres de Mona Lisa.

Dans l’hallucination que procure la contemplation soutenue, Anatole voyait la poitrine de la Joconde se soulever et la bouche bienveillante s’entrouvrir pour livrer le secret de sa vie charnelle et idéale, les confidences de tous ceux qui l’adorèrent, les artistes, les poètes et les rois.

Elle lui disait : « Le peintre que Ludovic Sforza appelait le grand rêveur ingénieux me donna au roi François Ier contre 4,000 écus. Le maître qui mit quatre ans à me créer et à me parfaire souffrit moins de la haine de Michel-Ange, de l’apothéose de Raphaël et des rigueurs de Léon X que de notre éloignement. Mais le roi magnifique, dont tu vois en face de moi le portrait par Titien Vecelli, aimait la gloire du talent autant que celle des armes. Au grand Léonard méconnu dans sa patrie, il fit don du château de Clou, près d’Amboise, avec 35,000 livres de rente ; il adoucit les infirmités de sa vieillesse ; et quand le vainqueur de Marignan eut fermé ses yeux en l’appelant « mon père, » l’année 1519, il fit reconstruire pour moi le château de Fontainebleau comme pour une femme aimée. Sa tendresse exclusive et jalouse me plaça dans le cabinet doré. Nul ne saura la poésie de nos rendez-vous… Plus tard, Louis XIV s’éprit comme François Ier, et m’emmena à Versailles où je lui fis souvent oublier et Montespan et La Vallière. Depuis un siècle seulement, je suis ici où François, mon beau roi-chevalier, vint me retrouver. Titien et Léonard ont fait ce miracle d’amour. Mais voici que, depuis quelque temps, je sens venir sur moi la vieillesse lamentable des chefs-d’œuvre. Les rois et les peuples m’avaient respectée jusqu’alors. On n’avait pas osé porter une main sacrilège où le grand Léonard avait posé la sienne. Des malheureux sans pudeur affligés d’une manie appelée : restauration ! m’ont arrachée de mon cadre ; les lignes de mon visage se sont effacées sous le dévernissage, ainsi que mes cils et mes sourcils. Léonard de Vinci ne reconnaîtrait plus le portrait de Mona Lisa dont le modelé sublime fond de jour en jour dans une mauvaise atmosphère où je me sens mourir. Je sais que mon agonie sera longue, mais mes jours sont comptés ; et je m’en irai à mon tour comme le beau Christ de Milan sur le mur de Sainte-Marie-des-Grâces. »

Anatole s’approcha de la Joconde. En effet, le coloris abstrait de Léonard qui distribuait l’ombre et la lumière sur ce visage, au creux des paupières, à la commissure des lèvres, sur le front, sur la plénitude des joues, semblait se craqueler en teintes sèches et fatiguées, comme une peau qui se ride. Le menton délicat se perdait dans un envahissement d’ombre grasse, comme si le noir de bitume avait coulé dans une chaleur malsaine.

Toute cette spiritualité platonicienne, faite de bonté et d’ironie, qui flotte sur l’arc sinueux des lèvres s’évaporait dans la nuit du paysage, ce crépuscule des vieux tableaux sur lesquels le temps jette son suaire impitoyable.

Le gardien dormait toujours devant la prise de chaleur grande ouverte qui envoyait ses bouffées engourdissantes. C’était là le criminel, l’inconscient qui, dans son ignorante inertie, menaçait plus sûrement la Joconde que le coup de couteau d’un assassin. Des collections inestimables avaient déjà péri à cause d’un chauffage mal réglé. Les couleurs dont le Vinci connaissait seul la préparation supporteraient-elles cette température ? Plus loin, dans la galerie, en dépit des vernissages successifs, le Précurseur, la Vierge aux rochers noircissaient déjà. Pourquoi ne pas dénoncer le danger, attirer l’attention de ceux qui ont la garde de ces chefs-d’œuvre dont le monde sera bientôt diminué ?

Anatole toucha l’épaule du dormeur qui fit un bond sur sa chaise, croyant à la tournée d’un chef.

« Fermez le calorifère ! lui dit carrément Anatole.

– Écoutez, mon garçon, articula le gardien en proie à une colère sourde, il y a pas mal de temps que j’observe vos airs effarés dans cette salle. Vous êtes signalé, et il ne tient qu’à moi de vous interdire l’accès du Louvre !

– Mais je ne suis pas un fou… vous vous méprenez ; au contraire je cherche à protéger les tableaux, à conserver, à transmettre aux hommes ce trésor de consolation et de force éternelles que contient l’œuvre d’art où des générations ont déjà puisé la joie de vivre. Je vous assure que cette toile s’en va, que la Joconde se meure. Je m’y connais… Il y avait là dans l’ombre des paupières, au coin des yeux, des tons verdâtres ; je vous jure qu’ils n’y sont plus. Et ce bistre indéfinissable qui rendait sensible la profondeur, l’infini des cheveux en donnant à la peau d’extraordinaires qualités de vie ? Et que sont devenues les colonnettes du fauteuil, et le voile qui nimbait le front légèrement, et les mains admirables qui rentrent aussi peu à peu dans la nuit ? »

Cette fois, le gardien se leva, irrité comme un animal qu’on dérange.

« En voilà assez, mon bonhomme ! Si vous avez un procédé pour conserver la peinture, rédigez un mémoire ; faites des démarches, prenez un brevet et adressez-vous au conservateur… après quoi, on verra. Mais je vous préviens qu’on a l’œil sur vous et que vous feriez mieux de rester tranquille. »

Et comme le gardien criait de sa voix de stentor : « On ferme ! » Anatole eut conscience de sa faiblesse devant cette machine compliquée et formidable des bureaux qui laissent placidement les chefs-d’œuvre s’anéantir. Il s’éloigna enfin par la galerie d’Apollon après avoir jeté un regard désespéré à la Joconde qui lui souriait du fond de son agonie comme au dernier de ses adorateurs.
 
 

 

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(Gabriel Clouzet, « Les Contes de la Petite République, » in La Petite République, journal de grande information politique, littéraire, trente-quatrième année, n° 12290, mercredi 8 décembre 1909 ; gravure de Jean Baptiste Michel d’après Léonard de Vinci, publiée par John Boydell, « Joconda, » 1774 ; caricature de M. Homolle et du vol de la Joconde, 1913)