C’était en 1837 : un propriétaire, point du tout romantique, nous mit à la porte de sa vieille maison de l’impasse du Doyenné, château-fort de la Bohème, sous prétexte que nous faisions du jour la nuit et de la nuit le jour. La Bohème se dispersa : Camille Rogier partit pour l’Orient, Pétrus Borel tenta de mettre Asnières à la mode ; Théophile Gautier, Gérard de Nerval et moi nous allâmes planter notre tente rue Saint-Germain-des-Prés, tout près de l’église.

Ce fut là qu’Émile de Girardin et Alphonse Karr vinrent à nous, pour la Presse et le Figaro. Nous nous trouvions bien dans notre troisième étage, avec une savante cuisinière et un valet de chambre de haut style. Dans la peur d’être encore mis à la porte, nous nous couchions presque toujours avant minuit.

L’escalier n’était éclairé que par un quinquet fumeux, qui transformait les locataires en ombres chinoises. Or, voici ce qui advint :

Le quatrième étage était occupé par une très jolie damoiselle, qui avait débuté à l’Odéon dans les figurantes.

À chaque rencontre dans le petit escalier, on se saluait d’abord par un sourire.

Bientôt, on fut plus éloquent. On alla jusqu’à déjeuner ensemble quand le monsieur de la damoiselle était en voyage. Il l’entretenait, comme on entretenait alors les pécheresses : beaucoup de promesses, quelques diamants et mille francs par mois. En ce temps-là, mille francs, c’était de la folie. Aussi, on prédisait que ce monsieur-là se ruinerait avec les filles. Ce n’était pas l’opinion de la belle Clemencia.

Après avoir déjeuné trois ou quatre fois chez nous, la belle Clemencia nous donna à déjeuner chez elle. Très bon déjeuner, sur ma foi ! un homard et une fricassée de poulet servis par une jolie fille qui rassemblait beaucoup à la maîtresse de la maison.

Je hasardai cette idée, une flûte de vin de Champagne à la main :

« Mesdames et messieurs, puisque, aussi bien, nous nous trouvons mieux au quatrième étage qu’au troisième, pourquoi ne déjeunerions pas plus souvent avec la belle Clemencia ? Nous serions des seigneurs généreux et, par la force de notre plume, nous déciderions un directeur à faire de cette femme unique une actrice au lieu d’une figurante. »

Cette idée, qui n’était pas bien extraordinaire, fut bruyamment applaudie, surtout par la jolie fille qui nous servait.

Théo me dit à mi-voix, à propos de cette femme de chambre :

« À n’en pas douter, c’est la sœur de la maîtresse de la maison ; la ressemblance est inouïe.

– Eh bien ! nous n’en serons que mieux servis.

– Il y a danger, dit Gérard ; j’ai peur de devenir amoureux d’elle. »

Mais ce beau rêve s’évanouit, parce que Clemencia, après avoir souri à cette idée phalanstérienne, nous peignit son Othello sous les traits les plus farouches :

« Il ne vous tuerait pas, mais c’est sur moi que tomberaient les coups. »
 

*

 

Nous déjeunâmes encore quelquefois ensemble ; Gérard était devenu furieusement amoureux de la femme de chambre. Il méditait même de l’enlever quand, un beau jour, la portière de la maison nous dit, en nous apportant nos lettres du matin :

« Vous avez entendu tout ce vacarme, cette nuit ?

– Pas du tout, que s’est-il donc passé ?

– Mlle Clemencia est morte subitement.

– C’est impossible !

– C’est impossible, mais cela est ainsi. »

Toute la maisonnée monta au quatrième étage pour voir la morte, la belle morte, comme on a dit dans les journaux de ce temps-là.

Clemencia était belle encore dans sa pâleur et sous ses cheveux épars, des rayons d’or sur du marbre blanc.

Pour toute famille, elle n’avait que la femme de chambre qui était, en réalité, sa sœur, ainsi que l’avait indiqué Théo.

Dès le lendemain de l’enterrement, on ne parlait déjà plus de la belle Clemencia, mais bientôt on devait en parler encore.

Un soir que je rentrais après minuit, la portière, qui se couchait à six heures et qui, tout endormie, tirait souvent le cordon, était assise dans sa loge à moitié vêtue.

« Ah ! Monsieur, me dit-elle toute pâle, c’est moi qui ne dormirai pas cette nuit.

– Pourquoi donc ?

– Pourquoi donc ? Vous ne le croiriez pas ! Mlle Clemencia est passée devant ma loge dans ses habits de théâtre. Je lui ai dit, toute défaillante : « Quoi ! c’est vous ! » Elle m’a répondu : «Oui, c’est moi, et je file bien vite, car je vais jouer mon rôle à l’Odéon. »

La portière s’imaginait que j’allais le prendre sur le même ton, mais j’éclatai de rire et je lui dis : « Vous rêvez, ma bonne femme ; allez vous coucher, » et j’allai me coucher moi-même, mais non sans quelque trouble d’esprit, car je suis quelquefois visionnaire.

Je contai l’histoire à Théo et à Gérard de Nerval, qui ne manquaient pas de plaider la cause des revenants, surtout quand il s’agissait d’un mort à peine enterré, qui revient dans sa maison par son âme incorporelle.

Deux jours après, ce fut le tour de Théophile Gautier, qui nous réveilla pour nous dire :

« Moi aussi, je viens de voir la morte.

– Toujours dans ses habits de théâtre ? lui demandai-je.

– Oui, dans sa fameuse robe de velours constellée de pierreries, qui la faisait si belle, à l’Odéon, quand elle jouait la reine.

– Oh ! oui, ce rôle de reine où elle n’avait rien à dire. »

Nous apprîmes bientôt que tout le quartier était en révolution à propos des apparitions de notre maison. Les uns avaient vu distinctement Clemencia à sa fenêtre sur le coup de minuit ; les autres l’avaient reconnue fuyant vers l’église Saint-Germain-des-Prés. Ce fut à ce point, que les journaux s’occupèrent de l’événement. On savait que nous avions été les amis de la dame. C’était à qui nous dirait :

« Avez-vous vu la revenante  ? »

Ce fut mon tour de la voir apparaître.

Un soir que je rentrais un peu tard, tout en montant l’escalier bien noir, je sentis le frôlement d’une robe de soie.

« C’est vous, Clemencia ? »

L’ombre descendait très rapidement ; je voulus la suivre, mais, dans mon émotion, je tenais mal la rampe.

« Clemencia ! » criai-je une seconde fois.

Quand je fus arrivé à la loge de la portière, il me sembla que la porte d’entrée se refermait.

« Ah ! monsieur, me dit la portière, à moitié morte, c’est la dernière fois que je couche seule dans cette maison maudite ; croiriez-vous que le fantôme a tiré le cordon !

– Cela vous prouve que ce n’est pas un fantôme.

– Comment ! ce n’est pas un fantôme ! voilà quatre ou cinq fois que je vois Mlle Clemencia passer devant ma loge. Je la reconnais bien. Et pourtant, elle est enterrée. J’ai vu descendre son cercueil dans la fosse. Voyez-vous, monsieur, si tout le monde parle des revenants, c’est parce qu’il y a des revenants. »

Je voulus jouer à l’esprit fort, mais la portière m’envoya coucher. Je lui dis alors d’une voix de stentor de rouvrir la porte.

À peine étais-je dans la rue que Gérard de Nerval vint à moi :

« C’est de plus en plus étonnant, me dit-il, mais je viens de voir Clemencia passer dans un fiacre. Elle disait au cocher de la conduire au Montparnasse.

– Visionnaire ! » dis-je à Gérard, en lui serrant la main.

Nous nous quittâmes sur ce mot.

Quand tout le monde fut bien convaincu qu’il y avait une revenante à notre numéro, les moins bêtes parmi les commères répandirent le bruit que la ci-devant servante de Clemencia, désespérant d’hériter de sa sœur à cause des dettes, s’attifait toutes les nuits avec les plus belles robes de celle-ci pour aller les vendre à une marchande à la toilette du boulevard Montparnasse.

Le commissaire de police voulut savoir le mot de cette énigme : il ordonna la comparution devant lui de la sœur de Clemencia ; mais ce fut en vain qu’on la chercha par tout Paris, on ne la retrouva jamais.

Théophile Gautier jura ses grands dieux qu’il avait été lui-même dupe des apparitions de Clemencia. Esquiros, qui fut le Saint-Just de la dernière Révolution, était aussi un visionnaire ; et il ne doutait pas de la résurrection momentanée de cette Clemencia, qu’il avait plus d’une fois magnétisée.

Nous avons beau pratiquer l’esprit mathématique, nous avons tous plus ou moins le don de la vue surnaturelle.

George Sand n’a pas craint d’ériger en axiome cette vérité, que nul n’a le droit de nier l’au-delà, par cette raison que celui-ci ne voit pas ce que celui-là voit.

Contant un soir cette histoire dans le palais romain des Champs-Élysées que Mme de Girardin habitait au temps où elle faisait tourner les table, la dixième Muse affirma, en vraie visionnaire, que c’était bien l’ombre de Mlle Clemencia qui descendait l’escalier toutes les nuits.
 
 

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(Arsène Houssaye, « Souvenirs de jeunesse : Le Jeu des fantômes, » in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, cinquième année, n° 1194, samedi 4 janvier 1896 ; Max Švabinský, « Básník a Múza » [Le Poète et la Muse], gravure sur bois, 1931)