La maisonnette, au bord d’un fjord, est construite en courtes bûches noyées dans le mortier et étagées sur une assise de briques.
Trois hommes entourent un poêle de faïence. Ils sont couchés plutôt qu’assis dans de vastes fauteuils de chêne. Chacun a près de soi un cruchon de bière et un pot à tabac.
Ces personnages sont :
Le pasteur Ditlep Gielstrup ;
L’officier aux gardes, Apam Fahlerantz ;
Et le médecin Olaüs Jühel…
Le vent gémit au-dehors… On dirait, parfois, des plaintes étouffées, parfois de stridents appels… Et une petite lampe fumeuse éclaire la scène.
« Messieurs mes amis, commence Ditlep, vous plairait-il de discuter la grave question qui a provoqué notre réunion ? »
Les deux autres font, entre deux bouffées de pipe, un signe d’assentiment.
« Il s’agit – continue le pasteur – du trouver, vous ne l’ignorez pas, un nom pour le navire que construit notre allié et parent, Gotlob Klingstet.
– Oui ! murmure le médecin, et c’est là une recherche des plus embarrassantes !
– Pourquoi ? fait l’officier.
– Pourquoi ? répond avec vivacité Olaüs Jühel, parce que chaque nom entraîne un sort fatal !
– Quel enfantillage !
– Mon cher Apam, il en est ainsi !… Une loi mystérieuse s’attache à chaque lettre, à chaque mot !… Loi de bonheur ou d’infortune !… En tout cas, inéluctable !
– Un médecin devrait-il parler de la sorte ?
– Quand ce médecin a de l’expérience, il doit s’exprimer dans ce sens !
– Messieurs, interrompt le pasteur, n’entrons pas dans cette controverse !… Cherchons le nom !… Pour moi, après mûre réflexion, je propose celui-ci : la Nymphe-des-Eaux.
– Jamais ! » s’écrie Olaüs.
Et le docteur se lève et marche avec agitation dans la chambre.
Puis il reprend :
« Vous ignorez donc ce qu’est la Nymphe des Eaux ?… Cette divinité pernicieuse, inexorable, ne rêvant que mort et destruction, vous est-elle inconnue ?… Vous souriez, Ditlep !… Vous riez, Apam !… Ah ! si vous aviez vu, comme moi, la méchante déesse se dresser sur les vagues, vous pâliriez en écoutant ce nom !
– Vous l’avez vue ?
– Certes !… Écoutez-moi !
C’était en 1842, à l’époque où sévit dans notre chère Norvège la terrible épidémie des « prédicants. » Ce mal avait deux symptômes : l’un physique, consistant en des attaques spasmodiques, en des convulsions affreuses ; l’autre psychique, annoncé par une extase pendant laquelle le malade croyait voir et entendre Dieu, les anges, les âmes du Paradis, et décrivait, et répétait avec faconde, ce que sa vue et son ouïe percevaient par hallucination.
J’étais fort jeune ; je me mis à étudier cette crise avec l’esprit sceptique d’un carabin athée. Je subis la contagion !… J’eus des visions !… Ma raison réagit !… Je compris que je me trouvais dans un état de démence causée par la fièvre !… Et si je vous parle de cela, c’est pour vous dire que j’ai du sang-froid quand j’analyse une sensation.
De plus, j’ai passé ma vie à m’occuper des questions de « magnétisme » ; je connais le fort et le faible des théories mesmériennes. Je suis réfractaire, plus que nul autre, à la suggestion. Je penche vers la philosophie de Pyrrhon ; je doute de la réalité de ce que je vois, de l’existence de ce que je touche !… Il y a des cas, toutefois, où la certitude absolue s’impose !… J’ai vu, certainement vu, la « Nymphe des Eaux. »
– Un poisson !
– Une femme !… Mais, Apam, laissez-moi continuer mon récit sans l’interrompre. »
Et le docteur Jühel reprit, après avoir bu une lampée de bière :
« On m’offrit un engagement, en qualité de médecin de bord, sur un navire qui devait transporter en Amérique une lourde cargaison de fer. J’acceptai volontiers.
Après deux semaines d’heureuse navigation, nous arrivâmes à peu de distance de terre-Neuve. Là, le vent nous manqua… (en 1842, on n’allait qu’à la voile !) Et il nous fallut rester en panne pendant plusieurs jours.
Le 15 septembre (je ne saurais oublier cette date néfaste), nous eûmes, vers six heures du matin, le spectacle admirable d’une aurore boréale. Le ciel était sillonné de fusées et de météores semblables aux étoiles filantes !… Un arc-en-ciel, d’une largeur inouïe et qui ondulait comme une moire agitée, se développait sous la « Grande Ourse. » C’était des bleus d’une délicatesse extrême, des roses passés, des verts chatoyants et de doux et pâles jaunes !… C’était l’irisation laiteuse des perles, plutôt que la violente scintillation des diamants !… C’était une nébuleuse couvrant de son orbe la moitié du ciel !
Je regardais avec ravissement le phénomène ; j’éprouvais des sensations auditives… Certes, les mâts vibrants donnaient une note grave, et les drisses pleuraient comme des chanterelles !…
Tout à coup, le timonier, blême, chancelant d’angoisse, s’approcha de moi.
« Monsieur !… La Nymphe des Eaux !…
– Où donc ?
– Près du beaupré ! »
Je courus à l’avant du navire…
Debout sur les ondes, à une courte distance, une femme à peu près nue, de haute taille, se dressait souriante !… Ses bras s’étendaient vers nous !… Ses mains faisaient des gestes amicaux !… Je vois encore ses yeux verts, ses cheveux glauques semés de fils d’or, son sein ruisselant, ses pieds qui foulaient la mer unie et calme !…
Et l’aurore boréale devint plus lumineuse !… Le « feu Saint-Elme » frissonnait le long des haubans !…
Et le navire entier se mit à résonner !… Étrange et stupéfiant concert !… Des orgues saintes sous l’effroyable jeu d’un démon !
Le timonier murmurait : « Malheur à nous ! »
Notre pilote, fils de l’armateur, était âgé dune vingtaine d’années… Il s’accouda sur le bastingage !… les marins l’entouraient !…
« C’est elle ! disait le pauvre garçon. Quand je suis parti, nous venions de nous fiancer !… À sa petite main brille l’anneau d’or !… Marie, ô mon premier et mon unique amour, ma vierge et mon amie, ma belle promise, pour te fêter, à la place où s’étendaient les flots, Dieu a fait naître un champ semé de roses, de lys et de primevères bleues ! »
Et les marins s’écrièrent :
« Oui ! nous voyons les fleurs !
– Comment a-t-elle quitté les prairies de Norvège, le petit bois de bouleaux, le calme fjord et la cabane de sapin ?… Elle m’appelle !… J’irai vers elle en foulant les gazons !… À toi, Marie, à toi !… »
Et les marins dirent : « Oui ! allons vers elle ! »
Le pilote et plusieurs matelots sautèrent dans la mer !… Ils surnagèrent un instant… un seul instant !… puis s’engloutirent pour jamais !
La Nymphe des Eaux exultait !… J’entendais le rire moqueur de ce démon !…
Un vieux gabier s’avança :
« Tiens !… Ma fille !… Lisbeth !… Ah ! la gamine !… Au lieu d’aller à l’école, elle flâne en écoutant les oisillons !… Enfant !… Enfant !… Papa te pardonne !… Ne te sauve pas !… Reste, te dis-je !… Attends que je t’embrasse, petite méchante !… »
Et le bonhomme se précipita et disparut.
La Nymphe des Eaux témoignait d’une joie délirante !…
Un mousse était là.
« Cette belle femme… c’est ma mère !… Maman ! Ma maman adorée !… Quand je t’ai quittée, que de larmes !… Me voici !… Me voici !… »
Au moment où le mousse enjambait le parapet, je le saisis. Il lutta contre moi en désespéré !…
Le timonier, plus fort que je n’étais, me prit les bras. Le « petit » put se débarrasser de mon étreinte ; il sauta par-dessus le bord !…
« Docteur ! – me disait le maître d’équipage, – la Nymphe veut son compte ! Elle ne disparaîtra que lorsqu’il y aura, à son idée, assez de victimes !… La mort de quelques-uns sauve le reste des hommes !… »
Je sentis une envie folle de partager le sort des malheureux !… La fascination de la sirène agit sur moi !… Je compris qu’il me fallait la presser dans mes bras !… Ma tête s’égarait !…
« Viens ! me disait-elle, viens !… Je te donnerai le mot de la science et la parole de la volupté !… On trouve, sous les mers, des trésors immenses !… Perles rares, or des naufrages !… On y voit des spectacles inouïs !… Forêts d’algues lumineuses, monstrueux animaux !… Veux-tu boire la coupe d’amour ? L’Anadyomène te versera le nectar !… Veux-tu manger le fruit de l’arbre du Bien et du Mal ? Ce fruit est pendu à une branche de corail rose ! »
Je fis un pas !…
Je tombai évanoui !…
*
Un roulis affreux me fit reprendre les sens.
La tempête se déchaînait !…
D’énormes vagues se dressaient de tous côtés !… Sur notre tête, des nuages noirs, de moment en moment, s’empourpraient sous le feu des éclairs… Le navire râlait !… Le roulement du tonnerre nous assourdissait !… Une odeur de soufre nous séchait la gorge !… Les mâts se tordaient sous le vent !… Les flancs du vaisseau fléchissaient sous les paquets de mer !… Allions-nous sombrer ?…
« Nous sommes perdus !… m’écriai-je.
– Nous sommes sauvés ! répondit le capitaine. Elle n’est plus là !
– Elle ? Qui ?… La Nymphe des Eaux ?
– Chut !… Pour l’amour de Dieu ! ne la nommez pas !… Ne l’appelez pas !… Elle pourrait revenir !… Elle m’a pris six hommes, dont le pilote et le mousse. N’est-ce pas assez ? »
*
Le pasteur Gielstrup et l’officier Fahlerantz sont pâles.
« Olaüs, comment expliquez-vous cette vision ? demande ce dernier.
– Facilement, mon cher Apam !… Sous des influences magnétiques ambiantes, l’homme perçoit épidémiquement des sensations extraordinaires, produisant la folie ou tout au moins l’exaltation. Il n’est pas plus difficile d’exposer scientifiquement les cause de l’extase des prédicants que celles de l’apparition d’une Nymphe des Eaux.
– Mais alors ?
– Hé ! Nous avons subi, sans doute par l’influence de l’aurore boréale et d’un chargement de fer magnétique, cette terrible fièvre que l’on nomme, en langage nautique, la « calenture. » Nous avons éprouvé l’hallucination de la sirène, parce que nous connaissons, nous autres Norvégiens, tous, la vieille légende… Dans certaines conditions de « milieu, » il suffit qu’un homme dise : « Voici ce que je vois ! » pour que d’autres hommes contemplent le même spectacle !… Le matelot qui s’écria le premier : « La Nymphe ! » obligea l’équipage, votre serviteur compris, à voir la déesse malfaisante !… Toutefois, pour des causes secondaires d’individualité, il y eut, dans le cas sus-narré, pour chaque victime, un « objet » un peu diversifié. Le pilote, qui pensait à sa fiancée, ne pouvait voir, dans une apparition féminine, que sa fiancée. Le gabier devait voir sa fille ; le mousse, sa mère ! »
Et le docteur ajoute d’un air convaincu :
« Le nouveau navire, mes amis, ne s’appellera pas la « Nymphe des Eaux » !… Non !…
Non !… Je ne veux pas !… Avec un pareil nom néfaste, nos marins norvégiens seraient facilement portés à subir une des plus mauvaises hallucinations possibles !… Non !… Pas ce nom !… Celui que vous voudrez !… Pas celui-là !… »
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(Alexandre d’Agiout, in Le Petit Journal, supplément illustré, huitième année, n° 322, dimanche 17 janvier 1897 ; Edvard Munch, « La Dame de la Mer » [détail], huile sur toile, 1896)