Les auteurs anciens ne sont pas, comme un vain peuple a prétendu, des poètes et des fantaisistes qu’il faut lire seulement pour leurs mérites littéraires. Ils ont d’autres qualités encore. Homère, Hérodote, Plutarque sont des observateurs de premier ordre. Homère, par exemple, connaît l’existence d’un peuple de pygmées. Hérodote va plus loin : ces pygmées, il les situe au centre de l’Afrique. Et c’est bien là, en effet, que les a découverts Stanley. Plutarque affirme qu’en versant de l’huile à la surface des flots, on calme les vagues. Et la science moderne a prouvé la justesse de cette tradition antique. Enfin, la carte de Ptolémée montrait le Nil sortant d’un lac par deux rivières. Et les voyageurs contemporains ont confirmé cette hypothèse. Il y a donc chez les anciens beaucoup d’observations fondées, beaucoup de science.
 
 

 

Partant de ce principe, un philologue berlinois, M. le docteur Th. Zell, a cherché des explications naturelles et scientifiques à divers passages de l’Odyssée (Polyphem ein Gorilla, Junk, Berlin, 1901). L’interprétation qu’il donne du combat des grues et des pygmées est fort intéressante. Mais c’est la partie du livre où l’auteur cherche à prouver « que Polyphème était un gorille » qui donne la plus haute idée de l’ingéniosité philologique de M. le docteur Zell.

Il commence par réfuter les érudits qui voient en Polyphème et Ulysse des dieux solaires. On a vu des dieux solaires partout, dit M. Zell, parce qu’il est fort aisé de ramener tout fait et toute fable à un mythe solaire. Analysez, par exemple, dit notre philologue, la carrière du prince de Bismarck. Dans dix mille ans d’ici, il se trouvera bien un savant allemand pour faire de ce grand homme la personnification de l’astre du jour. Bismarck a tué le dragon de la désunion germanique et, pour prix de ce haut fait, il a conquis le trésor obligé, c’est-à-dire la fortune et les honneurs. Les prétendants homériques représentent, dit-on, les vents. Eh bien, le plus grand adversaire de Bismarck n’était-il pas Windthorst (buisson venteux en allemand) ? Ce Windthorst n’était-il pas le chef des cléricaux, c’est-à-dire des noirs, soit le représentant des ténèbres en lutte contre la clarté du Soleil ? Ulysse en voulait à Hermès, qui, sous la forme d’un bélier, avait séduit Pénélope. Bismarck ne témoigna-t-il pas une hostilité pareille à Caprivi (caper = le bélier) ? Par contre, le chancelier de fer fut l’ami de Hohenlohe. Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Hohenlohe ne signifie-t-il pas en allemand le soleil levant ? Les dieux du soleil s’aiment entre eux, c’est dans l’ordre… Tout ce chapitre est une moquerie spirituelle des explications fantaisistes des Osterwald et autres. Et tout cela est fort amusant.
 
 

 

Quant aux raisons qui déterminent M. Zell à croire que Polyphème était un gorille, les voici brièvement résumées. Le gorille habite l’Afrique occidentale, contrée fertile. À l’encontre de la plupart des singes, qui vivent en troupes, le gorille vit seul ou bien avec sa femelle et sa progéniture. Sa taille et sa force sont telles que les décrit Homère. En outre, de l’avis unanime des grammairiens, Polyphème ne signifie pas le « très illustre, » mais le « hurleur. » Or, tous les voyageurs ont mentionné ces hurlements terribles que pousse le gorille traqué dans sa retraite. Enfin, l’argument principal en faveur de sa thèse, M. Zell le tire du mot même de Kuklôps. Ce vocable signifie « à l’œil rond. » Or, la rondeur de l’œil n’est-elle pas le trait physique par excellence qui distingue l’œil du singe de l’œil humain ? L’œil simiesque est dépourvu de sclérotique. Par rapport à l’œil humain, il est comparable à un dessin sans marge, tandis que l’œil humain ressemble à un dessin bordé d’une marge blanche. Par conséquent, cyclope, qui signifie « à l’œil rond, » signifie gorille ; ergo Polyphème était un gorille. Voilà ce qu’il fallait démontrer. M. Zell le démontre avec une verve copieuse et une grande abondance d’arguments. À l’appui de sa thèse, cet homme, qu’on ne saurait prendre à court, cite un texte : un fragment du Periplus Hannonis, qu’il tient pour authentique et où le capitaine carthaginois retrace un combat qu’il soutint, dans les parages de Sierra-Leone, « avec des hommes sauvages dont le corps, était couvert de poils et que l’on appelait gorilles et qui se défendirent en lançant des quartiers de roc contre les visiteurs importuns. » Homère et Hannon, âmes également primitives, assimilaient pareillement le singe à un homme sauvage. En quoi, d’ailleurs, ils frayaient la voie à Darwin…

Que faut-il penser maintenant de l’hypothèse formulée par M. Zell ? Voilà une question que je ne prétends point trancher. Mais les amis du vieil Homère ne sont-ils pas encore assez nombreux parmi nous pour que l’explication du philologue berlinois méritât d’être signalée ?
 
 

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(Maurice Muret, « Au Jour le jour, » in Journal des débats politiques et littéraires, cent-treizième année, n° 142, jeudi 23 mai 1901 ; repris dans La Petite Gironde, journal républicain quotidien, trente-et-unième année, n° 10569, vendredi 31 mai 1901. Alexander Rothaug, « Polyphème, » c. 1920)