Quand nous arrivâmes en vue de Sumatra, Flint, qui depuis Marseille n’avait pas desserré les dents, poussa quelques grognements, précurseurs d’une histoire, et désigna l’île du bout du doigt.

« C’est là, là, dit-il. C’est là que j’ai été dévoré par un serpent boa.

– Quelle impression ? demandâmes-nous en chœur, le carnet de notes à la main.

– Absolument comme dans le métropolitain, répondit Flint avec le plus grand sérieux, un voyage rapide dans le métro, avec une panne d’électricité. »

Nous nous regardâmes en silence. Assurément, nous nous trouvions en présence d’une émouvante « tranche de vie. » Nous étions, à bord de la Dolly-Gray, une dizaine d’individualités et chacun de nous pouvait revendiquer les honneurs de la cimaise dans un musée criminel. Nous nous étions associés dans le but d’exploiter Bornéo, les Célèbes, Java, Sumatra, etc., afin de recueillir chez les indigènes des souscriptions pour fonder une revue littéraire à Paris. Garwell nous avait proposé cette affaire. Il avait autrefois vécu à Sumatra et, pour cette raison, il ne voulut pas quitter le bord quand vint l’heure de débarquer à Batavia. Ce fut Flint et Billy Mac Miew qui descendirent pour recueillir les souscriptions ; pour moi, ne voulant pas laisser Garwell en tête à tête avec ses mauvais penchants, – on ne sait jamais ce qui peut arriver, – je m’installai confortablement sur le pont, une cigarette aux lèvres.

Garwell, pour être franc, paraissait nuageux. Il chatouillait distraitement les touches d’un formidable accordéon allemand. À nos côtés, une table chargée de liqueurs fortes nous réjouissait la vue et nous excitait le palais.

« Pourquoi n’êtes-vous pas descendu à
 Batavia, mon vieux ? »

Cette question fit tressaillir Garwell ; il soupira :

« C’est une sale histoire, une très sale 
histoire. Je ne l’ai racontée à personne. Vous 
comprenez, mon vieux, il y a des choses
 dont on ne peut se vanter. Mais enfin, j’ai
 besoin de confier cela à un camarade, car 
les remords me soulèvent le crâne comme la
 vapeur un couvercle de marmite. C’était en
 1907, je crois, ici même. J’étais venu dans 
l’île avec un naturaliste d’Anvers, un brave homme qui m’enseigna la botanique et me
 donna avec la plus remarquable facilité sa fille en mariage. Quand il mourut, je repris son affaire, avec la veuve, ma belle-mère ; – que Dieu ait son âme, puisque j’ai eu les bijoux ! »
 
 

 

À cet endroit de son récit, Garwell fit de tels efforts de déglutition que j’aurais pu croire, si la température ne l’avait défendu, que sa salive s’était congelée dans sa gorge. Il poursuivit :

« Ma femme mourut et je restai seul avec la belle-mère qui, elle, ne voulait pas mourir. Chaque jour, les scènes succédaient aux scènes et moi je me renfermai dans ma boutique, parmi mes plantes sauvages et mes fleurs apprivoisées. Je possédais une admirable collection d’orchidées, de rhododendrons en pots et de plantes carnivores : des droséracées bien portantes, des dionées attrape-mouches, ainsi qu’une droséra géante que les naturalistes nomment encore la Rossolis ou la Rosée du Soleil. Cette plante était intelligente comme un cheval. Elle comprenait tout et mangeait comme un bœuf. Je l’appelais ma Rosée du Soleil, et je m’amusais des journées entières à la voir gober des mouches et des cétoines. M’étant pris d’affection pour cette fleur, je commençai son éducation. Tout d’abord ses pétales, en se refermant, ne prenaient que des insectes ; avec de la patience, je réussis à lui faire attraper des rats et des souris. C’était une véritable chatte. Elle vous avalait un mulot comme un verre de gin et c’est tout juste, si, l’opération terminée, elle n’avait pas l’air de se passer une main sur le ventre.

D’un côté, la vie avec ma belle-mère devenait impossible. Oui, mon vieux, et moi, je l’aurais bien tuée si je n’avais toujours conservé en moi-même un certain respect pour la police. Une nuit, une idée brilla dans ma tête comme une chandelle dans un lampion. Quand je me levai, c’était l’anniversaire de ma belle-mère. Je me rasai donc de près, puis je descendis en sifflant dans le magasin aux fleurs. La droséra me reconnut ; elle agita ses feuilles et je la pris avec précaution. Cette fleur ne connaissait que moi. Avec la plante dans mes bras, je pénétrai chez mon ennemie. Ravie de la délicatesse du procédé, l’horrible créature souriait, minaudait, les mains croisées sur sa camisole.

« Que c’est gentil ; c’est pour ma fête, merci.

– Et elle sent bon, » lui répondis-je.

Alors, mon vieux, ma belle-mère approcha son nez de la droséra, et la fleur s’ouvrit toute grande, happa le nez qui s’allongeait comme de la gomme à mâcher. Malgré la résistance de la victime, qui ruait comme veau autour d’un piquet, le nez fut englouti, puis la tête, les épaules, le reste et les pieds. Alors, la fleur se tourna vers moi en ayant l’air de dire : « Es-tu content ? »

La voix de Garwell s’étrangla. Il se leva, en proie à une émotion évidente.

« Et la fleur ? demandai-je.

– La fleur vécut encore sept ou huit mois. C’était une fleur merveilleuse. Elle avalait tout. »

Je réfléchis quelques minutes.

« Dites donc, Garwell, repris-je, croyez-vous que votre plante aurait avalé l’histoire que vous venez de me raconter ?

– Ça, je ne sais pas, » répondit-il d’une misérable petite voix blanche.

Et je pris le parti de le laisser seul pour ne pas troubler une tristesse, en résumé respectable.
 
 

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(Pierre Mac Orlan, « Un Conte gai, » illustrations de Raffray, in Dimanche illustré, onzième année, dimanche 23 juillet 1933)