Un fait digne de remarque, c’est que la plupart des fables et des mythes populaires tirent presque toujours leur origine – de très loin, il est vrai, et par raccroc, – d’un fonds de vérité. Dans ces créations fantastiques d’un subjectivisme exubérant, il y a presque toujours quelque chose d’objectif et de réel. L’imagination des masses a beau être aussi dévergondée que féconde, elle n’aurait jamais su concevoir et fabriquer ex nihilo tant de figures monstrueuses, tant de contes extraordinaires, si elle n’avait eu, pour leur servir de noyau, ces réminiscences flottantes, obscures et troubles qui rattachent les anneaux disloqués de la chaîne des temps et forment l’assiette mystérieuse et vague de la conscience collective.

Que sont les sirènes, par exemple, l’effroi des navigateurs antiques, sinon quelques lamantins mammifères, aux seins « en coupe » gonflés de lait, confusément entrevus, en un jour de terreur fiévreuse, sur une côte exotique, par un navigateur ignorant, crédule, passionné de merveilleux comme tous les primitifs, un tantinet hâbleur et poète – ou quelques phoques au galbe élégant, quelques otaries aux grands yeux de velours ?

Que sont les orques, les dragons, les chimères, les hydres, tous ces monstres des romans de chevalerie et des « Chroniques » du moyen âge, et la Tarasque de Tarascon elle-même, sinon des ressouvenirs amplifiés, dénaturés, des animaux de la préhistoire, des mégalosaures, plésiosaures, iguanodons, ptérodactyles, dinornis, etc. ?
 

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On objectera que tous ces géants d’une faune disparue datent d’une époque prodigieusement antérieure à la première apparition de l’homme, et, par conséquent, que celui-ci n’a pu même essayer de reconstituer plus tard, par la mémoire, des spectacles qu’il ne lui avait jamais été donné de contempler…

Soit ! Mais il a pu, au moins, en retrouver les restes. Il a dû y avoir une époque où ces reliques fossiles, qui se font de plus en plus rares, étaient relativement nombreuses… Voit-on d’ici l’effet produit sur l’imagination de l’un de nos aïeux de l’âge de la pierre ou de l’âge du bronze par la découverte inattendue de l’un de ces terrifiants squelettes ? Et l’image n’a-t-elle pas dû imprimer à son cerveau, si malléable et si fruste encore, une vibration ineffaçable, une folie d’horreur et d’épouvante contagieuse et transmissible, qu’une poussée d’atavisme réveille après des siècles, et réédite en diaboliques inventions ?

D’ailleurs, l’homme quaternaire n’a-t-il pas vécu côte à côte avec des monstres qui valaient bien ceux-là, le mammouth, le mastodonte, le mégathérium, etc. ? Revus de loin par la postérité, à travers les « tartarinades » de l’histoire orale, ces formidables commensaux n’ont-ils pas pu devenir les formidables bêtes d’apocalypse que vous savez ? Joignez-y les réalités aperçues par-ci par-là, les crocodiles d’Égypte, les pythons de Lybie, les gorilles du pays des Hespérides, quelques notions fugitives, venues on ne sait comment, par-dessus les mers, des terres inconnues et des continents vierges, vous avez de quoi défrayer tout un musée de tératologie.

Est-ce que, par exemple, le condor n’est pas le géniteur légitime du fameux « rock » des Mille et une Nuits, à moins que ce ne soit l’albatros ? Est-ce que les hideux produits de l’art chinois ne dérivent pas visiblement de la nature, de la nature vraie, mais faussée, estropiée par son passage à travers le moule fantasque et biscornu d’un cerveau d’Extrême-Orient ? Est-ce que, dans le grouillement de cette invraisemblable zoologie qui peuple le papier des paravents, la soie ou l’ivoire des éventails, la porcelaine des tasses à thé de là-bas, il n’est pas encore permis à un œil exercé de reconnaître les formes habituelles, les attitudes et les types de tous les animaux que nous connaissons ?

Une foule de légendes de mon pays breton, – ou tragiques ou naïves, – n’ont pas une autre genèse.
 

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Je trouve précisément aujourd’hui, dans les « papiers » scientifiques, une confirmation nouvelle de cette thèse paradoxale.

Vous vous rappelez bien les cyclopes, ces géants de la mythologie qui passaient pour avoir un œil au milieu du front ? Eh bien ! n’en déplaise aux sceptiques, tout n’était pas absolument ridicule, tout n’était pas absolument faux dans cette conception folichonne.

Non pas qu’il ait jamais existé une race d’hommes nantis de trois yeux. Mais, en revanche, il a bien existé certains animaux pour lesquels la nature s’était à ce point montrée prodigue. Que dis-je ? Il en existe encore. La chose vaut vraiment la peine d’être narrée.

Prenez une grenouille, ou plutôt un lézard ocellé. Sous la peau, juste au milieu d’un trou percé dans l’os temporal, vous constaterez, en y regardant bien,un corps cellulaire compact, extrêmement riche en filets nerveux, et dont, a priori, on s’explique mal la présence et la fonction.

Cet organe, qui se retrouve chez nombre d’animaux, chez l’hatteria punctata, le caméléon, d’autres reptiles, chez des poissons, etc., est certainement un prolongement du cerveau, auquel il se rattache par un pédoncule aboutissant à une petite saillie ou « épiphyse, » dont l’existence est constante chez tous les vertébrés.

Il y a mieux ; son développement et ses caractères anatomiques présentent une telle analogie avec le développement et les caractères anatomiques de l’œil, qu’il est absolument impossible de ne pas le considérer comme un œil impair, médian, rudimentaire, incomplet sans doute, mais enfin un œil, avec tout ce qu’il faut pour composer un œil, jusques et y compris le cristallin, la rétine et le nerf optique ! La position de cet œil dans la profondeur des tissus, au-dessous d’un épiderme pigmenté très opaque, en empêche seule le fonctionnement normal.

La paléontologie donne quelque appui à cette fantastique hypothèse et permet de penser que ce troisième œil, – l’œil «cyclopéen, » – a fonctionné chez certains animaux dont nous possédons les débris fossiles, et, en particulier, chez les Sauriens du « trias, » le labyrinthodon, par exemple, chez lequel on remarque une large perforation du crâne, inexplicable autrement. Tout semble indiquer que, chez ces bêtes antédiluviennes, l’œil impair était très développé. Un naturaliste allemand, M. E. Korscheldt, n’hésite pas à accorder à cet organe des fonction visuelles au moins suffisantes, chez tels des reptiles contemporains, pour distinguer le lumineux de l’obscur, mais qui, chez les espèces disparues, en devaient faire un œil proprement dit.
 

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Si maintenant, on remonte, degré à degré, la hiérarchie animale, depuis l’hatteria punctata, la grenouille ou le lézard ocellé, jusqu’à l’homme, on constate une métamorphose régressive graduelle. Au fur et à mesure qu’on s’adresse à des vertébrés d’un ordre plus élevé et d’une perfection supérieure, on voit s’accuser la dégénérescence. Bientôt, l’organe surérogatoire est entièrement recouvert par les hémisphères cérébraux, et ses éléments nerveux disparaissent pour faire place à des éléments conjonctifs.

Chez l’homme, la trace de l’œil impair n’est pas entièrement perdue. C’est tout simplement ce petit corps allongé, de la grosseur d’un pois, et encore mal connu, qu’on appelle la glande pinéale.

Descartes y voulait voir le siège de l’âme :
 

Bien que l’âme, disait-il, soit jointe à tout le corps, il y a néanmoins dans ce dernier quelque partie en laquelle elle exerce plus spécialement ses fonctions qu’en toutes les autres.
 

Après avoir démontré que cette partie ne peut être ni le cœur ni le cerveau, il établissait que ce devait être cette petite glande, située juste au centre de ce dernier organe, maintenue en place par deux filets en forme de rênes, mais assez libre, cependant, pour pouvoir être ballottée en tous sens par les « esprits animaux » qui parcourent les cavités du cerveau.
 

L’âme, ajoutait-il, est simple, et comme elle doit coordonner toutes les sensations venues des différents organes du corps, organes pairs en général, elle ne peut habiter qu’une région simple et impaire.
 

À défaut de rigueur, la thèse de Descartes ne manque pas de hardiesse.

Mais il aurait tout de même singulièrement embarrassé le grand philosophe, lui qui considérait les animaux comme de pures machines, celui qui lui eût démontré que c’est chez les vertébrés autres que les mammifères, les plus inférieurs, que la glande pinéale atteint le développement le plus considérable !
 

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Ainsi donc, l’homme a en réalité trois yeux. Seulement, le troisième, l’œil impair, n’est pas arrivé à point, ou plutôt, à travers les longues et complexes vicissitudes de l’évolution zoologique, il a fini par s’atrophier et se résorber dans la masse de l’encéphale. Il serait curieux de savoir si, à un moment quelconque de ce processus intra-utérin, qui reproduit et résume, à ce que nous enseigne la science embryogénique, toutes les phases de la gestation de la vie ancestrale de l’espèce, au moment, par exemple, où le fœtus humain ressemble à un reptile, il serait curieux de savoir si la trace de ce troisième appareil optique pourrait être retrouvée chez l’homme.

Dame ! il y a bien une phase où le fœtus a des ouïes comme un poisson, une phase où il a une queue comme un singe. Retrouver l’œil perdu, fût-ce même ailleurs qu’au bout de cette queue caduque, ce serait le comble : de quoi faire frémir d’aise, dans leur tombe, les ossements de Fourier !

… Je me garderai bien d’expliquer définitivement par cette physiologie extra-savante la légende des Cyclopes. Je doute fort que jamais les Pélasges aient soupçonné l’œil « en dedans, » même de loin… Qui sait, cependant, si quelque observateur subtil de la vieille Grèce philosophailleuse n’a pas, un beau jour, comparé l’embryon humain à un lézard ocellé, et n’a pas échafaudé sur ce rapprochement des rêveries à perte de vue ?

N’y eût-il là, au surplus, qu’une simple coïncidence, il me plaît quand même de l’enregistrer, pour la curiosité, pour le plaisir.

À moins encore, – car tout arrive ! – qu’il n’y ait, au fond de la matière organisée, une sorte d’intuition divinatoire inconsciente, quelque chose d’analogue à ce que le professeur Hæckel appelle « la mémoire des plastidules » !
 
 

 

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(Raoul Lucet, in Le XIXe Siècle, journal républicain, dix-huitième année, n° 5629, samedi 11 juin 1887. Odilon Redon, « Le Cyclope, » huile sur carton, c. 1914 ; Wilhelm Tischbein, « Tête de Polyphème, » gravure, 1805)