Quand la reine Polyerga mourut, la désolation régna parmi son peuple. Pendant toute la matinée, l’active cité des fourmis amazones (1) fut en proie au désordre et au trouble. Les militaires, reconnaissables à leurs fortes têtes, allaient et venaient d’un air agité. Les petites esclaves noires (2), préposées aux soins de la nursery, oublièrent de porter leurs nourrissons au soleil. Les autres s’occupaient distraitement de la toilette de leurs maîtresses et mettaient de la négligence à rassembler les provisions quotidiennes. On eût dit qu’une effroyable catastrophe avait interrompu la vie normale de la population.
C’était une catastrophe, en effet, que la mort de la souveraine vénérée. Elle avait atteint sans infirmités l’âge invraisemblable de neuf ans. Et elle pondait encore avec une ponctualité qui lui valait la reconnaissance attendrie de ce peuple dont elle était ainsi véritablement la mère. Presque tous ses sujets avaient été engendrés dans ses flancs féconds ; même, ils étaient si nombreux, qu’elle avait dû fonder plusieurs colonies sur lesquelles régnaient les reines, ses filles. De la sorte, les fourmis citoyennes de la métropole étaient sœurs. Elles eussent pu, à bon droit, revendiquer la devise sacrée Liberté, Égalité, Fraternité. Les fourmis, on le sait, ont adopté le régime collectiviste.
La reine Polyerga avait bien des neveux et des nièces dont la mère vivait encore. Celle-là était la tante du peuple, mais elle n’avait pas d’influence et ses enfants étaient peu nombreux. On n’en comptait guère plus de dix mille.
On avait, à l’aube, trouvé la reine Polyerga sans vie. Elle était couchée sur le dos, ses pattes raidies tendues vers le ciel, comme dans un geste d’invocation aux dieux.
Le peuple des fourmis polyergues est un peuple pratique. Il juge inutile de prodiguer son temps à ceux qui ne sont plus. Les honneurs sont vains pour qui entre dans l’éternité. « À quoi bon, disait un auteur, faire des politesses aux gens qui ne peuvent plus vous les rendre. » On organisa donc, sans tambours ni trompettes, un cortège funèbre ; des petites esclaves noires attachées au service de la reine prirent sur leur dos sa dépouille mortelle. Elles la portèrent hors de la cité et l’exposèrent aux rayons du soleil brûlant qui devaient la consumer et la réduire en poussière.
Cependant, l’agitation du peuple croissait toujours. On voyait dans les galeries des groupes gesticulants d’amazones. Les militaires n’avaient pas repris leur service. Les nourrices non plus.
La Reine est morte ! Vive la Reine !
Qui serait Reine ? Quelle élue prendrait soin d’assurer la prospérité et la postérité des amazones polyergues ?
Polyerga laissait deux héritières présomptives. Ces jeunes vierges, parées de leurs ailes opalines, semblaient au peuple des prodiges de grâce et de vertu. On disait qu’avec la naissance leur mère leur avait donné toutes ses qualités. On pouvait sur leur valeur fonder de grands desseins. Mais à laquelle iraient les suffrages ? Les sujets de la reine Polyerga étaient dans un grand trouble.
Une assemblée extraordinaire fut décidée. Les plus anciens et les plus sages devaient y être consultés. On offrit la présidence à un vénérable savant qui ne comptait pas moins de neuf années, telle la défunte reine elle-même.
Ses études sur les mœurs des humains lui avaient acquis la notoriété.
La cour et la ville s’en furent à cette réunion. On se montrait les princes consorts. Leurs ailes les vêtaient d’un manteau de cérémonie où la lumière rose et bleue se jouait comme sur les voiles de la Loïe Fuller. Ils étaient beaux, bien faits, et semblaient ravis de leur physique et de leur élégance. Ils avaient cet air stupide de ceux qui n’ont d’autre rôle que d’être les maris de leurs femmes. Et le peuple se demandait avec angoisse lequel, entre tous ces fiancés, serait choisi par la reine future lors de l’auguste vol nuptial pour assurer l’avenir prolifique de la cité.
Le plus joli et le mieux habillé d’entre eux demanda la parole.
« Nobles Polyergues, dit-il, en ce jour mémorable où vous allez donner une reine à notre cité, j’ose une revendication. Seuls parmi vous, les mâles sont écartés des affaires publiques. Nous ne prenons part à aucun de vos travaux. Qu’il s’agisse de paix ou de guerre, nous ignorons vos décisions.
Nous ne sommes ni électeurs ni éligibles.
Est-ce juste, ô citoyens ?
Ne saurions-nous pas, mieux qu’une reine, joindre les vertus guerrières d’un Alexandre à la sagesse d’un Auguste ? Ne sont-ce pas nos enfants que vous envoyez au combat ? Si la gloire est votre souci, ne sommes-nous pas enflammés d’un amour égal au vôtre pour cette divine maîtresse ?
Nous voulons, ô Polyergues, être électeurs et éligibles. »
Ainsi parla le prince. Un frémissement joyeux accueillit son discours. Il était évident que ce discours paraissait au peuple extrêmement comique.
Le vieux savant y répondit avec une ironie discrète :
« Votre Altesse oublie que jamais nos mœurs n’ont admis les mâles aux affaires de l’État. Leur rôle dans notre société semble assez beau pour qu’ils n’en veuillent pas d’autre. Ne sont-ils point, par leur grâce coquette, le charme de nos yeux ? Ne sont-ils point enfin chargés de procréer les futures générations ?
– Ils en meurent, s’écria le prince. Nous ne survivons point au vol nuptial et le geste sacré de l’hymen est le dernier que nous faisons.
– Qu’importe ! si le geste est beau, reprit gravement le savant. N’est-ce point un trépas digne d’envie ?
– Nous voulons être électeurs et éligibles.
– Pardon, interrompit quelqu’un. Pour prétendre aux mêmes droits que nous, avez-vous les mêmes devoirs ? Vous n’êtes pas soldats. Quand nos armées s’en vont aux combats meurtriers, vous restez sous bonne garde dans la cité.
– Aussi demandons-nous à faire notre service militaire ; en campagne, nous saurons nous rendre utiles. »
L’auditoire commençait à s’impatienter.
« Prince, déclara le savant, les neutres suffiront longtemps encore au gouvernement de nos cités et nos reines seules peuvent être éligibles puisqu’elles seules pondent. Nous ne sommes pas des humains pour donner la suprématie au sexe masculin, ajouta-t-il sur un ton de fine moquerie. Et la science affirme que nous autres neutres appartiendrions au sexe féminin, si notre féminité ne s’était point atrophiée au sortir de l’œuf. De la sorte, si les filles et les épouses des humains se réclamaient de notre exemple pour obtenir des droits politiques, on pourrait leur répondre que nous sommes des femelles manquées. Laissons dire, ô polyergues ! Vive le féminisme et vivent les neutres ! »
Ces paroles recueillirent un succès approbateur. Les princes consorts, dignes et vexés, quittèrent la séance.
Alors, on s’occupa d’élire une reine et le tumulte devint indescriptible. La princesse Polyerguine avait pour elle les militaires. « Elle engendrera, disaient-ils, une race guerrière et le peuple polyergue est un peuple guerrier. » Cependant, la princesse Polyerguette réunissait d’autres suffrages. « Sa descendance, affirmaient ses partisans, sera puissante et sage. »
De part et d’autre, on s’épuisait en vaines discussions. Le désordre dans la cité devint indescriptible. On avertit le vieux savant que les gardes des portes avaient déserté leurs postes. On le prévint, peu après, que des cohortes étrangères de fourmis sanguines rôdaient dans les environs. On lui apprit enfin que les esclaves abandonnaient leur travail et que la nursery était délaissée.
Il se résolut à agir.
« Ô Polyergues, dit-il, obéissons aux lois qui nous régissent. Puisque nous hésitons entre deux reines de valeur égale, courez au gynécée chercher les vierges royales. Mettons-les en présence l’une de l’autre et qu’un combat sans merci décide entre elles. »
Ainsi fut fait.
Les sœurs guerrières, en proie à une fureur jalouse, se jetèrent l’une sur l’autre, comme jadis firent les fils d’Œdipe. Ce fut un corps à corps éperdu. Impassible, le peuple regardait. Enfin, Polyerguine saisit sa rivale entre ses mandibules et la coupa en deux !
De la sorte, en l’an de grâce 1908, elle devint reine incontestée.
Pour fêter cet événement, les polyergues se livrèrent à ces amusements qui ont été maintes fois décrits. (3) Ce sont de beaux tournois et des jeux d’adresse où excellent les fourmis de toutes les espèces. On ne regretta pas plus longtemps Polyerga et Polyerguette. En politique, on songe au présent et à l’avenir plus qu’au passé.
Quelqu’un dit au vieux savant :
« En temps d’élections, les humains, aux mœurs si proches des nôtres, font-ils comme nous usage du combat singulier entre les rivaux ?
– Non ! répondit-il. Ce sont de bien étranges créatures et leurs querelles intestines ne finissent jamais. Peut-être un jour, pour y remédier, nous imiteront-ils. La seule Raison a dicté nos lois. Ne sont-elles pas sages ? Point de conflits, point d’oiseuses discussions, point de divisions de partis. La Reine est morte ! Vive la Reine ! »
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(1) Polyergus rufescens.
(2) Formica fusca.
(3) Gould, Huber, Forel, Bates, Lubbock.
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(Marcelle Adam, in Le Figaro, supplément littéraire, cinquième année, nouvelle série, n° 11, samedi 13 mars 1909 ; « Ameisen, » gravures extraites du Meyers Großes Konversations-Lexicon, 1905)