C’était il y a vingt ans, tout au début de ma carrière. Je venais de sortir de l’École des ponts et chaussées. On me proposa de partir pour l’Espagne, où, près de Séville, une importante Société agricole avait l’ambition, grâce à des systèmes d’irrigation perfectionnés, de rendre à cette perle de l’Andalousie la splendeur et la fertilité qu’elle avait connues au moment de la domination arabe. C’était pour moi une occasion inespérée : travaux intéressants où l’on me laissait une grande initiative, beau pays dont j’évoquais impatiemment le pittoresque, fait pour mon imagination autant de belle nature que de galantes aventures. Je partis aussitôt.

Je ne tardai pas à déchanter. Le village où je dus m’installer était à vingt lieues de Séville. Je demeurais dans une posada borgne et sale, où la nourriture était intolérable et où j’étais la proie de mille bêtes minuscules et cruelles qui ne survécurent sans doute que par fraude au Déluge.

Après quelques semaines de cette installation pitoyable, qui ne me permettait guère de me reposer de mes durs travaux, je me sentais devenir tout à fait malade, physiquement et moralement. De plus, je m’ennuyais beaucoup, n’ayant, pour me distraire, que la société d’un vieil hidalgo, sorte d’enterré vivant. Il demeurait au-dessus du village, dans un château d’apparence misérable, où cependant l’on pouvait admirer encore un assez mystérieux jardin de buis, au fond duquel s’élevait un petit mirador mauresque fort ruiné, mais gracieux.

Quant au château lui-même, certaines parties dataient du temps de Pierre le Cruel ; mais celles-là n’étaient plus habitables. Le vieux gentilhomme logeait dans le corps de bâtiment construit au dix-huitième siècle. Il y avait là de charmantes petites salles décorées de stucs et de porcelaines, où je me rendais souvent, à l’invitation de mon hôte. Celui-ci, me voyant si mal logé, me proposa finalement de venir demeurer chez lui. On me donna une chambre exiguë et comique, toute tendue de petits panneaux de soie, aux couleurs passées, qui représentaient des tableaux de Téniers.

Mon vieil hôte, gros propriétaire foncier, était intéressé à notre affaire. Une des seules sources de la contrée se trouvait dans sa propriété, où j’eus à surveiller des travaux de terrassement assez importants. Ces travaux avançaient avec une lenteur qui m’exaspérait. C’était au fort de l’été, et les Espagnols se résignent mal à travailler par la grande chaleur. Aucun d’eux, au surplus, ne tenait à ce que le pays redevînt riche et florissant. Leur misère leur convenait à merveille. Le matin, ils venaient donner nonchalamment quelques coups de pioche, puis disparaissaient jusqu’à quatre heures. Alors, avant la nuit, ils travaillaient un peu. Le plus souvent, j’allais les surveiller. J’assistais de la sorte à de très beaux couchers de soleil. Le site n’était point laid : une plaine bossuée par des renflements rocheux, sans grande culture. Les champs chétifs étaient coupés par des lignes d’aloès formant haies ; il y avait aussi des palmiers, quelques amandiers ; ici et là, un fin rideau de peupliers. Le seul espace vraiment boisé de la contrée se trouvait au-dessus du château : un petit bois de chênes-verts, très vieux, dont les troncs semblaient aussi durs que le terrain rocheux au-dessus duquel ils se contournaient. Mais, tout autour de ces chênes, la terre, comme pour se venger d’avoir été un moment vaincue par les arbres, se hérissait de rochers rébarbatifs vraiment infernaux.

Le voisinage des habitations m’interdisait l’emploi de la poudre pour faire sauter quelques-uns de ces rochers. Mes Espagnols y déchiraient leurs outils. Un jour, l’un de ces ouvriers, le plus adroit, sinon le plus laborieux, vint m’annoncer qu’il venait de découvrir, dans ces pierres, une statue qu’il disait être très antique. Je ne voulus pas le croire, d’abord, admettant mal que des vestiges romains pussent avoir été ensevelis dans un sol que je croyais être le premier à remuer. Mais je dus bien me rendre à l’évidence : au fond de la roche entrouverte, on voyait, sculpté dans un marbre que la pioche avait ici et là blessé, la partie basse d’une cuirasse et le haut d’un lambrequin. Je donnai des ordres pour qu’on mît le plus grand soin à dégager le reste de la statue. La pensée de l’avoir peut-être entière, sans aucune mutilation, m’enchantait. Mais le rocher avait pris le guerrier comme dans une gangue et semblait faire corps avec lui. La présence de cette statue, isolée dans ces pierres, avait à mes yeux quelque chose de mystérieux et d’inexplicable. Cependant, après trois jours d’un travail soigneux et difficile, j’eus la joie de la voir presque complètement mise à nu. Tout me permettait de croire que j’avais devant moi la statue d’un empereur romain. Lequel ? J’étais et suis encore trop faible historien pour le décider. Mais la statue me parut très belle. La cuirasse avait de sévères ornements ; une sorte de chimère sourcilleuse l’ornait au centre. Les mollets et les bras étaient nus. Le majestueux visage était celui d’un vieillard barbu, dont le regard terrible m’émut presque autant qu’il émut mes ouvriers. Ceux-ci, fort superstitieux, tremblaient de leur profanation et prétendaient que leurs coups de pioche avaient réveillé ce mort qui, bientôt, vengerait d’eux.

Les laissant dire, je les obligeai à poursuivre leur ouvrage. Il s’agissait de dégager le bras droit qui, seul, restait encore enterré. Le bras gauche tenait avec dignité un bâton de commandement. Au moment où le dernier travail s’achevait, je me trouvais au bord de la sorte de fosse dans laquelle brillait le vieillard de marbre. Avec des précautions infinies, un ouvrier enlevait, par petits éclats, la roche autour du poignet, puis autour de la main. C’est alors, brusquement, que mon terrassier se rejeta en arrière et, livide, sans dire un mot, me tendit quelques ossements humains. Puis il sauta du trou et s’enfuit en criant comme un damné. Je le rappelai en vain et descendis dans la fosse, moins rassuré, certainement, que je le voulais paraître.

En effet, dans la paume à demi-fermée de la statue, se trouvaient quelques petits os, blancs et friables. Un à un, je les tirais de la main de marbre, trop troublé pour faire des conjectures, lorsque mon hôte, attiré par les cris des ouvriers, vint me rejoindre au bord de la fosse. Il me demanda ce qui se passait. Et je lui tendis, aussi saisi que tout à l’heure l’avait été l’ouvrier, les os où je venais à l’instant de reconnaître le squelette d’une main humaine. Puis je me penchai de nouveau et, des ongles, grattai et fouillai encore la paume mystérieuse.

Une seconde, mon cœur s’arrêta de battre lorsque je ramenai, du bout de l’index, une bague. Il faisait presque nuit dans cette fosse pierreuse. J’en sortis, et examinai aux dernières lueurs du couchant cette bague qui semblait effroyablement pesante et glacée. C’était une bague d’or, très abîmée, et portant une pierre toute ensablée. Je la nettoyai peu à peu. Une pierre noire à stries vertes apparut, portant, gravées, des armes. Ne sachant la déchiffrer, je tendis l’anneau à mon hôte, qui l’examina. Je l’entendis murmurer :

« Un lion dressé enveloppé d’un ruban… »

Il s’interrompit et tourna vers moi un visage où je lus l’horreur et l’effroi :

« Ce sont les armes des Tenorio… Monsieur, vous avez déterré la bague de Don Juan ! »

Et, d’un geste tremblant, il rejeta l’anneau dans la fosse, où l’on entendit le bruit métallique qu’il fit en touchant la cuirasse du Commandeur.

Puis il donna l’ordre de recouvrir de son linceul de pierre la statue vengeresse, que nos travaux avaient profanée.
 
 

_____

 
 

(Jean-Louis Vaudoyer, « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, journal illustré quotidien, troisième année, n° 473, samedi 2 mars 1912 ; Alexandre-Évariste Fragonard, « Don Juan et la statue du Commandeur, » huile sur toile, c. 1830-1835)