« Le ciel et la terre, Horatio, recèlent plus de mystères que la raison humaine n’en peut concevoir, » dit le prince Hamlet à son confident, et cette parole inquiète ne manque pas de me revenir à l’esprit quand je songe à la mort tragique et inexpliquée de mon maître et ami M. de Vernières.

On n’a pas oublié les travaux et les découvertes qui ont rendu fameux le nom de ce savant égyptologue. L’histoire du passé, celle de l’Égypte plus particulièrement, l’avait séduit et attiré dès sa jeunesse. La clarté de ses vues, l’ingéniosité de ses déductions, l’élégance de sa parole en firent bientôt un des professeurs les plus écoutés de la Sorbonne. Il connut la gloire de voir s’empresser, sur les gradins d’un amphithéâtre trop petit, des femmes du monde, élégantes, parfumées et curieuses d’inédit. Il fut, durant une saison, à la mode dans les salons de Paris, d’aller assister aux cours de M. de Vernières, comme d’aller prendre un thé dans tel ou tel établissement en renom. Mais le professeur ne se laissa pas griser par l’encens de ses succès. Il les jugeait à leur valeur, car son âme s’élevait d’elle-même au-dessus des petites vanités. Il sollicita, il obtint d’être envoyé en mission dans la patrie des Pharaons. Riche, indépendant et libre de sa fortune, il entreprit des fouilles qui ne tardèrent pas à être fructueuses pour l’art et la science. La mise au jour de la Nécropole de Memphis, longtemps recherchée en vain, révolutionna le monde savant. M. de Vernières, dont j’avais été l’élève préféré, m’avait fait venir près de lui en Égypte et j’eus la joie passionnante d’assister aux premières découvertes. Sous la couche de sable, les tombes se révélèrent, admirablement conservées, intactes et prêtes à livrer leurs secrets. On put voir dans nos musées les momies étonnamment conservées des danseurs, des prêtresses, des courtisanes dont M. de Vernières les a peuplés. Après tant et tant milliers d’années, tous ces personnages s’offraient à nos regards émerveillés, entourés des attributs de leur profession, dans leurs vêtements aux étoffes à peine pâlies et décolorées. Rien ne saurait exprimer l’enchantement et l’enthousiasme qui nous soulevaient à ces émouvantes apparitions. Cependant, les obligations de la vie me rappelèrent en France et je dus à regret laisser mon maître poursuivre seul ses recherches.

Des mois passèrent… De temps en temps, un télégramme m’annonçait quelque découverte extraordinaire ; puis les semaines s’enfuirent et je commençais à m’inquiéter du silence persistant, lorsqu’une brève lettre m’apprit que M. de Vernières était de retour et qu’il désirait me voir sans tarder. Je me rendis aussitôt à l’adresse indiquée. C’était du côté d’Auteuil, une maison isolée dans un grand jardin. Le professeur vint m’ouvrir lui-même. Je le trouvai fort changé. Il avait vieilli durant ces mois d’absence ; les cheveux grisonnaient sur les tempes amaigries. Mais ce qui me frappa, ce fut surtout l’expression inquiète et je dirai surnaturelle de son regard, un regard brillant de flamme intérieure, et comme tout empli de l’au-delà.

« Vous voilà donc de retour, mon cher maître, m’écriai-je, après qu’il m’eut fraternellement serré sur son cœur.

– Oui, mon ami, et, cette fois-ci pour toujours.

– Quoi !… vous songeriez à abandonner l’Égypte… et les fouilles qui ne sont encore qu’à leur début ?… Que de trésors nous sont promis encore !…

– Je le sais !… mais après ce que j’ai découvert, j’estime inutile de continuer… car je ne trouverai certainement rien de plus merveilleux… »

Je le regardai avec surprise. Il se leva.

« Écoute, me dit-il… à toi, mon confident, mon ami… je veux bien la montrer… Mais tu seras le seul à la connaître… les autres ne la verront, ne l’auront jamais… Jure-moi de me garder le secret. »
 

*

 

Je lui donnai ma promesse et le suivis avec curiosité à travers les pièces parées des trésors qu’il avait arrachés au passé. Au bout d’un long couloir sombre, M. de Vernières ouvrit avec précaution une porte basse et, tendant la main vers une cage de verre posée sur un socle drapé de velours délicatement fané :

« Regarde-la, » me dit-il.

Je demeurai ébloui et stupéfait. Sous le verre, un corps de femme était étendu dans de longs voiles violets rehaussés d’or. Autour d’elle des roses séchées, des fleurs de lotos, des tiges de palmier. Deux tresses de cheveux châtain accompagnaient la rigidité des bras collés au corps. Mais par quel miracle inouï, la figure de cette momie, depuis plus de trois mille ans qu’elle était ensevelie, s’était-elle aussi parfaitement conservée ? La peau avait pris l’aspect ivoirin d’un parchemin, mais elle était intacte, et ses lèvres, bridées dans un rictus qui n’avait rien de macabre, découvraient des dents admirables. Sous les paupières mi-closes, l’embaumeur avait eu la fantaisie étrange de glisser des yeux d’émail, aux prunelles d’un vert changeant, qui devaient certainement rappeler les yeux de la morte et contribuaient à lui donner cet aspect vivant qui me ravissait et m’épouvantait à la fois. La main droite, légèrement crispée, tenait une sorte de poignard à lame effilée. M. de Vernières me regardait avec une attention surprenante ; je lui dis avec ferveur mon émotion et mon admiration. Peu à peu, son visage se rembrunit, et il me sembla qu’une obscure jalousie, qu’un sentiment de regret naissaient en lui quand il me dit d’une voix sèche et tremblante :

« Viens… tu l’as assez vue !… »

Dès lors, une existence bizarre et mystérieuse commença pour M. de Vernières. Il vécut en reclus, en solitaire, dans sa maison lointaine. Le monde, ses confrères l’oublièrent. Moi-même j’espaçai des visites qui, je le sentais, l’importunaient, l’inquiétaient, l’irritaient. Jamais je ne lui demandai à revoir la momie fabuleuse. Un jour, cependant, il me conduisit de nouveau à la chambre secrète et je crus presque qu’il était possédé de ce désir qui nous fait parfois solliciter l’admiration de nos amis pour celle que nous aimons… Je revis la figure étrange et rigide aux yeux verts, aux lèvres entrouvertes, aux cheveux soigneusement séparés en deux tresses égales. Après un long silence que je n’osai troubler, le maître parla d’une voix basse :

« N’est-ce pas qu’elle est belle ?… Elle s’appelait Lysis… elle vivait il y a quatre mille ans et sa destinée fut cruelle. Elle était mime et danseuse. Elle fut beaucoup aimée !… Un jour, elle aima à son tour un jeune homme beau comme elle, mais inconstant comme l’eau du Nil et, quand elle fut sûre d’être trahie, elle le tua !… Comme elle était très belle, le juge et le peuple lui pardonnèrent son crime…mais elle ne voulut pas survivre à son amour… Elle but le poison… On l’enterra pieusement… ce fut un grand deuil dans la ville… et comme elle avait tué, on lui mit ce poignard dans la main !… Ne dirait-on pas qu’elle nous écoute ?… qu’elle nous comprend ?… qu’elle nous épie ?… »

Il m’avait saisi le bras et regardait intensément Lysis. Dans la clarté atténuée de la pièce, sous un mince filet lumineux qui errait lentement sur son visage, elle avait, en effet, par instants l’air de vivre d’une vie secrète et ironique…

« Peut-être n’est-elle pas tout à fait morte, reprit M. de Vernières… peut-être le germe de vie n’est-il qu’endormi… Ah ! s’il était possible de la réveiller…

– Maître… balbutiai-je avec épouvante.

– Tais-toi… tu n’es qu’un sot, dit-il avec un emportement subit… Ne sais-tu pas que le pouvoir de la science est infini… L’électricité peut-être ?… Oui… j’essaierai !… Va-t-en !… tu n’y comprends rien, laisse-moi… »
 

*

 

Je m’éloignai, triste et assombri. Quelques jours plus tard, hanté d’inquiétudes, je revins sonner à la porte de mon maître. Le vieux serviteur qui m’ouvrit, aux questions que je lui posais, hocha la tête avec découragement.

« Ah ! monsieur, le pauvre homme est quasiment fou !… Depuis trois jours, il n’est pas sorti de cette chambre maudite… Dieu seul sait ce qu’il manigance là-dedans !… Il y a fait installer des appareils d’électricité… sans dire pourquoi… Peut-être que tout ça fera du vilain… »

Un hurlement de douleur et d’épouvante déchira l’air… Nous nous élançâmes. J’arrivai le premier à la porte mystérieuse. Un silence extraordinaire régnait de l’autre côté. D’une poussée violente, j’ouvris le battant… M. de Vernières était étendu à terre, mort, et dans sa poitrine sanglante était fiché le poignard qu’avait tenu la main de la momie. Quant à elle, hors de sa cage de verre, elle gisait sur le parquet, et son corps me parut agité de légers tressaillements…

Des fils électriques rejoignaient deux plaques de métal collées à son torse. Je coupai le courant ; tout redevint immobile, et alors seulement je remarquai que la face de la momie s’était subitement décomposée. La peau avait éclaté sur les os ; hors des orbites avaient roulé les yeux d’émail vert et les cheveux décolorés, embroussaillés, n’étaient plus qu’une masse souillée. Cependant, le bras droit levé était tendu, dans une direction menaçante vers le corps du professeur et quand je voulus l’incliner pour lui faire reprendre sa position normale, il se cassa net entre mes doigts comme un morceau de verre…

Quel drame s’était passé entre cet homme et ce cadavre ?… Sans doute une explication se présentait à la raison commune qui ne s’embarrasse pas de subtilités ; ce fut celle qu’admit l’enquête de la police. Désespéré de n’avoir pu rendre à la vie la danseuse Lysis, et de voir sous l’action du courant électrique la momie se désagréger et tomber en poussière, M. de Vernières, qui était devenu fou, s’était tué lui-même… Mais un doute persiste au fond de mon esprit. Nous sommes entourés de mystère… et je me demande parfois si vraiment la danseuse Lysis n’a pas retrouvé pour quelques instants une vie soudaine et fugitive, et si ce n’est pas elle qui a frappé mon maître pour le punir d’avoir troublé son sommeil, avant de rentrer dans le néant définitif.

Je songe… et c’est alors que les paroles du prince Hamlet à son confident Horatio me reviennent à la mémoire.
 
 

_____

 
 

(Louis Payen, « Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, cinquantième année, n° 18048, dimanche 26 mai 1912 ; John William Waterhouse, « Cleopatra, » huile sur toile, c. 1887 ; Henri-Blaise-François Dejussieu, « Clépâtre et l’esclave, » huile sur toile, 1863)