C’est sur la noble et catholique terre d’Espagne, sous son beau ciel de paradis, qu’ont fleuri en le plus grand nombre les plus miraculeuses statues de la Vierge ; et rien que pour faire un bouquet de ces fleurs, en nommant chacune par son nom et en en racontant l’histoire, il faudrait écrire, du premier janvier à la Saint-Sylvestre, un poème aussi long que le Romancero.

Car il y en a non seulement à Madrid, à Burgos, à Saragosse, à Valladolid, à Tolède, à Badajoz, à Séville, à Murcie, à Grenade, à Valence, à Tarragone, dans toutes les grandes capitales des anciens royaumes, mais aussi jusque dans les petites cités les plus obscures, et parfois même dans de simples bourgades ; et toutes sont à la fois des chefs-d’œuvre de beauté et des merveilles de richesse.

Il y en a de marbre, d’albâtre, de bronze, d’argentées, décorées d’argent plein, d’or pur ; et il n’y en a pas une qui ne soit parée des ornements les plus précieux, vêtue de brocart, coiffée d’un diadème royal, couverte de bijoux, de colliers, de pendeloques, de bagues, pareille à une vitrine de joaillier qu’incendient le blanc soleil du diamant et l’arc-en-ciel multicolore des pierreries.

Et cependant, la plus belle de toutes, à mon avis, c’est encore la Vierge de fonte, celle qui est dans la chapelle de Cormaria, dans l’humble chapelle de ce pauvre village habité par d’humbles pêcheurs, la Vierge de fonte qui ne porte ni brocart, ni bijoux, ni métaux rares, ni gemmes resplendissantes, et qui n’a pas même figure divine ou humaine, car elle n’est qu’un bloc de fonte, noir et informe.

Mais dans ce bloc noir et informe, sont incrustées des choses blanches et qui ont une forme encore visible, pour ceux-là, du moins, qui savent regarder, pour ceux-là dont vous serez tout à l’heure, après que je vous aurai dit à la suite de quelle miraculeuse aventure l’antique Vierge de fer de Cormaria, jadis façonnée avec un corps et un visage de femme, est devenue la Vierge de fonte, noire et informe.

Au temps où elle était la Vierge de fer, œuvre du maître armurier Pablo Cuença, qui en avait fait une statue repoussée au marteau, elle portait aussi quelques atours, de ceux qu’avaient pu lui offrir les humbles pêcheurs de Cormaria, tels que coquillages en colliers et ceintures, robes d’algues marines, diadème de nacre, et sa plus opulente parure était une paire de boucles d’oreille en perles.

Mais son indigence ne la rendait pas moins chère aux humbles pêcheurs de Cormaria, qui la trouvaient admirablement belle avec son corps de fer aussi dur que leur dure existence, et qui lui étaient reconnaissants de les protéger dans cette dure existence, et qui jamais n’appareillaient sans avoir fait une oraison à son autel, devant son sourire de bonne mère et ses bras levés en assomption.

Et, de fait, la Vierge de fer les protégeait efficacement, non seulement en leur procurant des pêches fructueuses et en les gardant des tempêtes, mais aussi et surtout en leur épargnant jusqu’alors la terrible visite des corsaires barbaresques, lesquels, en ce temps-là, écumaient la mer et venaient sans gêne piller les ports espagnols, massacrer les gens, voler les biens et ravir les femmes pour leurs harems.

Or, si les humbles pêcheurs de Cormaria n’avaient pas grands biens pouvant allumer la convoitise des Barbaresques, ils avaient, en revanche, et ils s’en montraient fiers et jaloux, les plus jolies femmes et filles de toute la côte, et cela, non pas de leur propre avis, mais de l’avis des plus fins connaisseurs, à telles enseignes qu’on en avait fait cette chanson en six vers, chantée dans toute l’Andalousie :
 

Mets ensemble les trois perfections

Des trois plus parfaites Sévillanes,

Des trois plus parfaites Malagaises,

Des trois plus parfaites Gaditanes,

Et le tout paraîtra imperfection,

Près de la moins parfaite de Cormarianes.
 

Et donc, on pense si les Barbaresques devaient en avoir envie pour leurs harems, de ces jolies femmes et filles de Cormaria ! Aussi l’avaient-ils, cette envie ! Mais quand même ils n’osaient pas venir les prendre, les Cormarianes. Car un bruit s’était répandu chez eux, disant que la Vierge de fer était une statue magique, d’où sortirait un grand malheur pour qui toucherait à Cormaria !

« Holà ! Holà ! gens de Cormaria, ce n’est pas à moi que vous ferez croire de telles bourdes, à moi qui suis un mécréant, à moi qui sais fort bien que la Vierge de fer n’a rien de magique, et que c’est une simple statue de fer, repoussée jadis au marteau par le maître armurier Pablo Cuença. Holà ! Holà ! mes bons compagnons barbaresques, vous allez voir le cas que j’en fais, de leur statue magique ! »

Qui parle ainsi, sur la place de Cormaria, au seuil de la chapelle, devant les corsaires enflammés de son assurance, devant les humbles pêcheurs terrorisés de son audace impie, devant le prêtre qu’il a jeté à terre d’un coup de poing en pleine face ? Qui parle ainsi, qui oserait parler ainsi, le sacrilège, sinon un suppôt du diable, ayant dans sa bouche le souffle même du diable ?

Et ce n’est pas moins, en effet ; car c’est l’homme sans foi ni loi, sans cœur ni entrailles, qui s’appelait naguère don Isidro de las Garunchas, et qui a craché sur le crucifix en maudissant la religion de ses ancêtres, et qui s’est fait circoncire pour devenir sectateur de Mahom, et qui est le plus atroce des corsaires barbaresques, et qui s’appelle maintenant Hadj-il-Ali le Renégat.

Les humbles pêcheurs de Cormaria sont en petit nombre et sans armes ; les filles et les femmes de Cormaria sanglotent et prient dans la chapelle, aux pieds de la Vierge de fer qui ne les protège plus ; le vieux prêtre est à genoux dans la poussière, où ses larmes se mêlent aux gouttes de sang pleurant de sa face meurtrie ; les Barbaresques exultent de joie ; et Hadj-il-Ali le Renégat dit :

« Holà ! Holà ! mes bons compagnons barbaresques, nous allons faire aujourd’hui le plus riche butin de chair que nous ayons jamais fait ; nous allons emmener en captivité les plus jolies femmes qui soient dans toute l’Espagne ; et moi, pour que la fête soit complète, et pour vous montrer que la Vierge de fer n’a rien de magique, je vais, ici, devant vous tous, sans peur, et en riant, l’épouser. »

Il rit, en effet, l’infâme, et avec lui rient ses compagnons, qui font sortir une à une les femmes et les filles de la chapelle, tandis que les humbles pêcheurs de Cormaria grincent des dents, mais n’osent pas bouger, étant en si petit nombre et sans armes ; et seul, le vieux prêtre a le courage de parler, disant d’une voix forte, tourné vers la Vierge de fer aux bras levés en assomption :

« Vierge de Cormaria, je n’ai jamais douté de toi, et personne parmi ces humbles pêcheurs n’en a jamais douté. Montre donc en ce jour que nous avons raison d’avoir foi en toi. Puisque ce mécréant veut t’épouser, permets que je consacre cette union sacrilège pour qu’il en sorte la punition de son forfait et la preuve de ta souveraine puissance. Sois son épouse dans la mort. Amen ! »

Tous les humbles pêcheurs et toutes les femmes et filles répondent amen ! et Hadj-il-Ali le Renégat, toujours riant, monte sur l’autel, se colle poitrine à poitrine contre la Vierge de fer, et pose ses lèvres abominables sur la bouche divine. Mais le baiser est un baiser de foudre. Car la foudre tombe sur le couple. La statue referme ses bras. Son fer fondu étreint l’époux. Et tout est dit.

Et si tu ne crois pas à cette histoire, homme, va voir à Cormaria, dans la chapelle, la Vierge de fonte, la plus belle statue de Vierge qui soit dans toutes les Espagnes, la Vierge de fonte qui est un bloc noir et informe, et sache que les choses blanches, incrustées dans ce bloc noir et informe, c’est le squelette de don Isidro de las Garunchas, le squelette d’Hadj-il-Ali le Renégat.
 
 

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(Jean Richepin, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, huitième année, n° 2599, jeudi 9 novembre 1899 ; repris dans le recueil Contes espagnols, Paris : Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, 1901. « Le Squelette de la Vierge soutenu par une sainte femme, » gravure d’après un dessin à la plume et au bistre de Raphaël, 1879)