La vie nous emporte comme un train express, et nous traversons à grande vitesse une époque plus historique que littéraire, fatale aux indolents et peu clémente aux rêveurs. La parole est aux événements, comme disent, en leur argot immuable, les grands journaux sérieux, et les tribunes font taire les lyres. Aussi comptons-nous aujourd’hui moins de véritables poètes que les anciens n’avaient de muses. C’est donc pour vous, monsieur, un rare mérite et un enviable bonheur d’avoir su prendre rang parmi ceux-là dont les vers, surnageant sur l’océan des strophes banales, échapperont aux engloutissements de l’oubli, grâce à leur propre vigueur et au zèle des scholiastes, ces sauveteurs des gloires naufragées. Au milieu des rugissements féroces que poussent les appétits, les intérêts et les passions de la foule, votre voix, trop faible pour dominer le tumulte, est assez forte cependant pour se faire entendre, et si le public ne l’écoute que d’une oreille distraite, la critique, elle, s’éveille à ces accents étranges, dont la musique un peu rauque l’étonne et la tient attentive.

Assurément, monsieur, personne ne se récriera, et vous moins que personne, si je dis que vous êtes doué d’une intelligence vaste et parfois très élevée. De l’observation minutieuse du monde physique et de l’analyse des phénomènes moraux, vous tirez des effets saisissants. L’art des vers n’a plus de secrets pour vous. La langue française, esclave ordinairement indocile, se prête complaisamment à tous vos caprices et subit, sans y périr, jusqu’aux tortures que vous lui infligez savamment.

Mais, permettez-moi de répéter cette observation peu neuve, inutile pour vous sans doute, mais utile encore à beaucoup d’autres : faire bien le vers, comme disent les gens qui croient s’y connaître, ce n’est pas assez, quoique ce soit déjà beaucoup, et les délicats ont des exigences que ne contente pas entièrement cette science de la forme dans laquelle vous êtes passé maître. En poésie, comme en peinture, l’ensemble des procédés qui constituent le métier, autrefois impénétrable au vulgaire, appartient à un si grand nombre que l’habileté n’est plus aujourd’hui qu’une faculté d’assimilation très commune, exercée même avec tant de bonheur par quelques-uns que, n’ayant qu’une merveilleuse adresse, ils passent néanmoins pour avoir du talent. Les artistes ne forment plus cette caste sacrée qui conservait religieusement le secret de ses rites ; l’art n’a plus de mystères ; il a cessé d’être cette Isis redoutable dont le regard des profanes ne perçait jamais le triple voile. Je pourrais citer par leurs noms de tout jeunes écrivains qui, rompus, dès leurs essais, à la gymnastique des mots, en remontreraient aux maîtres eux-mêmes, si la poésie n’était considérée que comme un tour de force et de souplesse, et les poètes comme les Léotards du style. Parmi tous ces virtuoses de la rime, un vrai grand poète ne peut donc plus se reconnaître qu’à des qualités meilleures et plus rares que celles de la forme pure, c’est-à-dire à la hauteur et à la nouveauté des idées, à la profondeur du sentiment, à l’échevèlement de la passion, au flamboiement de la croyance, à la fermeté de l’accent, à l’envergure de la pensée.

Les livres abondent depuis quelques années, qui ne contiennent que la glorification de la chair, le poème des grâces palpables, l’évangile de je ne sais quel paganisme plus grossier que séduisant. Cette poésie sculptée et savamment tordue a parfois, je le veux bien, les magnificences, les sensualités et les effronteries des beautés toutes plastiques dont elle célèbre les charmes et le relief. Mais dans ces débauches de couleur et de ronde bosse se cherchent en vain l’éclair de l’esprit et le rayonnement de l’âme. Il s’échappe de ces recueils malsains une odeur de mauvais lieu et il semble qu’entraînée par Messaline la Muse soit allée se lasser et s’inassouvir dans la compagnie des muletiers. Autant de strophes, autant de cassolettes où brûlent d’aphrodisiaques parfums. Voilà bien des vers qui, empruntant à la peinture et à la statuaire une partie de leurs ressources techniques, évoquent avec plus d’exactitude que d’imagination les splendeurs de la créature entrevue, les voluptueuses réalités, les molles attitudes de Léda, les fiers attraits de Diane chasseresse et le frénétique déhanchement des bacchantes. Mais où sont, dans ces œuvres consacrées au culte de la nature extérieure, la part du cœur et celle de la réflexion ? Où sont la recherche de l’idéal et l’ardeur du sentiment ? Où la fantaisie ? Où le rêve ? Où l’amour même, le véritable, celui qui chante et pleure aussi ?

Que la poésie soit un éclatant manteau de pourpre brodé de perles et frangé d’or, je l’admets, à la condition toutefois qu’on aura le droit de regarder ce qu’il y a dessous. Souffrez, monsieur, que je commette ici cette indiscrétion. Je ne la pousserai pas plus loin qu’il ne faudra.

Ce n’est ni du drame de l’humanité, ni de la comédie sociale, ni de la nature, ni de l’amour qu’éclosent la plupart de vos Fleurs du Mal, fleurs maladives, selon votre propre expression. Vous vous inspirez plus directement de la contemplation de vous-même. Cette poésie ombilicale vous condamne à une monotonie qui n’est pas sans charme pour ceux qui aiment la note personnelle. Ils sont peu étendus, les horizons auxquels se borne la persistante attention du fakir. Du reste, de cette quasi-exclusive préoccupation de votre Moi résultent de précieux renseignements et vous êtes un écrivain de trop de talent pour que les commentateurs de l’avenir ne tirent pas un grand parti d’une si intéressante autobiographie.

Le lecteur est toujours avide de détails sur la vie des hommes célèbres : aussi vous empressez-vous, de la meilleure grâce, d’apaiser, en ce qui vous concerne, cette dévorante curiosité. À qui me demanderait quelques notes sur votre personne, je serais en mesure désormais de les fournir, et, votre livre révélateur à la main, je répondrais sans embarras :

– M. Baudelaire est un esprit un peu chagrin, un peu incertain, un peu tourmenté, mécontent des autres, et surtout mécontent de lui-même, car il s’écrie avec un élan navrant :
 

Ah ! seigneur, donnez-moi la force et le courage

De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût.
 

Il me paraît d’ailleurs difficile qu’il contemple son cœur, même avec dégoût, car il affirme qu’il n’en a plus : « les bêtes l’ont mangé. » Une main amie glisserait en vain sur son sein ; ce qu’elle chercherait
 

… Est un lieu saccagé

Par la griffe et la dent féroce de la femme.
 

Il est persuadé que le jour où apparaît un poète dans le monde, sa mère maudit la nuit où elle l’a conçu, le traite de dérision, de monstre rabougri, d’instrument des méchancetés de Dieu, d’arbre misérable, et de toutes sortes de noms aussi peu gracieux. Il faut pardonner à M. Baudelaire ces exagérations, parce que
 

Sa jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage
 

et qu’il est atteint profondément de la pernicieuse maladie du siècle,
 

L’ennui, fruit de la morne incuriosité.
 

Voyez de combien de coudées sa plainte âcre et hautaine dépasse les élégies ordinaires. Les grands bois l’effraient : ils hurlent comme l’orgue. Il hait l’Océan : ne retrouve-t-il pas dans le rire énorme de la mer les sanglots de l’homme vaincu ? En revanche, la nuit lui plairait assez – si elle n’avait pas d’étoiles. Car il cherche le vide, le noir, le nu :
 

Et de longs corbillards, sans amours ni musique,

Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir

Vaincu pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,

Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
 

Ainsi se lamente le poète, en proie à de douloureuses obsessions. Les choses les plus douces de ce monde ne sont pour lui que cendre et amertume. Que voit-il dans le soir charmant ? L’ami du criminel. Dans la Débauche et la Mort ? Deux aimables filles
 

Prodigues de baisers et riches de santé.
 

Les plaisirs lui sont terribles, les douceurs lui sont affreuses,
 

Au poète sinistre, ennemi des familles,

Favori de l’Enfer, courtisan mal renté.
 

Entre nous, je crois qu’il se fait plus noir qu’il n’est : il se calomnie lui-même, autant qu’il calomnie l’humanité tout entière, quand il dit, par exemple :
 

Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie,

N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins

Le canevas banal de nos piteux destins

C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie.
 

– Franchement, monsieur, si ces tendresses ou ces indulgences pour le mal, voire pour le crime, ne sont pas affectations pures et fanfaronnades romantiques, vous avez de vos semblables une opinion peu flatteuse. Ne craignez-vous pas que, choqués de ces violences, les esprits droits et calmes ne conservent de la lecture de vos vers une impression pénible ? Je sais des gens qui ne l’ont subie qu’avec une invincible répugnance et une visible rancœur. Mais aussi, pourquoi vous avisez-vous de ressusciter la littérature macabre et la poésie putride ? On ne croit plus guère aux vampires aujourd’hui et la lycanthropie est bien passée de mode. Vous ne pouvez ignorer que Pétrus Borel est devenu, il y a longtemps déjà, un paisible et très bourgeois inspecteur des haras. À quoi bon cette recherche du morbide, de l’atroce, du dégoûtant, du hideux ? Sur 313 pages, nombre fatidique, dont se compose votre volume, il n’en est pas une seule peut-être où ne grimace quelque squelette, où ne verdisse quelque pourriture, où n’éclate quelque blasphème. Ce ne sont que corbillards, que cadavres, que spectres, que vermine, que charognes, qu’enfer et damnation. Aimables remords et repentirs lâches ; peuple de démons qui ribote dans nos cerveaux ; chemins bourbeux où nous rentrons gaiement ; cercueils et tombeaux ; ténèbres où un cuisinier – c’est vous-même – fait bouillir et mange son cœur ; meurtres et supplices ; monstruosités de l’âme et du corps ; voilà vos festons, voilà vos astragales, voilà les délices de vos yeux et les plus chers objets de vos poétiques méditations.
 

Aux objets répugnants nous trouvons des appas.
 

C’est une de vos prétentions, soit ; mais parlez pour vous. Carcasse et puanteur ! Soyez fort tout à votre aise, mais tout seul, si vraiment, comme vous l’affirmez, –
 

Les charmes de l’horreur n’enivrent que les forts !
 

Je crains, monsieur, qu’en vous égarant dans cet ordre d’idées, vous n’obteniez pas l’approbation des femmes. Peut-être ne vous en souciez-vous guère. Votre misanthropie n’admet point d’exception en leur faveur, et vous les traitez, en vérité, de façon peu galante. C’est par ses mauvais instincts, non par sa grâce, non par sa beauté, que semble vous attirer la femme, et votre idéal se personnifie en lady Macbeth, âme puissante au crime. Je crois qu’il est beaucoup de cœurs – moins profonds, il est vrai, que l’abîme du vôtre – à qui, malgré vos dédains, sourirait mieux le troupeau gazouillant de Gavarni. À quelles représailles ne vous exposeriez-vous pas si les Françaises étaient des furies, et si vous-même étiez Orphée ! Quoi ! reine des péchés, vil animal, fangeuse grandeur, sublime ignominie, voilà vos litanies amoureuses, voilà comme vous apostrophez la femme ! Et vous osez émettre des comparaisons comme celle-là :
 

L’amoureux pantelant incliné sur sa belle,

A l’air d’un moribond caressant son tombeau.
 

Ce sont, convenez-en, des bouquets à Chloris du dernier galant ! Mais qu’en dira Chloris ?

Je voudrais pourtant, monsieur, avant de clore cette lettre, dire quelques mots sérieux d’un livre qui l’est si peu. Il est beaucoup des pièces de ce recueil étrange dont la forme est magistrale et le souffle puissant. Quelques-unes, si l’on consent à adopter votre parti-pris, sont presque parfaites ; je citerai, comme exemples : La Géante, le Balcon, les Chats, le Cygne, les Petites Vieilles, l’Âme du Vin, le Vin de l’Assassin, une Martyre, le Reniement de saint Pierre. Ces vers-là dominent de très haut la cohue d’alexandrins dont nous sommes assaillis. Mais je cherche en vain le sens général du livre, l’homogénéité de l’inspiration, les principes philosophiques et même le dogme littéraire. Vous éclairez de lueurs sinistres les parties mauvaises de la nature humaine ; vous vous complaisez à décrire avec un art satanique le mal et la mort. Mais à quoi concluez-vous ? Où aboutissent ces impurs mélanges de païenne corruption et d’austérité catholique outrée ? À la négation de la conscience, à la légitimité du crime, au néant.

Certes, notre génération n’est pas bégueule. Certaines hardiesses d’expression, certaines crudités même, que je ne saurais reproduire ici, ne sont pas ce qui l’effraieront et nous ne demandons pas qu’on pende un poète pour quelques audaces de style. Ce qui est condamnable, c’est de mettre cette langue énergique et colorée au service d’excentricités dangereuses, de paradoxes énervants, et de parer, comme la châsse d’une madone, un squelette cliquetant, qui raille, démoralise et blasphème.

La seule circonstance atténuante dont vous puissiez, monsieur, invoquer le bénéfice, – mais vous vous en garderez bien, – c’est votre constante recherche d’originalité. Assurément, l’on ne saurait vous confondre avec la foule, et votre esprit distingué arrive, par l’horreur même du commun, à la réalisation d’un type intéressant ; mais qui sait si votre vif désir d’être et de paraître original ne constitue pas précisément votre plus réelle originalité ?

Les Fleurs du Mal, monsieur, – je résume mon jugement, – attestent un talent hors ligne et vous placent de droit dans la pléiade peu nombreuse des poètes actuels, entre Théophile Gautier et Théodore de Banville, fort au-dessous du premier, un peu au-dessus du second. Mais on sort de la lecture de votre volume comme d’une vision sanglante, comme d’un cauchemar, comme d’un caveau chargé de miasmes délétères. Fleurs du Mal, soit ; mais décevantes et vénéneuses ; fleurs qui s’épanouissent superbement, – mais sur un fumier. Elles charment les yeux, mais le parfum en est mortel. C’est, pour parler votre langage, une aimable pestilence.
 
 

 

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(Alphonse Duchesne, « Lettres franches, V : À Monsieur Charles Baudelaire, » in Figaro, huitième année, n° 648, jeudi 2 mai 1861 ; Armand Rassenfosse, « Baudelaire et sa Muse, » huile sur toile, 1920 ; timbre Charles Baudelaire, dessiné par Paul-Pierre Lemagny, gravé par Jean Pheulpin, 1951)