Dans le wagon où nous nous rencontrâmes, ce personnage ne me parut d’abord offrir aucun trait spécial le désignant, parmi les autres voyageurs, comme un être extraordinaire qui devait s’imposer à mon attention.

Il n’était ni petit ni grand, ni beau ni laid, ni vieux ni jeune ; il n’attirait ni ne repoussait la sympathie. Ses yeux étaient larges, mais sans feu ; sa barbe, qu’il portait en collier, blonde plutôt que rousse. Des lunettes rondes brillaient sur son nez ; des breloques de métal dansaient sur son ventre. Mais à côté de lui, sur la même banquette, trois autres voyageurs me regardaient derrière des lunettes rondes ; et près de moi, secoués par le même frémissement continu du train en marche, sur trois ventres germains sautaient trois paquets de breloques semblables.

Pour tout bagage, cet homme avait un parapluie, qu’il tenait soigneusement debout, entre ses jambes.

Nous allions de Carlsruhe à Nuremberg. Je regardais par la vitre défiler les riches prairies de la vallée du Neckar, les hauteurs lointaines des Alpes de Souabe, les forêts de sapins de la Moyenne-Franconie. Il y a, non loin d’Heilbronn, les ruines d’un château célèbre qui attire la curiosité des voyageurs ; on le nomme le burg de Weibertrau, ou de la foi conjugale. Je me souvins d’avoir lu, dans Montaigne, sa légende :
 

La ville dont ce château formait la citadelle était assiégée par l’empereur Conrad III ; il avait juré d’en faire pendre tous les défenseurs ; auparavant, il permit aux femmes de partir en emportant ce qu’elles avaient de plus précieux. Elles sortirent de la place, chacune d’elle portant sur son dos son mari. L’empereur, touché de ce beau dévouement, fit grâce à tous.
 

« L’anecdote est jolie, pensai-je, qu’elle soit ou non authentique ; il y a, dans cette invention féminine, quelque chose de malicieux et de touchant ; et peut-être que, bien présentée, elle paraîtrait encore aujourd’hui… »

Ici, mon compagnon d’en face, qui n’avait encore rien dit, étendit la main vers moi, prit délicatement, non sans en solliciter l’autorisation par un salut et un sourire fort polis, un petit dictionnaire de poche qui reposait sur mes genoux parmi d’autres livres, le feuilleta méthodiquement à travers ses lunettes, et, avec un nouveau salut et un nouveau sourire, me rendit le volume ouvert où son doigt marquait un mot sur la page.

« Betachenswerth. Ridicule, » m’aida-t-il lui-même en s’inclinant.

Je le regardai avec surprise. On ne pouvait se méfier d’une si neutre figure.

« Merci bien, lui dis-je. Mais qui trouvez-vous ridicule ? Est-ce l’histoire elle-même ou ceux qui l’ont imaginée ?

– Non, répondit-il ; ce siècle, qui n’y daigne plus croire. »

Son air était de plus en plus poli ; il me plut, m’intrigua peut-être un peu, et je ne demeurai pas en reste de bonnes manières. Il ne paraissait pas savoir un mot de français ; j’entends moi-même assez mal l’allemand ; je ne sais comment nous nous comprîmes pourtant le mieux du monde.

Je trouvai dans ce personnage une connaissance profonde, presque stupéfiante, de tout ce qui touchait à l’histoire de l’art et des mœurs.

Nous disputâmes sur le moyen âge germanique, sur la Renaissance italienne, sur le gothique et le flamboyant. Il en savait beaucoup plus long que moi sur tous ces points. Mais je découvris vite son faible : il n’avait d’amour et de souci que pour les époques passées. Tout ce que nous vantons dans notre siècle, il paraissait n’en rien savoir ou le dédaigner. Je comptais là-dessus prendre ma revanche ; je me mis à discourir sur nos grandes découvertes : l’électricité, la photographie, les orchestres mécaniques, les romanciers psychologues, l’individualisme transcendantal et le Néo-idéalisme.

Mais il m’écouta parler d’un air si désintéressé que j’eus vite le sentiment de perdre mes peines. Évidemment, sa pensée s’était arrêtée à deux ou trois cents ans en arrière ; elle ne dépassait pas cette limite, et, au-delà, ne me suivait point.

Il recouvra la parole au buffet d’Ansbach, devant un pot de bière mousseuse qu’il vida en souriant :

« À la bonne heure, dit-il ; voilà du moins une recette qu’ils ont gardée intacte ; et notre vieux poète Hans Sachs trouverait ce breuvage encore bon. »

Mon nouvel ami ne m’abandonna pas quand nous arrivâmes à Nuremberg. Je ne connaissais pas la ville ; il tint à m’indiquer lui-même le meilleur hôtel, m’y accompagna, s’occupa de la chambre, des bagages, avec cette bienveillance hospitalière que j’ai rencontrée partout en Bavière, et me tint compagnie pour dîner. Il était trop tard, ce soir-là, pour que je pusse visiter la ville.

À dix heures, nous arrosions un quartier d’oie d’une jolie bouteille de vin du Rhin, que j’offris ; il me répliqua par un vieux flacon de vin hongrois. Vers une heure du matin, nous résolûmes de ne plus boire. Nous n’avions sommeil ni l’un ni l’autre ; un beau clair de lune entrait par la fenêtre.

« Voulez-vous, me proposa-t-il, sous cette antique et sainte clarté, faire le tour des remparts en attendant l’aurore ? C’est une promenade classique pour les étrangers qui viennent, au bon moment du mois, visiter notre ville ; et j’ose vous promettre, de ce spectacle, une jouissance d’art qu’aucun de vos modernes barbouilleurs de toiles ne pourrait vous donner. »
 
 

 

J’acceptai volontiers. Nous voilà partis sous une nuit merveilleuse. Nous grimpons, par une des portes, sur la muraille de pierre qui entoure la vieille cité.

Fantastique apparition !

De quel rêve séculaire émerge soudain devant moi, sous la resplendissante féerie nocturne, ce fouillis de pignons pointus, de cheminées hérissées, d’architectures capricieuses, de sculptures en dentelle, de tours gothiques et de pyramides brodées ? La caressante lumière de la lune glisse sur les pentes de tuiles ; elle se brise en taches d’ombre aux angles aigus des toits ; elle fait étinceler au loin les écailles de la rivière ; elle flotte enfin là-haut en une brume transparente où montent et se découpent les tours de vingt églises et le profil massif d’un burg.

L’admiration me rend muet. Mon compagnon jouit de ma surprise, où semble s’aiguiser sa volupté. Puis, bénévolement, il me donne quelques explications topographiques et critiques, que j’écoute comme la voix lointaine du passé :

« Telle que nous admirions Nuremberg il y a près de cinq cents ans, telle nous la contemplons encore : intacte et toujours active, elle montre au présent, qui se modifie sans cesse, l’enveloppe immuable du passé. C’est un chef-d’œuvre fixé dans sa beauté, et où la vie pourtant se développe toujours. Une sage loi la protège : toute maison, dans l’enceinte de ses murs, ne peut être bâtie ou reconstruite que dans le style du seizième siècle. Monsieur, nous avons sauvé ce coin du mode de l’alignement et du progrès. Tout ce que celui-ci a pu y faire, c’est de tendre au-dessus de nos maisons quelques-uns des fils de sa toile désastreuse. »

Il me montra d’un geste un réseau de câbles électriques qui traversaient, dans la clarté, le trou noir d’une rue.

« Cette rivière qui divise Nuremberg, c’est la Pegnitz : vous verrez au jour comme elle se glisse entre les maisons qui la bordent, qui s’avancent sur elle et parfois la couvrent entièrement ; peut-être alors ne regretterez-vous pas vos fameux quais. Ici est l’église Saint-Laurent, sous les voûtes de laquelle jaillit l’extraordinaire Tabernacle de maître Adam Kraft, caprice laborieux de pierre, pyramide fleurie dont la pointe s’enroule au sommet du temple qu’elle n’a pu percer. Là, Saint Sébald, avec son tombeau où la création tout entière, de l’animal rampant jusqu’au Dieu rédempteur, semble monter sur quelques pieds de bronze. Vous admirerez nos célèbres fontaines, ouvragées et délicates comme des bijoux. Je vous mènerai dans la maison de Dürer, à la taverne où il s’asseyait avec Veit Stoss, le sculpteur, avec Hans Sachs, le cordonnier-poète, et avec son vieux maître Wolgemut. Ah ! monsieur, quelle époque et quelle compagnie que celles de ces hommes-là, et que n’ont-ils pu survivre eux-mêmes avec cette ville qu’ils nous ont laissée ! »

Il s’arrêta pour soupirer. La nuit restait fraîche et limpide ; la pleine lune descendait doucement.

« Nuremberg était alors une des villes les plus riches de l’empire ; par elle passait tout le commerce de l’Orient et de l’Occident. Sur cette route unique où roulaient les trésors du monde, Venise offrait son port aux vaisseaux, Nuremberg sa halte aux caravanes. Ses bourgeois étaient plus riches que les patriciens de Rome ; ils faisaient vivre un peuple admirable d’artistes dont vous contemplerez les œuvres à chacun de vos pas. Allez ! monsieur : leurs œuvres sont restées, mais leur génie est perdu ; perdu comme l’Autorité, perdu comme la Foi. Le secret de ce génie, c’était le respect et la patience. Qu’a-t-on fait, aujourd’hui, de tout cela ? »

Nous étions arrivés à la porte du burg.

Je la croyais fermée par ses solides verrous ; mon compagnon y frappa, elle s’ouvrit aussitôt sans effort. L’aurore commençait à blanchir ; nous nous tenions appuyés à la balustrade d’une terrasse d’où l’étrange cité allongeait son mystère devant nous.

« Oui, je vous le demande, qu’est-ce que ce siècle a fait du merveilleux patrimoine constitué par nos pères ? Et, à la place, quelles richesses nous a-t-il données ? Il n’y a plus de grandeur en aucune œuvre humaine, parce que l’intérêt seul gouverne votre activité et qu’on tue en vous le respect. Pourriez-vous me dire ce que vous y avez gagné en bonheur ? Vos belles libertés politiques que vous vantiez tant, vous commencez aujourd’hui à en reconnaître le leurre. Le monde se plaint-il moins, depuis qu’il s’est cru affranchi ? Vous avez supprimé le servage ; je m’en souviens en entendant les plaintes et les cris de guerre du prolétariat. Vos nobles sciences, quels sont leurs résultats derniers ? Nous leur devons en philosophie le matérialisme, en art le naturalisme, en morale le struggleforlifisme et en politique l’anarchisme. Bon. Je m’apprêtais cependant à les étudier, car j’étais curieux de voir combien la médecine nous a découvert d’infections nouvelles ; la chimie, d’explosifs ; la mécanique, d’engins de destruction, et l’anthropologie, d’ancêtres-singes. Mais j’apprends que vos jeunes gens, à la dernière heure, trouvent ce bagage inutile à leur félicité, et essayent une religion qu’ils croient nouvelle, celle du sentiment. Patientons. Maintenant, voyez ce qu’était ce passé que vous avez détruit, ce prétendu monde d’ignorance, de misère et de sauvagerie sur lequel vous vous vantez d’avoir édifié le fastueux néant de votre civilisation ! »

La lumière d’une aube dorée pénétrait de toute part le crépuscule où s’était jusque-là tenue la ville, et je vis Nuremberg s’éveiller dans le jour. Le désordre gracieux de ses rues, la diversité infinie de ses constructions s’éclairaient peu à peu et semblaient danser dans la lumière. Je distinguai ses pignons hardis, ses vastes toits rouges percés de mille lucarnes, ses façades de bois et de briques, ses balcons bombés et les aiguilles de ses monuments. En même temps, je crus apercevoir une population nombreuse et vive se mouvoir dans les rues ; la place du marché s’emplissait de gens occupés ; des enfants jouaient avec un troupeau d’oies ; des femmes emplissaient leurs cruches à l’eau que versaient, par leurs seins, de légères statues de bronze représentant la Justice et les Vertus ; des artistes discutaient des plans sur la porte d’une riche maison byzantine.

« Hé bien ! qu’en pensez-vous ? » me demanda mon compagnon.

Sa voix me parut changée.

« Écoutez-moi, continua-t-il en me saisissant le bras. Voici le moment d’abjurer une erreur qui vous serait fatale et qui d’ailleurs sied mal à un homme de goût. Reconnaissez que la vérité et le bonheur de la vie consistent seulement dans le culte et le maintien des choses passées ; contentez-vous des libertés et du savoir de vos pères. Déclarez ici que vous ne croyez plus aux révolutions, aux évolutions, aux expositions, et à toutes les balivernes du progrès. Niez le progrès, mon cher, de toutes vos forces, en vous engageant à ne plus rien sacrifier de vous-même à ce mythe absurde. Alors, vous deviendrez semblable à moi, et vous connaîtrez, en échange de cette promesse, une incomparable félicité ! »

Je levai les yeux sur lui : étrange surprise ! l’homme que j’avais devant moi ne me paraissait plus ressembler à celui qui me conduisait tout à l’heure. Une sorte de longue robe de velours sombre, bordée de fines fourrures, remplaçait sa jaquette de drap jaune ; un chaperon à plumes ornait sa tête ; ses breloques s’étaient transformées en une chaîne d’or qui pendait à son cou et ses yeux brillaient plus vifs sous une paire de besicles d’or.

Qu’allais-je lui répondre dans mon étonnement ? Je ne sais pas trop. Je ne trouvais pas d’arguments pour combattre ses raisons et résister à son offre.

Par bonheur, en ce moment, une enfant vint à mon secours : une petite fille qui rôdait depuis quelques instants autour de nous, dans ce burg qui lui semblait familier. Elle allait à droite et à gauche, chantonnait, remuait ses guenilles et secouait ses cheveux dans le soleil levant. Elle s’était rapprochée de moi ; elle me demanda :

« Monsieur ne veut-il pas que je le conduise à la Tour du musée ?

– Si, dis-je ; mais qu’est-ce que cela ? »

Mon compagnon fit une grimace qui s’accordait mal avec son air si poli.

« Oh ! rien, répondit-il avec embarras. Je ne vous engage pas à perdre votre temps à ces enfantillages. Il y a ici de plus belles choses à voir…

– Permettez, fis-je ; j’ai promis à cette enfant. »
 
 

 

Et, abandonnant mon homme sur la place, je suivis vers une tour massive, à cinq pans, la petite qui m’entraînait. Je vis ces mots écrits sur la porte : Musée des tortures. Nous entrâmes dans une espèce de grenier dont l’escalier étroit et la profondeur louche, après l’impression causée par cet écriteau, éveillaient déjà l’angoisse. Et là, ô spectacle pitoyable ! je vis la collection la plus complète et la plus terrifiante de tous les instruments de douleur que l’homme, au nom de l’Autorité et de la Foi, a inventés pour faire souffrir l’homme ; tout ce que le cauchemar peut imaginer de supplices, tout ce que l’esprit des bourreaux combina pour meurtrir le corps : étaux pour briser les os, roues pour rompre les membres, chevalets pour tendre et déchirer les muscles, tenailles pour déchiqueter la chair, fouets armés de plombs, berceaux garnis de pointes ; de quoi faire saigner, de quoi faire crier, de quoi mettre en lambeaux l’humanité lamentable !

L’enfant me faisait voir ces machines hideuses, m’en expliquait l’usage, les touchait en souriant. Je me taisais, le cœur serré. Enfin, elle m’invita à monter l’escalier de bois ; à la lueur d’une bougie qui tremblait dans les ténèbres, elle me montra, adossée à une poutre, la fameuse Vierge de fer. Elle ouvrit ce cercueil horrible : de longues aiguilles de fer en hérissent l’intérieur ; il y en a deux qui marquent la place des yeux. L’homme y entrait, déjà torturé, vivant encore ; on refermait si doucement le couvercle que le misérable mettait un jour à y mourir…

Je m’enfuis de ce logis d’épouvante. Je retrouvai mon compagnon, qui m’attendait encore où je l’avais laissé.

« Allez ! m’écriai-je. Je sais maintenant ce qu’il faut vous répondre. J’ai vu ce que cachait sous son visage paisible et sa longue robe honnête cette bourgeoise de Nuremberg qui symbolise si bien ce qu’il y a d’opulent et de solide dans ce passé de votre ancienne cité, mais aussi de cruel et de ténébreux. Le respect de la vie humaine, de ce pauvre corps pitoyable dont vos rois et vos inquisiteurs faisaient si peu de cas, voilà la vraie conquête et la meilleure que ce siècle ait réalisée ; elle suffit pour que je ne me décourage pas encore de croire au progrès. Vous m’avez tenté et presque séduit : l’amour de l’art et le vin du Rhin m’avaient un peu troublé la tête. Honoré monsieur, je crois que je vous reconnais ; je remarque maintenant que vous boitez du pied gauche. Vous n’êtes pas tout à fait le diable, mais un de ses petits-cousins ; vous entrez dans les églises et vous seriez capable de faire le signe de la croix ; mais si le monde subsiste encore et continue son œuvre, ce n’est pas votre faute. Votre nom est gravé sur votre parapluie ; tenez : c’est l’Esprit rétrograde. Séparons-nous. Je vous exorcise et vous renvoie dans les ténèbres par la vertu de ce signe éminemment français. »

Ce signe, je le fis. M’en blâme qui voudra : c’était un pied-de-nez. Il eut un effet admirable : l’apparition disparut sur place, sans rien dire, mais avec un air profondément vexé.
 

*

 

Je quittai Nuremberg après l’avoir visitée en détail. C’est en effet une ville surprenante, un vrai bijou d’art, que je viendrai revoir. Aussitôt après, pour bien confirmer ma foi dans les destinées de l’esprit humain, je m’en fus dans une petite ville voisine, qu’on appelle, je crois, Bayreuth, écouter la Musique de l’avenir.
 
 

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(Maurice Pottecher, « Variétés, » in La République française, journal du soir, vingt-quatrième année, nouvelle série, n° 363, vendredi 2 novembre 1894)