Soir sur le Nil. La lune jette des coulées de cuivre dans la moire du fleuve. Le ciel, à ce moment, est bizarrement vert, d’un vert d’émeraude pâle, sablé de la poudre d’or des constellations. Un calme surhumain élargit l’espace. Alentour, sur les rives, les silhouettes des palmiers épanouissent leurs chapiteaux. Au loin, couchés sur le désert, les monts libyens sommeillent. Plus proches, se dressent les masses des monuments fantômes : voici les temples, les obélisques et les colosses ; voici, dans leurs vallées, les tombeaux des reines et des rois. Là-bas, vers l’occident, voici Abydos, porte du pays des Doubles. Par une nuit semblable, Égypte ! ton passé surgit de son sarcophage !
La fraîcheur des souffles nocturnes, la splendeur du sol et du firmament m’apaisaient, remettaient de l’ordre dans mes pensées, singulièrement agitées, ce soir-là, après une fête excessive à bord de notre bateau. J’étais, avec quelques gentlemen amis, l’hôte de lady Clara Lowsdale. Sitôt après son divorce, lady Clara nous avait entraînés, joyeux compagnons, dans une randonnée aventureuse. Depuis plusieurs semaines, nous remontions le Nil, d’émerveillements en éblouissements. Chaque escale était prétexte à réjouissances. Le Champagne, le Black and White, les cocktails infernaux étaient de rigueur. Sir S. Merryworth, Bunny Rusham se comportaient stoïquement. Lady Clara, par Jupiter, s’obstinait à leur faire raison. Moi, j’arbitrais, et buvais à la santé du vainqueur. Instants raffinés…
Ce soir, donc, après de vaillantes libations, j’étais particulièrement ému. D’autant que la belle lady Clara s’était soudain souvenue qu’avant son mariage, elle dansait au Crystal-Palace. Juchée d’un bond sur la large table, elle nous prouva qu’elle n’avait rien oublié de son art. Elle ondula, se cambra. Sa blouse, bien fine pourtant, la gênait. Elle l’arracha, offrant à nos regards le galbe si pur de son buste de Bacchante.
L’alcool et ce spectacle m’avaient troublé. Je respirais à l’aise, maintenant, sur le pont. Mais il me sembla qu’une brume insidieuse montait du fleuve. Le clapotis de l’eau m’agaçait, le balancement du bateau m’écœurait. J’avais besoin de me dégourdir les jambes, de fouler la terre ferme. De mon pas le mieux assuré, je franchis la planche qui servait de passerelle et j’allai devant moi.
J’atteignis bientôt les ruines les plus voisines. Je flânais, entre des fûts de colonnes, des stèles désertées par les effigies des dieux. Des cartouches gravés d’hiéroglyphes évoquaient, près de gloires guerrières, les troupes gracieuses des ballerines sacrées du Pharaon. Alors, la vision de lady Clara revint, m’obséda. Sur les socles, je posai en pensée sa beauté révélée.
Les colonnes, autour de moi, étaient plus hautes, plus robustes. Je devais me trouver dans la salle hypostyle d’un de ces temples qui virent tant de mystères. J’avançai. Sous mes pieds, je devinai des marches, recouvertes, nivelées presque, par une poussière millénaire. Je descendis. Pendant combien de temps ?… La pénombre s’épaississait. J’arrivai dans une sorte de crypte où régnaient le silence et le froid des sépulcres.
J’essayai de voir autour de moi. Je tâtonnai dans l’ombre : des pierres, toujours ; des inscriptions, des piédestaux. Une seconde, mon imagination y replaça l’image de lady Clara. Une seconde, car, dans un coin, très vaguement éclairé, une forme insolite m’apparut.
J’approchai, malgré moi, assez prudemment. Qu’était-ce donc ? Une statue ? Je crus distinguer, en effet, un visage, la courbe des épaules, le modelé d’un buste féminin. Cela semblait posé sur un bloc de basalte. L’obscurité avare n’en dévoilait que peu de chose. Un blême rayon de lune, filtrant par quelque faille du mur, s’accrochait aux reliefs de… de l’être ?
De l’être, oui, car cela remua. De longs yeux bruns se fixèrent, d’étranges prunelles orientales où brûlaient d’inquiétantes lueurs fauves. Le nez était mince et droit, le front petit et lisse. La bouche palpita et j’y entrevis des dents aiguës… Hallucination ! Étais-je vraiment encore ivre ?
La poitrine de chair mate et ferme se soulevait, d’un rythme égal et émouvant. Mais le reste du corps ?… Cette femme – quel autre nom pouvais-je alors lui donner ? – était-elle couchée, allongée sur la dalle ? Où donc étaient ses bras, ses mains ? Je cherchais, je scrutais l’ombre. Mes pupilles se dilataient douloureusement. Par moments, un étourdissement, un frisson me saisissaient. Je voulais savoir ! J’avançai. Les yeux fulgurèrent. Je demeurai immobile.
Alors, cela parla. Cela me posa une question. L’ai-je comprise ? Comment pouvais-je entendre l’idiome employé ? Mais une impression subite, angoissante, s’imposa à mon esprit, l’affola : répondre, il fallait répondre ! Si je ne le faisais pas… – oh ! comment l’aurais-je pu ? – j’étais perdu… perdu ! J’en étais sûr !
Absurde, n’est-ce pas ? Absurde et confus. Ah ! le Champagne, les cocktails, la danseuse ! Mais, attendez : je n’eus pas le loisir de coordonner mes pensées. Tout fut si rapide, si sauvage ! Un instinct m’avertit que j’étais terriblement menacé et me mit en garde. Quelque chose bondit sur moi ; des crocs se plantèrent dans mon cou ; des griffes labourèrent mes bras. Et je sentais, pesant sur moi, le corps d’une bête, d’un grand félin… un guépard, peut-être ? Éperdument, je luttai et parvins à me dégager. Dans ma poche, je pris mon revolver. Je tirai, au hasard. Un reflet blafard me montrait la place de l’escalier. Je courus comme un fou. Je sortis des ruines ; je retrouvai le bateau, j’y montai, j’étais sauvé…
Au matin, mes amis ne comprirent rien à mon aventure. Ils me soignèrent. Mes blessures n’étaient que superficielles. Comme mon « délire » persistait, ils consentirent à m’accompagner jusqu’aux ruines. Nous retrouvâmes la salle souterraine. Sur l’épaisse couche de poussière, nous pûmes relever des traces : d’abord les miennes, puis, réellement, les empreintes d’un animal, d’un carnassier aux griffes puissantes. Mais la femme ? Celle dont j’affirmais avoir vu le visage, la gorge ?…
« Vous êtes un grand sot ! » murmura lady Clara, les yeux baissés.
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L’après-midi, nous visitions Karnak. Nous décidâmes de nous rendre à pied à Louqsor où nous retrouverions le bateau. Sur plus d’un mille, nous allions marcher dans la célèbre Allée des Sphinx. Ce fut à l’entrée de cette allée que je m’évanouis, après avoir aperçu la première sculpture de l’animal fabuleux, mi-femme, mi-bête, que décrivent les mythologies. Je le reconnaissais !
L’avais-je donc rencontré, dans son temple, dieu déchu survivant à son culte ? Se trouvera-t-il un nouvel Œdipe pour affronter un jour le monstre, auquel j’ai providentiellement échappé ?
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(Maurice Noury, « Les Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 24403, vendredi 8 novembre 1929. François-Émile Ehrmann, « Œdipe et le Sphinx, » huile sur toile, 1903 ; Fernand Khnopff, « Des Caresses, » huile sur toile, 1896)