De tout temps l’on a discouru longuement, savamment et contradictoirement sur l’esprit des bêtes, les uns, comme Descartes, ne voulant voir dans les animaux que de purs automates, les autres, comme Montaigne, se laissant entraîner à leur égard à un optimisme exagéré.

Trop peu familier avec ces problèmes philosophiques pour oser me placer dans l’un ou l’autre de ces deux camps, et pour proposer au lecteur de s’en occuper, même un instant, avec moi, je vais me contenter pour le moment du simple et plus modeste rôle de l’historien.

Je laisserai ainsi à chacun la faculté et peut-être le désir d’établir quelques comparaisons et de tirer quelques conclusions…
 

En l’an 18…, une grande nouvelle circulait dans tout le Sabartès et frappait d’étonnement et de crainte les habitants de la contrée.

Un Congrès devait tenir ses sessions à Ussat-les-Bains, et ce Congrès devait rassembler tous les animaux de la contrée.

Pendant tout le temps de ces nouvelles assises, chacun devait renoncer très loyalement à ses anciennes antipathies, à ses vieilles rancunes, à ses instincts mauvais et sanguinaires.

Ce Congrès des animaux avait pour but l’amélioration de chaque race ; on y devait par conséquent agiter de très hautes questions sociales, et principalement la plupart de celles qui sont communes aux autres espèces et à la nôtre.

Ne voyant dans ce programme rien d’inquiétant pour ma personne, je résolus d’assister à toutes les phases de cette délibération qui m’intéressait à un si haut degré, et, grâce au traité de paix signé d’avance par tous les membres de la réunion, je pus me placer commodément assez près pour voir et pour entendre, sans être inquiété et sans gêner par ma présence les improvisations des orateurs.

C’était par une belle matinée d’automne.

Des invitations pressantes avaient été envoyées à temps aux principaux représentants des habitants des contrées voisines.

Le lieu du rendez-vous était le vallon d’Ussat-le-Vieux, d’où la vue s’étend jusqu’à la ville de Tarascon.

Et l’on voyait arriver de tout côté les invités en grand nombre.

Elle était bien belle, bien imposante et bien étrange, cette assemblée : tous avaient répondu à l’appel ; tous étaient arrivés des divers quartiers qu’ils occupaient avec la régularité et la ponctualité auxquelles nous ne sommes pas trop habitués parmi nous ; tous, placés au milieu d’éléments hétérogènes, se conduisaient avec une parfaite convenance ; on voyait là régner une entente cordiale parfaite.

L’on n’eût pas dit, à les voir ainsi, un Conseil de bêtes.

Avant l’ouverture de la séance, ils se promenaient tous, les uns marchant, les autres volant, ceux-ci sautant et ceux-là rampant.

Voici déjà plusieurs groupes ; leur conversation paraît des plus animées.

Y aurait-il par hasard des intrigues électorales ? Les prétendants, officieux et câlins de la veille, indifférents et hautains du lendemain, chercheraient-ils, par des raisons fallacieuses, des propos mensongers, des promesses irréalisables, à capter la confiance des uns et des autres, à les entraîner dans leur camp et en faire le piédestal de leur gloire ?

Car l’élection d’un bureau est toujours chose grave !

Mais j’avais tort de penser ainsi, me laissant toujours aller, malgré moi, à comparer ce que je voyais avec ce que je savais se passer trop malheureusement chez nous.

Dans toutes ces conversations, il n’y avait qu’un seul thème : le plaisir d’être réunis, le bonheur de se voir, de s’entendre, de se connaître. Il y avait encore force propos galants, protestations de bonne amitié, peut-être aussi serments d’amour et promesses qui faisaient battre le cœur.

Ils ne s’inquiétaient nullement de toutes ces petites intrigues : le bureau provisoire était formé d’avance. Il était ainsi constitué : l’Ours, président ; l’Aigle, vice-président ; le Loup, secrétaire-général, et la Pie, secrétaire-adjoint.

Bientôt, le moment étant arrivé, chacun se plaça de son mieux, les membres du bureau arrivèrent, et le plus grand silence eut lieu au milieu de cette assemblée si bigarrée et naguère si bruyante.

Le président ouvrit gravement la séance et s’exprima en ces termes :

« Mes chers collègues et amis, veuillez permettre à celui que vos suffrages ont placé au fauteuil de la présidence de vous remercier tout d’abord de l’honneur que vous lui avez fait…

C’est peut-être plutôt dans mon cœur que dans mon intelligence que vous avez trouvé les qualités que vous avez jugées nécessaires pour bien remplir le poste éminent auquel vos suffrages unanimes m’ont élevé.

Mon dévouement ne vous fera pas défaut.

Quant à ce qui est de l’intelligence de vos besoins, de la nécessité de vos réclamations, de leur opportunité et des réformes que vous désirez tous, je ne dois pas vous cacher que, peu confiant dans mes propres forces, je suis sûr cependant d’arriver au résultat que vous vous proposez : je compte sur la haute portée d’esprit, le courage sans bornes et le désintéressement à toute épreuve des honorables et savants collègues que vous avez fait asseoir à mes côtés.

Je les remercie eux aussi du bienveillant concours de leurs lumières ; de ce côté encore, nous devons être tous pleinement rassurés.

J’avais besoin de vous adresser ces quelques paroles ; maintenant, je me sens plus à l’aise et plus digne de ma nouvelle position.

Nous nous sommes réunis ici, non point pour donner aux hommes le tableau navrant de leurs passions et de leurs folies, non point pour nous insurger contre toutes leurs déprédations, leurs vexations, leurs criminalités envers nous, non point pour secouer le brandon de la discorde et de la vengeance, pour mettre tout à feu et à sang, mais bien pour nous communiquer loyalement toutes nos plaintes, pour nous transmettre nos besoins modelés sur les exigences de l’époque, pour améliorer notre position par la voix de la raison, par des propositions particulières et par des procédés nouveaux d’une justice réciproque.

Pourquoi les hommes sont-ils forts contre nous ?

Pourquoi nous ont-ils réduits à l’esclavage ou à la sauvagerie ? Pourquoi sommes-nous dans un état permanent de suspicion ?

Vous le savez, amis et collègues, la division qui nous travaille fait leur force, et leur union fait toujours notre faiblesse.

Unissons-nous donc d’un commun accord, travaillons ensemble à notre régénération sociale par l’union, et nous aurons déjà fait un pas dans l’amélioration de notre position.

Le Congrès, c’est l’union.

Dans ce Congrès, qui a pour mobile ces nobles aspirations que je viens de vous représenter à grands traits, nous sommes donc tous appelés, tant que nous sommes, ouvriers de la création universelle, à porter ici l’objet le plus cher de nos réflexions, notre sens philosophique et notre sens pratique.

Aujourd’hui, le Congrès de la pensée, – un autre jour, l’an prochain, un Congrès de tous les produits de notre industrie ; – et l’homme saura si, dans l’un et dans l’autre, nous déméritons de sa confiance, de son amitié et de son estime.

Vous le voyez, mes chers amis, nous devons, dans ce nouvel essai de nos forces, et livrés complètement à nous-mêmes, donner l’exemple de la tranquillité, de la fraternité, de la sagesse et de la modération.

Le monde entier a les yeux sur nous.

Et maintenant, chers collègues, pour que notre travail soit mieux dirigé et mieux exécuté, pour que votre temps si précieux ne soit pas trop enlevé à vos familles, à vos travaux, à votre contrée, vous allez vous diviser en sections naturelles. Chacune de ces sections nommera un bureau, discutera les questions qu’elle devra aborder, c’est-à-dire celles qui lui paraîtront les plus importantes par leur opportunité, et en transmettra les procès-verbaux au bureau central.

Les travaux des sections terminés, nous aurons une assemblée générale qui vous donnera le résumé de ces différents travaux.

En agissant ainsi, nous ferons bien un peu comme les hommes ; mais nous prouverons aussi que nous ne voulons point leur être hostiles, et que nous savons prendre le bien là où il se trouve, même chez nos plus grands ennemis. »

Ce discours fut couvert des applaudissements les plus chaleureux, et le contentement devint presque du délire.

Cependant, les sections se formèrent aussitôt.

Dans la première, se firent inscrire :

L’Ours ; le Loup ; le Renard ; le Blaireau ; la Fouine ; le Putois ; la Loutre ; les Chauves-Souris pipistrelle, oreillard, fer de lance et fer à cheval ; le Desman ; la Musaraigne ; la Taupe ; l’Écureuil ; le Loir ; le Lérot ; le Surmulot ; le Mulot ; la Souris ; le Rat des champs ; le Campagnol ; le Lièvre ; le Lapin et l’Isard.

La seconde était plus nombreuse ; j’y voyais :

Les Vautours fauve, arian, percnoptère et gypaète ; l’Aigle commun ; la Bondrée ; la Buse ; les Faucons crécerelle, pèlerin et hobereau ; le Milan ; l’Épervier ; le Grand et le Moyen-Duc ; le Scops ; la Hulotte ; l’Effraie ; le Corbeau ; la Corneille, et sa cousine la Mantelée ; le Freux ; le Choucas ; le Crave ; la Pie ; le Geai ; le Casse-Noix ; le Merle noir et l’autre à plastron blanc ; la Draine ; la Litorne ; la Grive ; le Mauvis ; le Merle bleu et le Merle de roche ; la petite Rousserolle ; l’Étourneau ; les Traquets pâtre, tarier, motteux, oreillard ; le Rossignol et celui des murailles ; le Rouge-Gorge et le Rouge-Queue ; le Roitelet ordinaire et l’autre à triple bandeau ; les Fauvettes orphée, grisette, des jardins, babillarde, d’hiver, des Alpes ; le Pitchou de Provence ; les Bec-fin siffleur, motteux et pouillet ; le Troglodyte ; la Verderolle ; le Martin-Pêcheur ; le Gobe-mouche gris et son parent orné d’un collier ; les Pies-grièches rousse, grise et l’Écorcheur ; le Coucou ; les Mésanges charbonnière, bleue, nonnette et huppée ; les Bergeronnettes grise, jaune et printanière ; les Alouettes des champs, des prés, des buissons et des arbres ; le Cochevis et le Lulu ; la Calandrelle ; l’Hirondelle ; le Martinet ; le Moineau ; les Pinsons des Ardennes, vulgaire et des neiges ; la Linotte ; le Chardonneret ; le Cini ; les Bruants fou, jaune, des haies, ortolan ; le Grimpereau gris et le Grimpereau à ailes roses ; le Gros-bec ; le Bouvreuil ; le Verdier ; le Bec-croisé ; le Pic-vert ; le Torcol ; le Ramier ; les Perdrix rouge, grise et blanche ; la Caille ; le Râle des genêts et le Râle d’Eau ; la Marouette ; les Hérons gris et pourpré ; la Garzette ; le Bihoreau ; la Cigogne ; le Foulque ; le Pluvier doré ; le Vanneau ; le Canard sauvage ; les Sarcelles d’hiver et d’été, et le Castagneux.

Dans le troisième bureau, se placèrent plus lentement :

La Couleuvre verte et jaune, celle à collier et sa cousine des Bains ; la Vipère ; l’Orvet ; les Lézards vert et gris ; le Crapaud commun ; la Grenouille verte et la rousse ; la Rainette verte ; deux Salamandres et deux Tritons.

Tout à côté, formant un quatrième groupe, se rangèrent en sautillant et barbotant dans une mare voisine :

La Truite ; le Barbeau ; la Tanche ; le Goujon ; le Cabeau et l’Anguille.

Au cinquième bureau, composé des Insectes, l’on vit briller dans la famille des Carabiques, au milieu de tant d’autres :

Les Cicindèles hybride et champêtre ; le Brachine à explosion ; les Carabes enchaîné, doré, purpurin, jardinier, éclatant, ayant à leur tête le Carabe d’Aragon, venu tout exprès du Canigou pour cette solennité ; le Calosome sycophante ; la Nébrie picicorne ; la Chlœnie tibiale ; les Pristoniques terricole, des Pyrénées et aplani ; les Calathes noirâtre, à tête noire, cistéloïde, aux élytres ponctués, au col ponctué ; les Anchomènes col étroit et pieds pâles ; les Féronies amaroïdes, un peu ponctuée, mi-partie, striole, grêle, cuivreuse, mélas et aquatique ; le Zabre paresseux ; les Amares triviale et farinée ; les Harpales grison, lent, doré, aux pieds roussâtres, Hottentot, honnête, germain, distingué et Cornerousse.

Il y avait encore des représentants nombreux d’autres familles :

Des Colymbèles ; les Staphylins odorant, pédator et bourdon ; le Clairon des alvéoles ; le Nécrophore fossoyeur ; les Boucliers âtre, obscur et triste ; les Nitidules ; la Sphéridie scarabéoïde ; les Hoplies farineuse et azurée ; le Bousier lunaire ; l’Aphodie déprimée ; les Géotrupes stercoraire, printanier, avec ses cousins l’éclatant, le phalangiste et l’hypocrite ; le Hanneton au col tacheté ; les Cétoines dorée et stictique ; le Blaps mucroné ; le Mylabre à 4 points ; le Zonitis bout-brûlé ; le Cléone marbré ; les Chrysomèles hémoptère, céréale, sanguinolente, fastueuse, ténébrion, lœvigata, à 7 points ; les Galéruques de la tanaisie et des montagnes ; les Coccinelles à 7 taches, à 11 taches et à 22 points.

Au milieu de tous ces Coléoptères, je trouvai encore, en cherchant, deux petits groupes d’habitants tout récemment découverts dans les grottes de la localité, l’Adelops Pyrenaicus et le Leptoderus Querillaci. Mais ils étaient si petits et si agiles qu’il était difficile tout d’abord de les rencontrer à leur place naturelle.

Les Forficules auriculaire, aptère et sinué, ces deux derniers habitants du pic de Quié ; la Mante religieuse ; la famille des Locustaires ; les Grillons champêtre et Mélas ; les Réduves colère, ensanglanté et stridule ; quelques Cigales voulurent former un autre groupe séparé, quoique dans le même bureau.

Il en fut de même des Libellules, des Æschnes, la mélangée et la grande ; de l’Abeille domestique, de la Guêpe, des Mouches, des Cousins et des Tipules qui se placèrent avec la Fourmi fauve et la noire.

Les Lépidoptères brillaient, ce jour-là, de leur éclat le plus vif : Apollon, Mnémosyne, Machaon, Flambé, Callidice, Eupheno, Souci, Hyale, Palæno, Phicomone, Cléopâtre, Verge-d’or, Argus bronzé, Grand Argus bronzé, Xanthe, Thersamon, Corydon, Icare, Arion, Lycæne des Pyrénées, Adonis, Acis, Argus bleu, Thécla du Bouleau, Petit Mars, Palès, Ino, Niobé, Paphia, Valaisien, Pandore, Petit Nacré, Cardinal, Grande Violette et Petite Violette, Phœbé, Didyma, Io, Morio, Robert-le-Diable, Vulcain, Grande et Petite Tortue ; Satyre Agreste, Hermite, Sylvandre, Alcyone, Faune, Phèdre, Aréthuse, Bacchante ; Tithon, Ida et Myrtil ; Tircis, Mégère et satyre Mœra ; Galathée, Lachesis, Psychée et Syllius ; Pharle, Blandina, Evias, Iphis, Stygne, Arachne, Gorgone et de Lefebure ; Sphinx du caille-lait, fuciforme et de l’onagre ; Sphinx du liseron ; Sphinx de la vigne ; Smérinthe du tilleul ; Zygène Charon, de la scabieuse, de la bruyère, du trèfle, de la filipendule ; Callimorphe chinée ; Arctie tachetée, marbrée et marte ; Gastropacha feuilles de peuplier, feuille morte, buveur, du trèfle, de la ronce et du chêne ; Attacus Tau ; Triphœna linogrisea, Janthina et Melas ; Thyatira Batis ; Mœnia maura ; Hadena leucophœa ; Psyche à plumet ; Agrotis agricola et recusa ; Lichné bleu et Sponsa ; Piéride du choux, de la rave et de la moutarde ; Hespérie Sylvain ; Syrictus des mauves ; Arctie ensanglantée ; Botys pourpre ; Phalène de l’alisier ; Phalène brocatelle d’or ; Phalène anguleuse ; Acidalia ornée et Acantia solaris.

Bien d’autres encore, fleurs vivantes, volitaient à tire-d’aile, ou planaient ou dessinaient dans leurs vols capricieux des zones mystérieuses pour se mieux placer ; en assistant à ce spectacle étrange, ils en rehaussaient la gravité majestueuse par l’élégance des formes, la fragilité du vol, la variété et la magnificence des couleurs ; – Petits marquis de la Régence tout chamarrés d’or et de soie, tout frisés et poudrés, aux manières gracieuses, à l’esprit léger et folâtre, au cœur généreux et ingénu.

Parmi quelques autres Arachnides se distinguaient une araignée rouge aveugle, venue de la grotte de Bédeillac, et une autre jaune sortie de la petite grotte de Niaux.

En me redressant pour mieux voir et étudier ces dernières, je détachai quelques pierres et je mis à nu un cocon dense, épais, d’un gris sale, amarré par des cordages nombreux et solides, et doublé d’une multitude infinie de débris d’insectes : des élytres de chrysomèle, un corselet d’amara, des pinces de forficule, des ailes de mouches, tristes débris d’un carnage. Je grattai le cocon tout rebondissant. Aussitôt se montre à la porte, allongeant tous ses bras noirs et velus, une hideuse araignée noire, tachetée de jaune, et au ventre dodu, pensant probablement trouver une nouvelle proie.

Elle arrivait d’un air résolu, mais timide à la fois, présentant ses bras et laissant le corps en dedans de sa retraite. Avait-elle peur ? Voulait-elle, en cachant son gros abdomen rebondi, ne pas effrayer à son tour ? Pensait-elle, enfin, au moyen des mouvements d’extension et de flexion de ses huit membres aidés par ses deux pinces meurtrières, plaire, amuser, intriguer, ou magnétiser, fasciner et saisir les imprudents qui venaient ainsi se fourvoyer dans ces parages ?

Est-ce par besoin ou par caprice, par esprit sanguinaire, qu’elle accomplit tous ses meurtres ? Pourquoi se cache-t-elle dans un cocon, sous une pierre, alors que tant d’autres de ses compagnes tissent leurs filets en plein air, et s’exposent ainsi en chassant ?

Mais, chez celle-ci, tout est vil : son corps trapu, sa couleur noire, ses larmes jaunes qui relèvent le fond et l’assombrissent plus encore, ses pattes noires relativement courtes, rétractiles, avec un vélocité remarquable, – sa demeure, sa cachette, qui sont celles de l’esprit des ténèbres, tout indique chez elle des qualités intérieures mauvaises, des penchants cruels qui débordent les limites du besoin.

Il lui faut cependant avec sa cruauté la patience pour attendre l’objet de sa convoitise, la prudence, non la lâcheté, pour rester dans cette cachette. Elle aime le farniente, tant qu’il n’y a point de prisonnier à faire par surprise, d’ennemi à manger pour ainsi dire sans défense, car je suppose qu’avant de le prendre et de le dépecer pour son repas, elle l’a accablé du poids de son venin subtil, de sa bave mortelle.

Ici, j’arrête ces observations et ces réflexions pour passer à d’autres moins tristes et qui nous rappellent moins nos misères, nos penchants mauvais, nos actions mauvaises, tout ce qui constitue chez nous les vices moraux de la famille et de la société.

D’ailleurs, je voyais arriver tout lentement le groupe des Malacozoaires. Il se composait des personnages suivants :

Arion empiricorum ; Limax agrestis ; Helix cellaria, H. nitens, H. lucida, H. obvoluta, H. lapicida, H  pulchella, H. aspersa, H. striata, H. cricetorum, H. rupestris, H. rufilabris, H. limbata, H. variabilis, H. hortensis major et minor, H. bispida ; Limnæa aurata ; Pupa secale, P. pyrenæaria, P. megacheilos, P. muscorum ; Ancylus fluviatilis ; Cyclostoma elegans ; Clausilia parvula ; Pomatias obscurum et P. Nouleti.

Les sections étaient ainsi formées, et, pendant qu’elles choisissaient les membres des bureaux, je revins à la division des Mammifères que j’avais tout lieu de croire déjà installée.

Je savais bien qu’en agissant ainsi je n’assisterais pas complètement à tous les débats de chaque section, mais j’espérais au moins entendre successivement un ou plusieurs discours.

Au bureau de la section des Mammifères étaient assis : l’Ours, président ; le Loup, vice-président ; le Renard, secrétaire-général ; et le Blaireau, secrétaire adjoint.

J’arrivais au bon moment.

Le Loup, qui avait pris la parole pour mettre dans tout son jour la petitesse et l’orgueil de l’homme, arrivait à la péroraison et la renforçait par la citation suivante que lui avait remise depuis quelques heures seulement un Rat de ses amis qui la tenait, par héritage de père en fils, d’un habitant de la bibliothèque impériale. Celui-ci l’avait dénichée dans l’ancien fonds des manuscrits n° 7304, à la IVe partie d’un in-4°, fol. 55 :
 

L’omme est hardi comme lion,

E est paoureux comme lièvre,


Large du sien comme gal,

Aver comme chien ;

Dur comme corbeau,

Miséricordieux comme tourterelle,


Malicieux comme lyonne ;

Domestique comme coulon (colombe),

Trompeur comme regnart ;

Simple et humble comme ung agnel,

Ardent et prest comme chevrel ;

Paresseux et sot comme ours ;

Preueux (preux) et chier comme éléphant,

Vil et let (laid) comme asne ;

Solitaire et malfaiteux comme meschant ;

Obéissant et humble comme paon ;

Fol comme austruce,

Utile et profitable comme moine (moineau),

Traitre et mauvais comme mulet ;

Muable et variable comme poisson,

Raisonnable comme ange,

Luxurieux comme porc ;

Vicieux comme griffon ;

Utile et honorable comme cheval,

Et nuysant comme champion (champignon).
 

« Voyez, dit-il enfin, combien cet homme nous jette de turpitudes à la face, combien il a l’air de s’en glorifier quand il se les attribue, combien aussi nous devons avoir pitié de sa faiblesse et combien nous avons à le plaindre ! »

Aussitôt, et sans laisser se produire l’opinion de l’assemblée par ses applaudissements bruyants, le Renard prend à son tour la parole :

« Vous venez, mes chers amis, d’entendre le remarquable discours de notre savant collègue.

Veuillez être assez bons pour m’écouter quelques instants ; je n’abuserai pas longtemps de votre bienveillance.

L’homme se proclame hautement un animal raisonnable !

Je n’essaierai pas de vous prouver que tous les hommes ne sont pas d’accord là-dessus ; je vous ferai grâce pour aujourd’hui de cette revue rétrospective, qui pourrait bien cependant trouver ici sa raison d’utilité.

Je désire seulement étudier cette question dans ce qui nous intéresse, dans ce qui nous touche de plus près.

Puisqu’il se dit le seul animal raisonnable, pourquoi, contre nous, tous ces procès et toutes ces condamnations ? Un des leurs, M. Berriot Saint-Prix, dans un relevé de ces jugements contre nous, présenté à la Société des Antiquaires, en élève le nombre à près de 90, dont 37 appartiennent au XVIIe siècle, et un seul rendu dans le siècle suivant, en 1741, contre une Vache.

Permettez-moi, pour votre complète édification, de vous en citer quelques-uns dont peut-être vous n’avez pas connaissance.

1386, une Truie est mutilée à la jambe, à la tête, et pendue, pour avoir déchiré et tué un enfant, suivant sentence du juge de Falaise (statistique de Falaise) ;

1394, un Porc est pendu pour avoir meurtri et tué un enfant en la paroisse de Roumaigne, vicomté de Mortaing (sentence manuscrite) ;

1474, un Coq est condamné à être brûlé par sentence du magistrat de Bâle, pour avoir fait un œuf (promenade à Bâle) ;

1499, un Taureau est condamné à la potence par le bailliage de l’abbaye de Beaupré (Beauvais), pour avoir, en fureur, occis un jeune garçon (D. D. Durand et Martenne) ;

Au commencement du XVIe siècle, je vous signalerai, d’après Théophile Raynaud, une sentence de l’official contre les Becmares et les Sauterelles qui désolaient le territoire de Millière, Cotentin ;

1554, un procès est fait à des Sangsues, parce qu’elles détruisaient les poissons (Aldrovande) ;

Enfin, en 1690, le juge d’un canton de l’Auvergne nomme aux Chenilles un curateur ; la cause est contradictoirement plaidée. Il leur est enjoint de se retirer dans un petit terrain, désigné par l’arrêt, pour y finir leur misérable vie (description de la France).

Tout cela, mes chers amis, ne prouve-t-il pas que l’homme dégénère, qu’il a besoin de notre appui, de notre secours, de nos conseils enfin, et que nous devons, nous qu’il accable du poids de ses injures, de ses malédictions et de ses tortures injustes, cruelles et sanguinaires, lui proposer une alliance défensive et offensive afin de régénérer son espèce et de rétablir l’équilibre qu’il a si bien troublé depuis longtemps à son profit ? »

En ce moment arrivait, tout éclopé et tout haletant, tout efflanqué, un Cheval de l’Ariège, jadis tout reluisant et nerveux, et dont la réputation s’était répandue au loin dans tout le pays, aujourd’hui
 

Cancres, hères, et pauvres diables,

Dont la condition est de mourir de faim.
 

« Oui, dit-il, après avoir demandé la parole, l’Homme est ingrat et cruel, plus ingrat et plus cruel que nous tous ensemble.

Ce n’est pas assez pour nous, quand nous sommes jeunes et forts, de le prélasser dans ses promenades, de porter ses fardeaux, de le suivre dans ses guerres meurtrières ; ce n’est pas assez de suer sang et eau, d’exposer mille fois nos jours pour lui, il faut encore qu’il nous en remercie par la rudesse, les mauvais traitements et des indignités sans nombre.

Voyez plutôt ce qu’en dit un des siens dans un moment de sublime aspiration, de sublime contemplation :
 

Le pesant charriot porte une énorme pierre ;

Le limonier, suant du mors à la crinière,

Tire, et le roulier fouette, et le pavé glissant

Monte, et le cheval triste a le poitrail en sang.

Il tire, traîne, geint, tire encore et s’arrête ;

Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tête.

C’est lundi ; l’homme hier buvait aux Porcherons

Un vin plein de fureur, de cris et de jurons.

Oh ! quelle est donc la loi formidable qui livre

L’être à l’être, et la bête effarée à l’homme ivre !

L’animal éperdu ne peut plus faire un pas ;

Il sent l’ombre sur lui peser ; il ne sait pas,

Sous le bloc qui l’écrase et le fouet qui l’assomme,

Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l’homme,

Et le roulier n’est plus qu’un orage de coups

Tombant sur ce forçat qui traîne les licous,

Qui souffre et ne connaît ni repos ni dimanche.

Si la corde se casse, il frappe avec le manche ;

Et si le fouet se casse, il frappe avec le pié ;

Et le cheval tremblant, hagard, estropié,

Baisse son cou lugubre et sa tête égarée.

On entend, sous les coups de la botte ferrée,

Sonner le ventre nu du pauvre être muet ;

Il râle, tout à l’heure encore il remuait ;

Mais il ne bouge plus, et sa force est finie,

Et les coups furieux pleuvent ; son agonie

Tente un dernier effort ; son pied fait un écart ;

Il tombe, et le voilà brisé sous le brancard ;

Et dans l’ombre, pendant que son bourreau redouble,

Il regarde quelqu’un de sa prunelle trouble ;

Et l’on voit lentement s’éteindre, humble et terni,

Son œil plein des stupeurs sombres de l’infini,

Où luit vaguement l’âme effrayante des choses,

Hélas !
 

Je vous le demande à vous tous qui êtes ici présents, n’y aurait-il pas opportunité à remédier à un pareil état de choses ? Cherchons à rendre l’homme plus juste et moins cruel, à l’exemple de V. Hugo !

– C’est vrai, reprit le Loup, l’homme nous appelle sauvages, farouches, dangereux et sanguinaires. Ne l’est-il pas, lui, plus que nous ?

Il jette chiens et chats tout vivants dans l’eau. Il crève les yeux des oiseaux chanteurs. Il a institué les combats de coqs, les courses de taureaux, les combats de chiens contre les ours. Il écorche des chats tout vifs pour se réjouir de leurs tortures. Il nous poursuit à outrance dans ses chasses meurtrières. Il nous attaque et nous accable de toutes manières, partout et toujours. Nous nous défendons et il nous appelle sauvages, farouches, dangereux et sanguinaires. C’est le comble de la honte ! »

J’aurais bien voulu entendre le discours annoncé d’un Lapin contre les Vivisections ; mais à peine se fut-il approché que, son âme attendrie et son cœur troublé par le souvenir de toutes ces tortures imméritées, il fut profondément ému, son œil fut baigné de larmes et il tomba sans connaissance. Une Taupe, sa voisine, lui donna vite de l’air avec sa manchette, et une Sangsue grise et sans bandes, qui faisait école buissonnière, s’apprêtait à lui tirer du sang, quand Janot fut réveillé, brouta vite quelques brins de serpolet, et revint à sa place.

Un orateur s’était fait inscrire encore pour traiter de l’HOMME FOSSILE, et un autre pour parler de la GÉNÉRATION SPONTANÉE ; j’aurais eu très grand plaisir à les écouter, mais j’avais hâte aussi de voir ce qui se passait dans les autres sections.

Le second bureau était ainsi constitué : l’Aigle, président, – le Gypaète, vice-président, – la Buse, secrétaire-général,– et la Corneille, secrétaire adjoint.

Ici, je m’attendais à trouver seulement des esprits volages, capricieux, étourdis, s’inquiétant fort peu de la veille et du lendemain : « Aux petits des oiseaux, il donne la pâture ! »

Je m’attendais à les entendre tous piaulant, piaillant, gloussant, sifflant, croassant, caquetant, roulissant, sans méthode, sans vergogne, sans entente, sans ordre, et faisant à qui mieux mieux.

Je ne pensais pas certainement y voir traiter sérieusement de sérieuses questions sociales.

Je me trompais.

L’Aigle siégeait majestueusement, le Gypaète se trémoussait d’une colère intérieure, la Buse s’embarrassait de plus en plus dans ses notes, et la Corneille inquiétait celle-ci à chaque instant par ses observations moqueuses, enfantines et continuelles.

Du reste, l’assemblée était calme ; elle écoutait religieusement le discours suivant, en battant souvent des ailes en signe d’approbation ; deux Ramiers, mâle et femelle, roucoulaient tendrement et tout doucettement dans un recoin éloigné.

« … L’Homme donc veut passer pour courageux, disait le Vanneau portant fièrement son aigrette, et élevant sa voix au diapason de la circonstance.

Comment le prouve-t-il ?

Serait-ce par hasard en crevant les yeux aux pauvres petits oiseaux chanteurs ? Serait-ce en cassant nos œufs, en privant nos enfants de leurs parents et les enfermant orphelins dans une prison plus ou moins dorée, mais toujours une prison ? Serait-ce en les y assujettissant à la galère et à d’autres peines corporelles à perpétuité ? Serait-ce en imaginant et en construisant tous ces engins, destructeurs et meurtriers, qu’ils produisent avec tant d’ostentation dans leurs grands jours de chasse ? Serait-ce quand ils viennent tuer nos mères nous réchauffant dans nos berceaux ?

L’homme aurait du courage s’il osait s’aventurer à la lutte, corps à corps, dent pour dent, œil pour œil, avec l’Aigle, les Vautours, les Milans, avec tous ceux des nôtres qui peuvent se présenter plus sûrement que plusieurs autres ! »

Ici, le Geai ne put retenir ses ricanements, le Merle ses sifflements moqueurs et le Rouge-gorge son roulis strident.

Le président ayant rétabli le silence, le Vanneau termina ainsi sa diatribe :

« Le temps est peut-être arrivé où nous devrions porter remède à tous ces désordres, à tous ces malheurs qui trouvent leur source dans la couardise et la faiblesse de l’homme !

Quand nous planons dans les airs, nous le voyons à peine ; il est pour nous comme un point dans l’espace, et pourtant son orgueil est sans bornes.

Les temps sont venus. Cherchons les moyens de le réduire à sa véritable valeur, et de le rendre meilleur en le rendant plus sociable ! »

Vint ensuite le tour d’un Chardonneret, tout récemment échappé de sa cage :

« Je ne puis, dit-il, que donner mon adhésion à ce que je viens d’entendre.

Notre honorable collègue aurait même pu fournir encore beaucoup plus de détails et, par là, multiplier les raisons de nos réclamations et les justifier.

Moi-même, qui ai longtemps souffert dans ma captivité, je pourrais vous faire ici le récit de toutes ces tortures, mais je vous crois suffisamment édifiés ; je n’insisterai pas sur ce point ; veuillez m’entendre sur un autre.

Mon maître s’appelait Daniel Barrington ; il était vice-président d’une Société de Londres. Il s’était beaucoup occupé de notre chant, et il croyait en avoir pénétré tous les secrets.

Il professait que notre chant n’est qu’une succession de trois notes différentes, ou d’un plus grand nombre, continuées de suite dans un intervalle qui correspond à une croche de musique de quatre noires, c’est-à-dire l’espace de quatre secondes.

D’où il suit qu’il faudrait en exclure l’appel du Coucou et le gloussement de la Poule qui ne consistent qu’en deux notes, tout aussi bien que l’appel varié de la Poule, qui finit sur une sixième extrêmement prolongée.

Il affirme sans vergogne que les notes ne sont pas innées chez nous, mais qu’elles dépendent de l’éducation.

Il nous fait l’injure d’avancer que les mâles ne chantent pas pour distraire les femelles dans le temps d’incubation.

Il nous accorde la puissance et l’étendue de la voix : la sphère remplie par la voix du rossignol, en temps calme, n’aurait pas moins d’un tiers de lieue de diamètre !

Notre voix s’élève aussi à un degré beaucoup plus haut que les notes les plus aiguës des instruments des hommes. Les intervalles des octaves si élevées sont d’ailleurs si courts et si délicats, qu’ils sont plus difficiles à saisir que ceux du bas et plus encore que ceux du médium.

Aussi est-il forcé d’avouer cependant qu’il est très peu d’hommes qui puissent, même en plaçant un appeau dans leur bouche, imiter le ramage du Rossignol, de l’Alouette, du Merle ou de la Perdrix.

Ligon, un de ses amis qui venait le voir souvent, trouvait que le chant de la Grive est composé de quarts de notes qui, par progression, montent successivement les unes au-dessus des autres.

Encore un autre, le P. Kircher, a rapporté dans sa Musurgia quelques traits du chant du Rossignol, du Coucou et de la Caille, et il a cru les avoir désignés suffisamment par des notes de musique.

Enfin, un quatrième, Hervieux de Chanteloup, a gravé dans son Nouveau Traité des Serins de Canarie, différents airs nouveaux qui conviennent à nos Canaris pour les instruire avec le Flageolet, ainsi : 1 Prélude, 1 Marche, 1 Gavotte, 1 Fanfare, 2 Menuets et 1 Gigue !

D’après tout cela, nous ne serions que des ignorants, de vils et d’ineptes copistes, sinon des plagiaires à reprendre, à corriger et à punir.

Où va la folie des hommes !

J’aime mieux l’opinion de Lucrèce qui affirme, avec tout l’accent de la vérité la plus vraie, que les Oiseaux ont enseigné la musique aux hommes ! J’aime aussi Michelet et Toussenel.

J’ai dit.

– Ainsi, ajouta le président, l’Homme nous aurait tout enseigné ? « Voix ailées, voix de feu, voix d’anges, émanation d’une vie intense, suprême fleur de l’âme et de la vie, » tout cela serait son œuvre ? Voyons, rossignolet, donnez-lui un démenti formel, en nous gratifiant, pour clôturer cette séance, de votre magnifique mélodie nocturne de Bechstein. »

Le Rossignol, pour répondre dignement à une invitation si gracieuse et si flatteuse à la fois, s’envola aussitôt sur une branche, gratta son bec sur l’arbre, avec ses pattes, sous ses plumes, allongea plusieurs fois son cou, battit des ailes, s’assura de l’élasticité de ses jambes, et chanta ainsi :
 
 

 

« Merci, fit gracieusement l’Aigle. Vous pourriez encore nous chanter avec le même talent la Sérénade de Schubert qui vous plaît si particulièrement. Vous êtes un grand artiste ! Nous voudrions aussi entendre le chant de l’Alouette : « Sainte poésie, fraîche comme l’aube, pure et gaie comme un cœur enfant, et qui porte au ciel les joies de la terre, » – le petit ramage mélancolique du Bouvreuil, – la chanson mystérieuse du Roitelet, la poésie sentimentale du Rouge-gorge, celle du Chardonneret, de la Grive et d bien d’autres encore. Mais le temps fuit à tire-d’aile, et notre rôle est rempli ! »

Je passai aussitôt dans le troisième groupe, celui des REPTILES. Ici, calme complet, engourdissement presque général. Je n’ai jamais pu savoir ce qu’il avaient discuté, si même ils s’étaient occupés un seul instant des questions qui préoccupaient tant les autres esprits.

Les POISSONS frétillaient, eux, de satisfaction ; après avoir entendu longuement discourir une Truite sur la Pisciculture, récemment introduite chez nous, ils s’étaient évertués à chercher les moyens de tromper les appâts, de déchirer les rets, de faire rompre les lignes, et tous, d’un commun accord, avaient décidé de demander de nouvelles lois sur la pêche, espérant peut-être, dans le fond, aboutir plus tard à la faire supprimer, ou pour quelque temps ou pour toujours.

Ils voulaient tous, en faisant ainsi, protéger leurs intérêts les plus chers et se défendre efficacement contre la gourmandise toujours croissante de l’homme. C’est ainsi qu’en travaillant à leur salut, ces pauvre habitants des Eaux travaillaient à notre perfectionnement !

Dans le cinquième bureau, tout est mouvement, agilité, prestesse, ardeur intérieure, exubérance de la vie. Les uns brillent par leurs couleurs métalliques et leurs formes solides ou gracieuses ou terribles, les autres par leur fragilité, leur volage pétulance et leur cœur aimant.

En bas, siègent les Coléoptères et leurs parents les plus rapprochés.

Au milieu d’eux se placent les Sauterelles, les Mantes et les Cigales, en quantité innombrable sur un mamelon aride, exposé au soleil, occupé toutefois par des touffes de bruyère et de fougère.

Les Sauterelles, aux ailes rouges, bleues, grises, rosées, recouvertes d’un pardessus, tantôt uni, tantôt bigarré de plusieurs lignes noires aux dessins variés, ou d’un habit tout bordé de lignes fauves, sautent à droite, sautent à gauche, sautent partout, tant est grande leur satisfaction.

Parmi les Mantes vertes et les grises, quelques-unes promettent une génération nouvelle ; elles volent très mal, marchent péniblement, se traînant sur le côté ; mais l’amour maternel s’est laissé, cette fois, surpasser par l’amour de la patrie ; elles ont voulu assister à ces imposantes assises pour faire, pour ainsi dire, couler dans les veines de leurs enfants un sang meilleur, rajeuni et fortifié par les idées nouvelles. C’est un acte d’héroïsme qu’elles viennent accomplir.

Les Cigales, mâles et femelles, et les Fourmis rousses et noires, se promènent gravement, préparant sans doute leur discours contre le bonhomme La Fontaine qu’elles veulent elles aussi charger à fond de train pour l’arracher du piédestal de sa gloire usurpée. Il en avait dit tant de mal !!!

Les Æschnes et les Libellules, au vol strident et rapide, se poursuivent, deux à deux, autour d’une petite flaque d’eau croupissante. Y venaient-elles pour sauver une des leurs qui s’y était noyée, ou mieux, pour s’ébattre gaiement et préluder à la conservation de l’espèce, ou mieux encore, pour faire la guerre aux hydrophiles et aux autres insectes aquatiques, les premiers courant constamment sur l’eau avec leurs longues échasses, et les autres venant de temps en temps aussi à la surface, sans doute pour respirer l’air atmosphérique, et plongeant avec une prestesse prodigieuse pour se cacher au fond, dans la vase, sous la mousse, sous une pierre ; et laisser dégager une bulle d’air qui vient crever à la surface de l’eau, – ce manège se répétant d’ailleurs assez souvent dans un court espace de temps ?

Un peu plus haut viennent se placer les Papillons.

Le Morio aime assez les gouttières des arbres qui attirent les abeilles. Son vol est majestueux, presque en ligne droite, sans zones bizarres et capricieuses ; il plane, pour ainsi dire, et va droit au but ; il se pose les ailes relevées.

Le Machaon et le Flambé, l’Apollon aux yeux de feu, ont le vol rapide et bruyant ; on les entend, on les devine au loin : leurs ailes raides produisent un frôlement qui les trahit. Ils se sont placés sur les fleurs les plus hautes et les ailes éployées.

Les Argynnes et les Satyres sont venus à profusion. Ils sautillent en volitant : ils se reposent assez souvent, vivent presque en famille, lient facilement connaissance, vont butiner ensemble et commettent quelques légèretés en jouant à leurs petits jeux innocents.

Les Acis, les Adonis et les Argus, plus petits que les autres, sont aussi plus pétulants peut-être ; leur vol est léger, rapide, capricieux et défie tous les calculs ; ils aiment les petites flaques d’eau sur les marges des routes et les fossés presque desséchés pour y déposer leur progéniture.

Partout, dans chacune de ces sections, il y eut bien quelques récriminations personnelles, l’Abeille se plaignant, par exemple, de la rapacité audacieuse et meurtrière du Clairon des alvéoles, la Mouche se plaignant de l’Araignée, et bien d’autres encore ; mais ce fut un concert unanime de réclamations à faire contre l’Homme qui, sous prétexte de science ou de simple curiosité, les savants et les amateurs, n’ont pas honte de les martyriser des plus affreuses tortures et de les tuer ainsi à plaisir et de gaieté de cœur, sans même avoir à s’excuser par la raison des représailles.

On le chantait, on le criait sur tous les tons, et ces natures éminemment ardentes, nerveuses, ne voulant le céder à personne pour la défense de leurs droits, produisaient dans cette république qui n’avait pu parvenir à élire un bureau, un brouhaha inexprimable dénotant à la fois le diapason de l’indignation et de la colère et la gravité des moyens proposés.

En présence de ces dispositions hostiles, craignant d’être assailli quand même par les Abeilles, les Guêpes, les Forficules, les Tipules et les Cousins, je me cachai le mieux possible et j’échappai aussitôt, – j’avais fait tant de victimes dans les nombreuses familles de tous ces orateurs !

J’arrivai enfin vers le groupe des MALACOZOAIRES.

Ici, le bureau était présidé par un superbe Hélix aspersa, à spires renversées, un sujet généralement assez rare.

La lenteur dans les mouvements, la mollesse du corps couvert de son habit imperméable et solide, répondaient-elles au caractère de leur intelligence, à la connaissance de leurs besoins, à l’exigence de leurs nouveaux droits ? Je ne sais.

Les uns cornaient en bavant et laissant sur le sol des caractères hiéroglyphiques, – les autres faisaient tourner et balancer mollement en spirale leur petite tour conique ; – ceux-ci s’enfermaient convulsivement dans leur coquille et n’en voulaient plus sortir, faisant pourtant le guet sur le seuil de leur porte, – ceux-là, coiffés d’un casque ou bonnet phrygien, faisaient bonne contenance et d’un air menaçant, tout petits qu’ils étaient.

En regardant les signes cabalistiques tracés sur le sol, je crus y lire, péniblement sans doute, le nom de Diogène… Diogène et son tonneau ?
 

Mais, quand il voyage,

Sur son dos, comme le limaçon,

Il a son bagage,

Son mobilier et sa maison.
 

En effet, ce pauvre Colimaçon, gesticulant gracieusement de ses cornes, comme nous de nos mains quand nous pérorons, s’exprima bientôt en ces termes, après avoir inondé son auditoire de tout son fluide magnétique :

« Nous mangeons partout, nous nous plaisons partout, et nous couchons indifféremment dans tous les lieux où nous nous trouvons. Nous opposons la fermeté à la fortune, la nature à la coutume et la raison aux troubles de l’âme. Rien ne nous afflige, car il vaut mieux se consoler que se pendre.

Pourquoi l’homme demande-t-il toujours ce qui lui paraît être un bien, mais non ce qui l’est réellement ? Pourquoi, chez lui, les choses les plus utiles sont-elles les moins estimées ? Ses désirs déréglés sont la source de tous les malheurs qui l’accablent. Son ventre est le gouffre de sa vie ! Combien ont-ils l’émulation d’arriver les premiers dans le chemin de la vertu !… »

Ainsi commençait-il ses aperçus philosophiques qui promettaient déjà de m’intéresser beaucoup, lorsque un grand bruit vint l’interrompre.

Les membres des autres sections se retiraient après avoir terminé leurs travaux.

Il fallut alors lever aussitôt la séance.

Je me retirai, moi aussi, me demandant si le dernier orateur que je venais d’entendre aurait conclu en réclamant, ce que firent les Athéniens qui avaient fait fouetter publiquement un jeune homme pour avoir brisé le tonneau de Diogène, une punition sévère pour tous ceux qui les immolent sans pitié et sans raison.

Le lendemain, jour de la séance de clôture, je me rendis moi aussi à mon poste.

Chacun était content et fier du résultat de cette première session ; chacun, même ceux qui n’avaient rien dit et même ceux qui n’avaient rien fait, crut avoir sauvé la patrie.

L’assemblée étant au complet et l’heure ayant sonné, le président-général s’exprima ainsi :

« Mes chers collègues et amis, le relevé de tous les procès-verbaux des sections a été fait avec le plus grand soin. J’ai la satisfaction de vous annoncer que chacun a mis le plus grand empressement et le plus grand zèle dans l’accomplissement de la tâche qu’il s’était imposée.

Ceci est d’un bon augure pour la réussite de notre Œuvre.

Les orateurs n’ont pas été très nombreux ; mais il faut tenir compte de la nouveauté et de la hardiesse de notre entreprise, et d’ailleurs n’est pas orateur qui veut : aux uns, le sens théorique, et aux autres, le sens pratique. Chacun a son rôle ici-bas.

Les questions présentées dans chaque section m’ont paru des plus importantes. Vous avez abordé sans hésitation l’étude de la loi Grammont, des Vivisections, de la Génération spontanée, de l’Homme fossile, de la Pisciculture, de la Chasse, de la Musique et de bien d’autres choses encore.

Il résulte évidemment de tous ces aperçus lumineux que notre position dans ce monde n’est pas celle que nous désirons et que nous méritons.

L’homme, auquel nous rendons tous les jours des services signalés, nous accable tous les jours de ses récriminations, de ses plus mauvais traitements.

Il nous livre une guerre incessante, acharnée, sans merci.

Il est donc juste que nous fassions tous nos efforts pour ne plus nous courber sous le poids de cette tyrannie sanguinaire.

Je regrette cependant qu’après avoir démontré nos besoins, les savants et courageux orateurs qui ont successivement pris la parole, n’aient pas cru devoir faire de propositions directes et bien formulées.

En présence de cette lacune, je vous propose donc de remettre toutes ces questions à l’étude pour notre réunion de l’an prochain ; nous arriverons alors armés, pour ainsi dire, de toutes pièces, et nous aurons à présenter et à discuter les moyens suggérés à chacun de nous.

En attendant, mes chers amis, je vous propose encore, pour prouver nos excellentes intentions, de créer une Société protectrice de l’homme ; ainsi, nous le forcerons à devenir notre obligé, et peut-être alors pourrons-nous plus facilement et plus efficacement traiter avec lui sur notre destinée future ! »

Plusieurs salves d’applaudissements ébranlèrent les échos d’alentour.

Une seconde session du Congrès fut votée pour l’année prochaine.

Luchon fut choisi pour ce nouveau siège du Congrès.

La Société Protectrice de l’homme fut acceptée par acclamation.

Chacun dès lors regagna ses pénates.

Moi, je rentrai aussi dans mon logis, émerveillé de ce que j’avais vu, de ce que j’avais entendu, et me promettant bien de ne pas le laisser passer inaperçu et d’en porter aussitôt la nouvelle à mes semblables.

C’est là ce que je viens de faire.
 
 

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(Pierre-Isidore-Catherine Guitard, « Chapitre VII : Congrès régional, » in Souvenirs d’Ussats, Toulouse : typographie de Bonnal et Gibrac, 1865)