Il faut pour situer la vie de Loti, son œuvre, évoquer ce paysage du bord de l’Atlantique, cette immense plage qui s’étend de Nantes à Biarritz, battue de la marée quotidienne, parfumée de l’odeur des varechs. La vie moderne dans sa jeunesse n’avait pas encore abouti à ce pays saintongeais qu’il a comparé à la Gaule druidique.
Ce pays doux, qui n’est pas encore le Midi, est illuminé d’une lumière semblable à celle qui baigne Venise, dorée, nacrée, dans les beaux jours. D’immenses nuages recouvrent la plaine basse, balayée aux équinoxes par les terribles tempêtes du large. On entend alors au loin, la nuit, les grondements des vagues qui se choquent au pertuis d’Antioche, l’étroit passage qui sépare la côte de l’île d’Oleron.
Nous imaginons le petit Julien Viaud écoutant cette lointaine rumeur si bien faite pour emporter dans le rêve l’esprit d’un enfant venu tard, vivant au milieu d’un cercle de femmes déjà âgées dont il a parlé avec tant de tendresse dans le Roman d’un enfant et dans Prime jeunesse. Est-il possible encore de faire comprendre la douceur de cette intimité étroite, le prix de joies qui sans doute n’existent plus, renfermées dans un petit salon rouge, devant une flambée d’hiver ?
Il faut revoir Rochefort, cette petite ville mourante dont le port était trop étroit pour les bateaux qu’on y devait construire. Pour donner l’illusion qu’elle vivait encore, on avait laissé une Préfecture maritime, un vice-amiral ; mais les marins ne s’y fixaient guère, à part ceux que le manque d’ambition ou des raisons de famille retenaient dans ce port endormi. Quelques jeunes officiers y passaient, commandant un torpilleur pour essais, ou bien attachés à la base de sous-marins de La Pallice. Tout cela faisait un milieu charmant, restreint, mais si aéré par les récits de ceux qui, sans cesse, parlaient du départ, du large, des pays exotiques.
La maison de Loti était située à l’extrémité d’une de ces rues droites, monotones, pavées de pierres grises, dont les plus hautes maisons avaient deux étages. La rue Chanzy qui s’appelle maintenant rue Pierre Loti. Un seuil de deux marches usées, une simple porte noire. Rien ne laissait deviner que derrière cette façade, aux fenêtres presque toujours fermées, un des poètes les plus grands de la fin du XIXe siècle avait fixé ses rêves, réalisé une mise en scène qui lui permettait de les renouveler à son gré, de les faire partager à nos yeux émerveillés.
Je ne parlerai pas des œuvres de Loti, analysées tant de fois, mais je puis essayer de faire revivre des visions familières, que seules connurent quelques personnes qui eurent le privilège de vivre dans l’intimité de Loti, de sa famille, de quelques-uns de ses illustres amis.
Les fantômes de sa mère charmante, de la tante Claire, de la grand-tante Berthe, la doyenne, n’avaient point abandonné la maison. Le minuscule bassin dans la petite cour baignait encore les plantes qu’elles y avaient apportées des promenades du dimanche dans les bois de la Linioise. J’y ai connu, vivante, intelligente et artiste, cette sœur aînée qui peignait de sensibles portraits et qui a eu sur la vie de Loti une influence très grande.
Je tiens de madame Bous elle-même cette anecdote qui a décidé de la carrière du grand écrivain.
Loti, revenant d’un embarquement qui l’avait amené à l’île de Pâques, avait rapporté des dessins excellents de ces fantastiques rochers taillés en forme d’idoles qui surplombent le Pacifique, et dont on ne connaît ni l’origine, ni l’histoire. Il avait été amené à les présenter à l’Illustration. On lui dit : « Mais il faudrait écrire quelque chose à côté de ces images. » L’aspirant Viaud, très embarrassé, retourne à Rochefort, se confie à sa sœur. À eux deux, ils écrivent le premier article qui devait avoir une suite si brillante.
Loti aurait fait un peintre aussi excellent qu’il a été un admirable littérateur. C’était avant tout un visuel. Il avait exécuté au cours de ses voyages des dessins, des aquarelles qui auraient pu réjouir plus d’un artiste.
La maison de Loti, une fête chez Loti ! cela bouleversait notre petit monde, exaltait nos jeunes imaginations.
Il a parlé longuement dans Prime jeunesse de ce salon rouge qu’il avait voulu garder intact : ce modeste décor familier, les fauteuils de velours, les rideaux relevés par des « embrasses » et le piano sur lequel le petit Julien avait étudié ses gammes, enchantant sa chère famille des airs de Mozart, des Nocturnes de Chopin.
On passait dans un charmant salon Louis XVI, où recevait habituellement madame Viaud. Le cadre s’accommodait de son exquise distinction, de sa bonté agissante, de son amour des pauvres auxquels elle eût voulu tout donner. Près de sa mère, souvent silencieux, leur fils Samuel, qui a depuis consacré son talent à la mémoire de son père.
On avait aménagé une salle de fêtes assez banale qui pouvait se transformer à volonté en salle de concert et de théâtre pour permettre à celui qui était hanté de couleurs, de formes, de souvenirs exotiques, de revivre des heures enchantées.
Je me rappelle le fin profil de madame Juliette Adam, ravissante sous ses cheveux blancs, dans sa robe de dentelle noire. La princesse de Monaco venait tous les étés, accompagnée du musicien Isidore de Lara ; on reconnaissait la barbe et la stature importante de Farrère.
Un des hôtes les plus charmants était madame Barthou. Elle aimait déjeuner dans la salle à manger des aïeules, minuscule, où rien n’avait été changé ni la table ronde, ni la desserte démodée. Loti dépouillait alors son masque un peu apprêté. Dans ce coin familier, il était drôle, plein d’histoires cocasses qu’il racontait avec une verve sans pareille.
Continuant la visite de la maison, nous montons au premier étage où il avait reconstitué une salle gothique avec un trône, et dont nous disions tout bas qu’elle était un peu toc. Mais alors, on savait qu’on irait à la mosquée, qu’on sortirait du décor mondain en montant le petit escalier où les tapis assourdissaient le bruit des pas. Nous croyions réellement que nous partions pour l’Orient. Le fidèle Osman, ancien compagnon de bord, nous chaussait de babouches. On soulevait l’épais rideau dans les plis duquel, Loti en était sûr, l’ayant touché, habitait un fantôme. Nous pénétrions dans une mise en scène d’une habileté consommée. Le silence, le mystère, le parfum nous transportaient loin de notre provinciale cité. Une petite lampe brûlait, suspendue à la stèle funéraire d’Azyadé qu’il avait rapportée du cimetière d’Eyoub. Une couronne de roses s’épanouissait sur le sol. Nous imaginions ces femmes qui nous semblaient des houris parées de vêtements de rêve. Je fus terriblement déçue le jour où je fus invitée avec une « désenchantée, » quand on me présenta à une petite dame un peu ronde, habillée d’une jupe noire et d’une blouse tailleur blanche.
Loti avait eu l’occasion d’acheter en pays turc les débris d’une mosquée incendiée. Il avait rapporté le plafond de bois sculpté, de belles faïences arabes vertes et bleues des moucharabiehs. Il avait placé quatre tombeaux de cheikhs recouverts d’étoffes précieuses. Un d’eux, vert pâle brodé d’argent habilement éclairé, mettait dans cette atmosphère lourde une tache acide exquise. Il avait fait bâtir sur le toit voisin un petit minaret qu’on apercevait, et Osman, quelques rares jours, se transformait en muezzin dans la coulisse, pendant que, dans une vasque, un filet d’eau s’égouttait. Il arrivait que la vasque fût remplie d’hortensias bleus que Rostand envoyait de son jardin de Cambo.
Il avait rapporté d’Égypte une momie, qui continuait son rêve d’éternité, dans une cage de verre. Il avait été pris par le charme et le mystère des vieux rites égyptiens. Il racontait que, tout enfant, il s’imaginait être une incarnation de Ramsès II. Un flatteur lui avait sans doute dit que son profil était semblable à celui du Pharaon. Je possède une carte postale qu’il m’avait donnée où sont juxtaposés le profil de Ramsès et le sien. La ressemblance n’est pas évidente ; mais il faut être disposé d’avance à se laisser convaincre par les poètes. Leur vérité a tant de charme !
À côté de ce décor somptueux et recherché, il habitait une chambre monacale : un étroit lit de fer et une table de travail, c’était tout. Il faut l’avoir vu renfermé là des journées entières pour comprendre ce que peuvent être le labeur et les obligations d’un poète célèbre. Quand il désirait vous voir, on était convoqué pour une visite d’une durée déterminée, ce qui faisait beaucoup rire les officiers à terre dont les journées n’étaient point surchargées.
Une des plus belles fêtes fut la fête chinoise. Après la guerre des Boxers, les richesses d’Extrême-Orient déferlèrent dans les ports maritimes. Il n’y avait guère de matelot qui n’eût rapporté dans son sac soit un ivoire ciselé soit une coupe de jade. Les robes brodées s’amoncelaient chez une marchande à la toilette que nous appelions « la mère Soldes. » Ce fut un beau pillage le jour où on reçut une carte d’invitation pour une fête chinoise chez Loti. À côté de costumes qu’on savait devoir être merveilleux, il fallait s’arranger pour être possible. Quand on le vit descendre l’escalier de la salle des fêtes dans un costume de velours noir clouté d’or, visage impassible d’idole sous un parasol doré à longues franges porté par un mandarin vêtu de satin violet lourd de broderies multicolores, suivi d’un cortège somptueux, c’était vraiment féerique. La salle était remplie d’invités de luxe moindre, mais les robes magnifiques aux couleurs éclatantes étaient nombreuses. Pas un costume civil, l’amiral Préfet Maritime en grand uniforme.
Je ne sais comment le bruit s’était répandu que les femmes devaient porter sur les oreilles un camélia rouge, entouré de fleurs d’oranger. Aucune de nous n’y manqua. Un Chinois authentique invité dit, tout étonné : « Vraiment, il y en a tant que cela à Rochefort ? » Il apprit à Loti que c’était une coiffure réservée aux pensionnaires de maisons aimables. Nous nous sommes trouvées un peu sottes sans doute et le mieux fut d’en rire ; cela n’empêcha pas de garder le souvenir d’un spectacle merveilleux.
La guerre vint avec son drame. Loti fut transformé en colonel : képi, manteau d’ordonnance, revolver en bandoulière, air martial. Photographie, naturellement, dont je possède un exemplaire.
Je l’ai vu souvent, dans le dernier temps de sa vie, toujours tourmenté par le problème de l’au-delà. Sa belle carrière, ses succès, la note bien personnelle qu’il avait apportée au roman français, tout cela ne lui était plus rien. Il voyait disparaître son temps, ses amis. Un souvenir poignant, entre autres : son amie de jeunesse Sarah Bernhardt avait passé à Rochefort quand elle ne marchait presque plus, ayant été amputée d’une jambe. Impossible pour elle de monter le petit escalier provincial. Loti descendit lui faire une visite dans l’auto qui stationnait devant la porte. Les rares passants ne se doutèrent point du drame sentimental qu’abritait cette voiture arrêtée dans la paisible rue.
La fin de sa vie fut très triste. Ce corps qu’il soignait tant, cet esprit si subtil s’affaiblirent lentement et le jour vint où cette fragile dépouille franchit la mer une dernière fois pour rejoindre la sépulture qu’il avait choisie à l’île d’Oleron dans le petit cimetière où il repose auprès des aïeux huguenots, des chères vieilles femmes tant aimées. Son sommeil éternel bercé du même rythme marin qui charma son sommeil d’enfant.
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(Lucienne Épron, in La Revue du Caire, organe de l’association internationale des écrivains de langue française, troisième année, n° 23, octobre 1940)