IGNORANCE

 

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Mon ami Théodore et moi, nous parcourions en touristes la Basse-Normandie. Ah ! le charmant voyage, avec l’imprévu des couchées dans les auberges de village, la paresse des après-dînées vautrées sur la mousse, le ravissement des longues perspectives, les haltes fraîches au bord des fontaines bruissantes après la poussière des grandes routes ! Que de journées gaspillées exquisement dans l’accointance de quelque poète aimé ; que d’heures employées à de très vagues songeries sous le dais vert et frissonnant des bois où la brise aromale glisse entre les arbres comme une fumée d’encens évaporée à travers les colonnes alignées d’une cathédrale ! Et les longues extases devant les paysages épanouis au grand soleil et bornés par la mer !

Notre excursion avait un but sérieux.

Avant d’être le docteur en vogue que l’on connaît, mon ami avait débuté dans un village de cette partie rocailleuse et sauvage de la Manche qu’on appelle « la Hague » ; c’est là qu’il avait perdu une jeune femme infiniment aimée.

Nous allions nous agenouiller sur une tombe.

Quand nous arrivâmes, je fus véritablement transporté par la beauté du site. Le village, aux maisons grises d’un ton de vieux granit, s’échelonnait sur les flancs d’un monticule tout au haut duquel se dressait l’église, une solide, vieille et rustique église ceinturée d’un cimetière verdoyant. De ce cimetière, on apercevait la mer, en ce moment basse ; une longue bande de varech, avivée çà et là par des miroitements de soleil dans les nappes d’eau, séparait la côte de l’outre-mer du large.

Nous entrâmes dans le champ des morts.

Oh ! le poétique endroit pour dormir le dernier sommeil avec ses murs effondrés et lierreux, ses pommiers qui faisaient pleuvoir la neige rose de leurs fleurs sur les tombes, et ses sentiers envahis par l’exubérance des verdures !

J’étais tout à mon admiration quand, me retournant vers Théodore, je vis qu’il pleurait. Il s’agenouilla sur une pierre chancie et resta quelque temps prosterné, abîmé en sa douleur ; le bruit de ses sanglots faisait envoler des oiseaux du creux des pommiers fleuris, pendant que, sur la tombe, je tâchais de lire un nom mi-effacé. En la reviviscence cruelle de son passé mort, Théodore prit mon bras, et, silencieusement, nous partîmes.

Mon pauvre ami faisait peine à voir ; les paysans, étonnés, regardaient, très curieux, ce Monsieur à longue barbe grise pleurant à grosses larmes comme un enfant, la poitrine secouée d’un grand sanglotement.

Quelle miraculeuse beauté avait dû avoir cette femme ! Quel amour violent elle avait su inspirer pour qu’il en restât de si profonds vestiges après tant d’années !

Le soir, la brise, délicieusement fraîche, nous invitait à une promenade ; nous descendîmes sur la grève. De petites vagues, argentées par la lune, nous léchaient les pieds en expirant sur le sable. Devant nous, la falaise dressait la masse noire de sa hauteur, tandis qu’au-dessus de nos têtes les étoiles étincelaient par millions autour de la lune ; on eût dit une infinie envolée d’abeilles d’or autour d’un blanc rayon de miel.

Quelle douceur, par cette soirée d’enchantement, qu’une causerie intime, en marchant lentement bras dessus bras dessous, en entendant sans l’écouter le vague bruissement que la grève chantonne à l’oreille !

Théodore me fit l’histoire de son amour. Elle s’appelait Marie ; il l’avait connue dans un village voisin, et elle était morte après trois ans de mariage. C’était simple et banal, en même temps déchirant. Très enthousiaste, mon ami se lançait dans de lyriques descriptions de la beauté de l’Aimée.

Elle avait de grands yeux d’un bleu verdi comme des coins d’océan ; une épaisse chevelure d’or roux moutonnait comme une vague de feu jusque sur la rondeur de ses hanches ; sa bouche était toute mignonne ; ses joues semblaient idéalement rosées et ses délicates oreilles, transparentes et jolies comme des coquillages. Une maladie de langueur l’avait emportée sans qu’il pût rien faire pour la sauver, et il avait dû quitter le pays pour ne pas mourir de douleur. « Ah ! si tu l’avais vue ! dit-il en terminant ; elle pleurait de mourir si jeune, et moi, impuissant contre le terrible mal, j’embrassais ses pauvres petites mains amaigries en pleurant aussi. »

J’étais presque aussi affligé que mon ami en lui serrant la main, à l’heure du coucher.
 

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Le lendemain, j’étais debout le premier. Je descendis dans le jardin de l’auberge où nous logions, pour respirer le parfum humide des fleurs réveillées à peine dans l’ensoleillement du matin.

Mon hôte, pêcheur autant qu’aubergiste, était dans sa cuisine, en train d’apprêter une pleine marmitée de crabes, tout en sirotant avec délices un épouvantable brûle-gueule archi-culotté.

Du jardin, j’entendis toute la conversation qui s’engagea entre l’aubergiste et un voisin venu pour boire la goutte.

« On dit que l’ancien docteur est chez vous, père Vendamont ?

– Mais oui, bien sûr, c’est lui, avec un autre monsieur de Paris… et même qu’il n’a pas fait mine de me reconnaître. Il est venu voir le tombeau de sa femme.

– C’est pas moi qui me dérangerais de si loin pour une créature comme ça, dit l’autre. Ç’a été un fier bonheur pour lui qu’elle soit partie, une rien du tout qui lui en faisait porter avec le brigadier des douanes ! Ah ! malheur… »

Je m’enfuis, épouvanté et, le soir même, je fis partir l’ignorant Théodore. Tout le long du voyage, il ne cessa de vanter les qualités de sa chère défunte.
 

GUSTAVE LE ROUGE

 
 

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(Gustave Le Rouge, in La Revue littéraire septentrionale, directeurs-rédacteurs en chef : Léon Masseron et Camille Soubise, secrétaires-rédacteurs : Julien Renard et Léon Delmotte, première année, n° 9-10-11-12-13, mars-avril-mai-juin-juillet 1888. Ce texte fut d’abord annoncé à paraître dans les livraisons précédentes sous le titre : « Les illusions font l’amour, nouvelle, » par Gustave Lerouge. Walter Crane, « The Mirror of Venus, or L’Art et la Vie, » gouache et aquarelle, c. 1890)

 
 

 

ÉTUDES SUR LE ROMAN CONTEMPORAIN

 

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À Cœur Perdu, par J. PÉLADAN

 

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Il est difficile, par le temps qui court, de rencontrer dans le Roman une œuvre originale au vrai sens du mot, j’entends une œuvre qui donne au lecteur une façon neuve d’envisager la Vie Humaine et plus spécialement notre société du XIXe siècle.

M. Joséphin Péladan est des très rares qui essayent de réaliser ce desideratum ; son talent sort de cette moyenne honorable atteinte par un si grand nombre et dépassée seulement par une minorité d’intelligences d’élite. Son livre « À Cœur Perdu » – digne de ses précédentes productions : Le Vice Suprême, Curieuse, l’Initiation Sentimentale – a ce mérite, que ne saurait lui enlever aucune critique, d’être une œuvre hautement personnelle ; c’est la création d’un penseur et d’un philosophe. La lecture d’un pareil volume demeure lettre close pour la clientèle accoutumée des Georges Ohnet si florissants par ces temps de littérature commerciale.

Écrit pour une élite, – l’auteur déclare que son critérium est le dédain des foules, – À Cœur Perdu est la troisième éthopée – tel est le nom que le romancier donne à ses études – d’un cycle immense qui, sous le titre de « La Décadence Latine, » offrira l’explication de Péladan sur les grands problèmes sociaux, passionnels et moraux, qui intéressent l’humanité en général et plus particulièrement la race latine.

Quelque critiquables que soient les théories philosophiques de l’éthopoète, son livre a cette rare fortune de n’être pas écrit suivant les formules contemporaines. Psychologue, Joséphin Péladan l’est de toute autre façon que Stendhal ou Paul Bourget ; philosophe, il n’a ni le scepticisme de Renan, ni le déterminisme de Zola ou de Daudet, encore moins le pessimisme de certains Décadents. Il est catholique.

Ici, entendons-nous, le catholicisme dont il s’agit n’est pas la pure orthodoxie, le dogmatisme étroit et austère d’un Joseph de Maistre ; c’est une croyance très large et très personnelle à la Révélation primitive, une sorte de culte indépendant à la Balzac ou à la Barbey d’Aurevilly, fort éloignée, comme on voit, d’un ultramontisme mesquin.

M. Joséphin Péladan est un mystique renforcé d’un érudit. À de très fortes études sur les langues et la philosophie de l’antiquité, il joint une connaissance approfondie des mystères du magnétisme animal et du spiritisme, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi versé en physiologie qu’un romancier naturaliste.

En des conditions ordinaires, juger un livre d’une telle portée serait déjà tâche délicate. Or la difficulté d’un pareil labeur est grandement augmentée par la méthode de l’auteur : M. Péladan synthétise à dessein sa pensée et son style.

Néanmoins, en dépit de la complication et de la concision souvent artificielles de l’œuvre, il est facile de suivre les grandes lignes des théories de l’auteur : Nous sommes en décadence. – Pourquoi ? – Parce que Luther et Napoléon ont introduit le goût et l’habitude de la laideur et de la brutalité dans les mœurs de la race latine. « Depuis la Réforme, on a sacrifié les grands cœurs pour conserver les béguines et les cuistres. » Ce qui a aussi perdu les peuples latins, – toujours d’après M. Péladan, – c’est l’hypocrisie qui fait un crime de l’amour, passion qu’on doit glorifier. À Cœur Perdu est le développement de cette théorie.

Le romancier a tenté d’y dépeindre les efforts de deux êtres d’élite vers un amour d’exception qu’il nomme sororat ou androgynat. « Au vingtième siècle, dit-il, on s’apercevra peut-être du grand effort de l’auteur vers la négation sexuelle ou du moins vers la sublimation de l’amour. »

Une courte phrase de la Dédicace résume d’ailleurs, beaucoup mieux que nous ne saurions le faire, la thèse générale de Joséphin Péladan, thèse applicable à la Philosophie et à la Morale aussi bien qu’à la politique et à la littérature. « Théocrate à moyens occultes, je nie tout ce qui n’a pas ses racines dans le mystère et son expansion vers la charité. »

De pareilles théories, on le voit, ne sont pas neuves. Il y a beau temps qu’une foule de philosophes les ont battues en brèche à l’aide de multiples arguments. La façon même dont elles sont exposées y révèle les plus choquantes contradictions. Un exemple entre plusieurs : Comment M. Péladan concilie-t-il son esthétique aristocrate, sa haine de la laideur et de la vulgarité démocratiques, avec ces vertus contemptrices des sociales distinctions, la charité et l’égalité évangélique ?

Nous n’essaierons pas d’éclaircir ce point. Nous avons à nous occuper ici d’esthétique et non de philosophie. Ayant fait connaître les doctrines de l’auteur, pour la clarté de la lecture, peut nous chault l’inexactitude ou la fausseté du livre, philosophiquement parlant, si, littérairement, ce livre est beau. Qu’importe l’idolâtrie d’un Phidias s’il a créé des faux dieux dont les images sont divinisées par son génie ! Il nous est bien indifférent que ce soit le paganisme ou toute autre religion qui ait inspiré à Praxitèle ses divines statues.
 

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Nebo et Merodack sont des intelligences de choix, vouées toutes deux au salut du principe catholique ou, plus exactement, au triomphe des doctrines ésotériques des Templiers. Esprits également hauts, cœurs également fermes, une seule dissemblance existe entre eux. Merodack est absolument inaccessible à tout autre sentiment qu’au désir de voir triompher ses théories, tandis que Nebo le platonicien, « tout en planant dans l’éther des spéculations du même vol que son ami, » est encore sensible à la magie des formes parfaites. Le penseur, chez lui, n’a pu réussir à supprimer l’artiste.

Après une subtile discussion avec Merodack, Nebo se résout à essayer de l’androgynat qui, on l’a vu plus haut, serait l’annihilation du sexe en amour. Le philosophe a, pour sujet de cette expérience autant physiologique que psychologique, une jeune fille doublement rayonnante d’intelligence et de beauté, la princesse de Riazan, dont il a modelé le cœur et l’esprit d’après ses idées de rêveur platonicien et d’idéaliste suréthéré.

De ce moment, Merodack s’efface et ne reparaîtra qu’au dénouement où il jouera le rôle du deus ex machina des antiques tragédies.

Entre Nebo et la princesse, désormais seuls, et placés par leur supériorité d’intellect au-dessus de toutes les vulgarités et même de toutes les pudeurs, va se dérouler le drame intime que retrace À Cœur Perdu, tournoi sans merci entre l’Esprit glorifié mais vaincu et la Chair honnie mais victorieuse.

La princesse, sous la double excitation de son amour pour Nebo et de son jeune tempérament, – virgo matura viro, – force bientôt le platonicisme à dégénérer en amour charnel. Devant les provocations presque brutales de la Femme, Nebo cède chaque jour un peu plus. Chaque page du roman nous révèle quelqu’une des beautés de la princesse, jusqu’aux plus secrètes. C’est une énumération complète de toutes les sortes de caresses, un catalogue détaillé de toutes les variétés de baiser. À mesure que l’action se déroule, la princesse se dénude de plus en plus ; de plus en plus aussi, le philosophe sent s’affaiblir les forces qu’il emploie à ne pas se laisser tomber dans le filet des diaboliques griseries dont l’enveloppe la princesse.

C’est en vue d’éviter, ou du moins de retarder l’accouplement terminal que Nebo a imaginé ce détaillement de la sensualité mille fois plus lascif qu’une chute rapide. Il y a là d’admirables dissertations sur les yeux, sur les seins et sur bien d’autres choses. Enfin, violé presque par la Femme, Nebo succombe. L’impudeur courtisanesque de la princesse a vaincu la froideur du philosophe.

Mais l’auteur s’est plu à donner au premier enlacement de Nebo et de la princesse un cadre étrange. Ayant compris l’impossibilité de retarder plus longtemps sa chute, le platonicien veut au moins succomber d’une façon peu commune et symboliser son amour en une bizarre cérémonie. Vêtu d’une robe rouge, il adore, emmi les nuages des parfums qui montent des cassolettes, la princesse – personnification de l’Idéal qui va s’effondrer – trônant toute nue sous un réseau de gemmes emblématiques. Puis il détrône la déesse à laquelle les charnels appétits ont fait perdre sa divinité et, d’adorateur devenu époux, il l’entraîne vers une couette de fleurs.

Mais les longues phases de la singulière cérémonie ont enlevé sa force au Mâle et rendu le Mage impuissant. C’est le lendemain seulement que se consomme l’œuvre de chair.

Ce passage est un de ceux où la crainte du convenu a inspiré à l’auteur les plus singulières conceptions.

Maintenant, Nebo s’écartera de plus en plus de son primitif rôle d’impassible. Peu à peu, la lascivité de la princesse le traîne au gouffre sans fond de la matérialité.

Nebo, conscient de sa déchéance, sent décroître sa passion tandis que celle de Paule s’exaspère. Bientôt, le platonicien est en butte à des scènes de jalousie à propos de ses amours passées, à propos de son adoration pour la beauté plastique, à propos de tout et à propos de rien. Comme les exigences de cette passion qui n’est plus partagée lui pèsent trop lourdement, Nebo appelle Merodack à son secours. Le penseur inflexible en ses vouloirs, le Destin fait homme paraît, et tout change. Par son ordre, Nebo s’enfuit pour échapper à la princesse, et le feu purifie l’hôtel que les débauches charnelles ont souillé. Grâce à des procédés magnétiques sur lesquels l’auteur n’insiste pas, par mesure de prudence, assure-t-il, Paule de Riazan, dont la conscience est endormie pour plusieurs semaines, perd tout souvenir des événements passés. Ce n’est qu’après un long temps que son guérisseur, Merodack, lui rend la mémoire.

Le dénouement laisse la princesse guérie de sa jalousie et presque de son amour, et bien résolue à devenir, par l’élévation de ses idées, la digne sœur, l’amante platonique, l’Androgyne rêvée par son cher Nebo.

Vous connaissez les dénouements habituels des romans de Charles Dickens. Il nous a peint un vice, un crime, une plaie sociale, il nous a tracé les portraits les plus effrayants de laideur morale, avec cette intensité de vie et cette virtuosité de talent qui lui sont propres ; le lecteur admire la puissance documentaire de l’auteur, et, tout d’un coup, le dénouement espéré arrive, doux et bénin, récompensant la vertu et punissant le vice, le tout au très grand détriment de l’Art et à la plus grande allégresse des moralistes.

Sans aller aussi loin à propos de M. Péladan, il me semble qu’il a commis dans À Cœur Perdu un dénouement tout artificiel. Pourquoi la déchéance morale de Nebo est-elle empêchée à mi-chemin ? Alors que la logique aussi bien que la vraisemblance imposaient à l’artiste des scènes peut-être cruelles et pessimistes, mais à coup sûr largement palpitantes de vitalité, pourquoi donc tant de philosophie ? Mieux vaudrait plus de vérité et surtout plus de vie.

Tel qu’il est néanmoins, À Cœur Perdu rend déjà splendidement cette antique lutte de l’Idéal et du Réel, cette joute éternelle qui fut exprimée par Platon, il y a trois mille ans, par une magnifique et bien connue allégorie que je prends la liberté de citer ici une fois de plus.

Deux chevaux, l’un noir et l’autre blanc, sont attelés à un même char. Le noir, avec ses jarrets trapus, son épaisse encolure, sa crinière broussailleuse, son mufle aplati, est la personnification des appétits matériels ; le blanc, au contraire, svelte de jambes et bien proportionné, tourne toujours vers l’azur son col élancé ; il symbolise l’Idéal. Un si disparate attelage ne saurait aller du même pas ; le cheval noir ne cherche qu’à se vautrer dans les bas-fonds, tandis que le cheval blanc hennit toujours vers le ciel. À la Raison, qui dirige le char, incombe la tâche de régler l’allure et de compenser les efforts rivaux des deux coursiers.
 

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C’est un malheur pour le livre que l’auteur, non satisfait de la distinction et de l’originalité qu’il possède naturellement au plus haut point, ait cherché ces qualités dans le magnétisme et dans une foule de thèses plus ou moins mystiques dont l’énonciation, sous forme de digressions, embarrasse les situations les plus belles.

Quel dommage aussi, nous l’avons déjà vu, que, pour avoir essayé de tracer des types plus qu’humains, M. Péladan ait dessiné des caractères si absolument en dehors du vécu ! Car il ne faut pas se le dissimuler, le dialogue d’À Cœur Perdu est impraticable, et jamais amant et maîtresse n’ont agi ainsi que Nebo et la princesse de Riazan.

Une autre faute, à notre sens du moins, c’est l’abus du décor, de la mise en scène ; quand Nebo brûle des parfums devant la princesse nue sur un trône et lui présente un lotus, les deux amants sont très près d’être ridicules. Toute cette scène, étonnante en une première lecture, peut faire sourire en une seconde. La même observation est applicable à maint passage du livre.

Un critique de La Wallonie, – une Revue Belge, – M. Albert Mockel, reproche à M. Péladan d’avoir dépeint des scènes lascives tout en faisant étalage de spiritualisme. Une telle critique nous paraît inexacte. L’auteur n’a pas péché par négligence, la contradiction est voulue. Nebo, qui est parfaitement conscient de ses fautes, expose, à ce sujet, une théorie particulière, explicative des lascivités de l’Éthopoème : « Les vertus qui ne sont pas des enthousiasmes rentrent dans les lâchetés et les impuissances. Pleurer ses fautes signifie pleurer ses laideurs morales consenties, et tant que le cœur se croit en voie de beauté, il n’a aucun souci du péché qu’il côtoie. »

M. Péladan est de ceux qui mettent le Beau aussi haut que le Bien, et nous trouvons que ceux-là ont grandement raison. Son catholicisme ne l’a pas empêché, chaque fois qu’il a cru écrire une belle page, de préférer l’admiration des artistes à la satisfaction des pudeurs bourgeoises. Nous savons d’ailleurs que, comme catholique, l’éthopoète de la Décadence Latine s’avoue de l’Église de Balzac et de Barbey d’Aurevilly. C’est tout dire.

D’autres critiques nous paraissent mieux fondées. La complication voulue du style, la fréquence des solutions de continuité dans la trame du sujet, rendent, trop souvent, la lecture pénible. Vous diriez d’un inextricable fourré dans lequel le voyageur s’embarrasse sans espoir de s’en tirer.

Abusant de son érudition d’helléniste, M. Péladan charge son vocabulaire de néologismes tirés du grec qui donnent à certains passages une absolue incompréhensibilité. Il en arrive à écrire des phrases comme celle-ci, que nous soumettons à l’appréciation impartiale du lecteur : « Obéis à ton hymnode adorée, compagne de la gynandrie prochaine ; aux profondeurs de l’être, mon halieutique descendra découvrir l’embolisme absolu de l’euthanasie momentanée et renaissante adorablement ! Chorège de tes sens, fussent-ils aplestes, je sais la durne Antispase chrysopéenne des désirs. Sois l’antiphonie soumise et je m’enivrerai par anaclastie. »

Il est, parmi les Symbolistes, beaucoup de poètes qui n’ont jamais écrit de façon si obscure. Cependant, quoiqu’il emploie tous leurs procédés de style, M. Péladan n’entend pas être confondu avec ces littérateurs qu’il appelle des « histrions de la forme qui se font un visage de grimaces et une pensée au moyen de déhanchements de grammaire et de petits bonheurs du lexique. »

Pourquoi mépriser les décadents ? Il y a parmi eux des artistes convaincus et, sans aborder ici cette très compliquée et très délicate question du décadisme, on peut dire que plusieurs de ces « histrions de la forme » sont en même temps des penseurs.

Une autre qualité qui manque souvent à M. Péladan, c’est le sens du terme propre. Pour rendre sa pensée, l’éthopoète emploie le premier mot venu, quand il ne lui prend pas fantaisie d’en forger un à sa guise. Son langage est trop voyant ; il éveille l’idée d’une peinture byzantine fulgurante d’or et de couleurs violentes juxtaposées sans nulle science de l’effet, sans naturel, sans laisser-aller et sans franchise. Ce style-là est peint, fardé, costumé et grimé pour l’impression à produire…

Pourquoi M. Péladan n’emploie-t-il pas toujours le même mode d’écrire que révèlent certaines de ses pages où il a oublié de surcharger sa prose ? Je dis surcharger, car il a, paraît-il, la méthode de composer ses livres dans la langue de tout le monde pour y plaquer ensuite à loisir des vocables empanachés et des périodes à grands fracas.

Quelle belle prose il fait pourtant, et quelle plus belle il ferait avec plus de naturel ! Il y a dans son livre, principalement dans la première partie, des poèmes en prose délicieux de rythme, des pages vraiment lyriques, des observations psychologiques d’une pénétrante subtilité, d’une clairvoyance et d’une lucidité de Voyant. Écoutez ce que Nebo dit des yeux : « Ô princesse, vous avez l’œil étrange d’un vert céruléen, de ce ton qui n’est désigné que par le vieux mot pers ; des paillettes d’or sablent de singularité votre regard. Il n’y a que trois beaux regards, le noir, qui prend la nuit des réfractions rouges et évoque au figuré un clair-obscur où il y a du mystère et du sang ; le bleu, le seul vraiment féminin et qui donne l’impression d’un ciel pur et pâle ; le vert, qui appelle l’idée d’un lac ou de la mer ; c’est l’œil le plus rare et le plus attractif. Tandis que le noir devient facilement dur et homme – ce qui suffirait à dépeindre le type espagnol, type de luxure pratique ou de plein air – et le bleu facilement fade, le vert, lui, est inquiétant sans rudesse. »

Et, au commencement du livre, la Précation de Paule, prose rythmée superbe !

Malgré l’inégalité de ce volume et les défauts que nous avons signalés, il y a là de très grandes qualités qui peuvent placer bientôt M. Péladan à la tête des écrivains contemporains.

Qu’il concède moins au pathos et au néologisme, qu’il laisse de côté le masque de chaldéen qu’il met à sa pensée d’homme moderne, qu’il évite les contradictions, et surtout les digressions et les mises en scène exagérées, enfin qu’il trace des caractères plus naturels, et il fera apparaître en pleine lumière les qualités éclatantes de son vivace talent, l’abondance et la nouveauté des idées, la richesse dans le coloris, la clairvoyance psychologique et les vues hautes du penseur.

Tel qu’il est, À Cœur Perdu est une œuvre curieuse et originale qui possède cette qualité que Balzac dit être la première d’un livre : Il fait penser.
 

GUSTAVE LE ROUGE

 
 

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(Gustave Le Rouge, in La Revue littéraire septentrionale, directeurs-rédacteurs en chef : Léon Masseron et Camille Soubise, secrétaires-rédacteurs : Julien Renard et Léon Delmotte, première année, n° 9-10-11-12-13, mars-avril-mai-juin-juillet 1888. Félicien Rops, « Léda moderne, » gouache ; frontispice d’À Cœur Perdu par Félicien Rops, Paris : G. Édinger, 1888. Ces deux textes avaient été déjà repris par le regretté Bruno Leclercq sur son remarquable site « Livrenblog »)

 
 

 

Chroniquette Parisienne

 

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Autrefois, quand on faisait un livre, eh ! bien, on le faisait, c’était la meilleure façon de s’en tirer.

Aujourd’hui, on fait rarement des livres, mais ce qu’on en fabrique !

Aussi, est-ce une bonne fortune de tomber, une fois le temps, sur un de ces ouvrages dont on peut dire avec La Bruyère : « Il est bon, et fait de main d’« ouvrier. »

Eh ! bien, l’ouvrage que je viens de lire, Propos sceptiques d’un homme de foi, appartient à cette dernière catégorie. L’auteur ? Léon Bigot, l’un de nos plus sympathiques et plus talentueux confrères parisiens.

Mais d’ailleurs, pour vous présenter son ouvrage, je ne puis mieux faire que d’emprunter à l’un des compatriotes de Bigot, notre ami Gustave Le Rouge, le remarquable article qu’il a publié dans l’Union Normande, un vaillant organe qui croît à Paris, répandant en la grande ville comme un parfum savoureux de fleurs de pommier et de cidre à la mousse ensoleillée !

Voici l’article de Gustave Le Rouge :
 

« Parmi les labeurs littéraires, il en est peu d’aussi arides que le compte-rendu bibliographique. Ne faut-il pas intéresser le lecteur à la pensée d’un autre, apporter en lignes hâtives l’analyse impartiale d’œuvres souvent compactes ; s’infliger enfin – si le livre est d’un homme de talent – l’humiliation de demeurer parfois au-dessous de la tâche imposée ; – s’il est d’un lourdaud, les bâillements d’une odieuse lecture ? Tous ennuis que j’évite soigneusement à moins qu’il ne s’agisse d’un bel et bon livre, d’un vrai livre, tel par exemple le récent volume de notre compatriote M. Léon Bigot, Propos sceptiques d’un homme de foi.

Dans ce cas, la pénitence se fait douce, le pensum bibliographique de tout à l’heure est devenu une récréation pleine d’attrait, et l’heure est toujours brève à passer dans la familiarité d’un charmant esprit.

Sous un titre d’allure un peu sérieuse, M. Léon Bigot, qu’une œuvre nombreuse et variée a dès longtemps révélé au grand public, nous apporte aujourd’hui le plus ravissant album de poèmes en prose. Nous nous contenterons ici de signaler le volume, car ce serait imprudence que de dépecer pour d’incomplètes citations ces menus chefs-d’œuvre qu’il faut savourer un par un, dont il faut respirer en tout loisir les délicates fragrances.

Le livre, d’ailleurs, est de ceux qu’on peut ouvrir au hasard, sans avoir à redouter une déconvenue. C’est une suite de tableaux, d’impressions et de petites scènes capricieusement reliées, et dont la pénétrante subtilité n’a d’égale que le naturel. Tout s’y trouve : Paris et ses grouillements d’âmes, ses batailles d’idées, ses martyrs et ses grotesques ; les champs et leurs pacifiantes brises, leur existence mystérieusement harmonisée. Çà et là, des envolées de fraîche bonne humeur, de la satire parfois, de la poésie toujours.

Il y a pourtant sous ces apparences purement artistes de capitales préoccupations. Comme tous les honnêtes hommes de talent de ce temps-ci, M. Léon Bigot s’est ému de la gravité et de l’imminence du problème social. Il a vu – très nombreux – des riches dont le boueux égoïsme justifierait les plus iniques représailles, des pauvres dont le cynisme serait capable de lasser toutes les abnégations, tandis que les honnêtes convaincus, en nombre infime, succombaient, honnis de tous. Nombre de pièces des Propos expriment la généreuse douleur du philosophe et du penseur devant un si lamentable état de choses. Dans cet ordre d’idées, l’auteur a découvert des points de vue nouveaux. L’artiste pauvre, que les Turcaret de la politique et de l’agio repoussent comme démocrate et que la populace bafoue comme aristocrate et réactionnaire, trouve en lui un chaud défenseur.

« L’intellectuel, dit-il dans une éloquente préface, geint et crève de faim sans oser demander du pain, parce qu’il est patrice et non affranchi. C’est lui la victime de ce siècle-ci. »

Voilà ce que nul sociologue n’avait encore remarqué ; c’est l’idée capitale du livre et elle perce en beaucoup d’endroits, sans préjudice pourtant des impressions d’art pur qui occupent la plus large place dans ces propos logiquement divisés en trois séries : propos de printemps et d’été, propos d’automne et d’hiver, propos de toutes les saisons. Ajouterons-nous que tous ces morceaux sont exquis de mesure, de trait et de sentiment ; la finesse de l’accent en sont à louer, sans restrictions aucunes ; le style en est absolument dénué de l’emphase charlatanique actuellement de mode. D’un bout à l’autre, coule à plein bord, vraie source de France, une belle langue claire, pure, harmonieuse, étincelante de couleur et de pittoresque.

Mais c’est assez d’oiseux commentaire à ce correct livre, qu’il doit suffire d’avoir désigné aux lettrés sans le déflorer par aucune citation. Tous les intellectuels se complairont à ce volume dont la pensée et le style font une œuvre entre toutes littéraires. »
 

J’appelais, au début, La Bruyère à mon aide ; qu’il me soit permis maintenant de commettre le délit de citation latine et de dire que, dans tout le livre, circule un souffle de probité et de conscience littéraires qui permettent d’apprécier ainsi l’auteur : « Vir bonus, dicendi peritus. »
 
 

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(Paul Peltier-d’Hampol, in Journal de Seine-et-Marne, feuille politique et de renseignements régionaux, soixante-et-unième année, n° 4509, samedi 15 septembre 1894)

 
 

 

L’encourageant accueil fait à cette nouvelle série du Grillon, nous engage à multiplier nos forces en vue du combat de la bonne Chanson, qui, seule, pourrait suffire à notre programme. Aussi, nous n’avons pas hésité à augmenter de quatre pages, et dès le présent numéro, notre frêle galette.

Toutes les questions d’Art nous sollicitent.

Bien que faisant ses réserves et susceptible de tendances personnelles, mais sans distinction d’école, esthétique avant tout, Le Grillon, fidèle au glorieux passé, marchera au front des mouvements nouveaux, tel un fifre au milieu des tambours.
 
 

 

JARDIN

 

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à Jean MŒRYS

 
 

Un cloître de marbres polychromes dont les colonnades s’étayent de cariatides souriantes, entoure le jardin où des poètes à la mine fleurie se promènent : l’émotion dans leur œuvre n’est peut-être pas excessivement profonde, mais leurs vers sont néanmoins fort beaux et d’une si exquise facilité. Ils se promènent en pourpoint de velours endentellé et toques à plumail, avec des dames qu’ils fatiguent d’exquise sorte par l’opulente couleur de leur style et la musique de leurs rimes argentinement tintinnabulantes. Au-dessus d’eux, le ciel se courbe, tel un tendelet de soie d’un bleu cruel et riche.

La vigueur de la végétation se manifeste à chaque terrasse du jardin avec intensité. Les pêches y sont roses et appétissantes comme les seins de la reine Vénus. Les ceps se dressent comme joyeux de secouer la pourpre des feuilles de vigne ; des mains grasses et baguées de topazes s’avancent désireuses vers les raisins noirs si beaux, qu’ils fatiguent de leurs poids les fibres tourmentées.

Les fleurs plus larges que de coutume imitent magnifiquement l’azur ou le safran des prunelles, le carmin des lèvres et la pâleur des ventres. Les violettes bleues, grosses comme des roses, y sont devenues tout à fait immodestes, les roses-thé rutilent comme des soleils et embaument comme des syringas. Les mousses elles-mêmes, aux angles secrets du rocher, poussent si drues et si vivaces, qu’elles évoquent invinciblement l’ombre dorée des aisselles.

Une atmosphère règne, compliquée et savoureuse, où les fleurs et les fruits et la moiteur des chairs mélangent leurs parfums. Les couples, un peu alanguis, continuent de tourner lentement, en souriant par les allées sablées de grains de poudre d’or.

La nuit qui tombe est tiède, et comme faite à souhait pour la politesse des étreintes. Des lanternes de couleur s’allument autour des pelouses pour éclairer la danse, et déjà un orchestre prélude, qui couvre le bruit des paroles, et le tintement, sous les bosquets, des clairs gobelets de vermeil et des baisers.

L’ombre est pleine du crissement des soies froissées et l’on voit scintiller dans l’herbe de petits boutons de diamant que des mains trop passionnées firent sauter des corsages. Au pied d’un pin où, d’un flacon d’argent renversé par un pied impatient, s’épanchent des larmes de Chypre, un des hôtes du jardin reste songeur.

Fantasque, il se décide à grimper au faîte de l’arbre. De là, il aperçoit, très loin sous la lune, la ville mystique dont s’effilent les grêles clochers ; de chancelantes petites lumières lui indiquent les faubourgs où perche la canaille et les cellules où méditent quelques rêveurs malcontents.

Cependant, une dame rousse, superbement vêtue de velours vert, le cherche et manifeste même quelque inquiétude de son absence.
 

GUSTAVE LE ROUGE

 

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(Gustave Le Rouge, in Le Grillon, bulletin de la chanson, mensuel littéraire et artistique, rédacteur en chef : Edmond Teulet, directeur-administrateur : Jean Mœrys, douzième année, n° 3, septembre 1898. Walter Crane, « The Temptation of Eve, » gravure, 1899)