Barnavaux, depuis longtemps, professe devant moi une opinion : il ne croit pas que l’homme descende du singe. Mais, jusqu’ici, quand je lui demandais sur quoi il se fonde pour repousser une hypothèse si chère aux matérialistes, il me répondait seulement :
« Sur quoi ? Sur ce que ce n’est pas vrai, voilà tout ! »
Il avait l’air d’en être sûr. Et rien n’est plus insupportable que les gens qui ont l’air d’être sûrs ! Alors, je lui représentais :
« Barnavaux, ceci n’est de votre part qu’une affirmation. Et qu’est-ce que ça vaut, votre affirmation ? »
Mais il persistait :
« L’homme ne descend pas du singe, je répète !
– Pourquoi, Barnavaux, pourquoi ?
– Parce que personne n’en sait rien, d’abord. Et puis… et puis parce que c’est peut-être d’une autre bête ! »
Il n’y avait pas moyen de lui en faire dire davantage. À force de l’interroger, je crus découvrir que ses réticences venaient de ce que, là-dessus, il ne savait rien par lui-même. Il avait retenu les conclusions d’un autre, en gardant un doute sur ces conclusions ; sachant seulement « qu’il y avait quelque chose, » quelque chose d’énigmatique, de mystérieux, de difficile à croire, même, mais de si neuf, de si caractéristique et frappant qu’il ne pouvait en tout cas plus rien croire de différent. Mais qu’était-ce donc, qu’était-ce donc ? Quand j’insistais, il détournait la conversation. Et puis, subitement, un jour, ce fut lui qui vint me trouver.
« Vous savez, me dit-il, l’homme qui sait, sur l’affaire qui vous intéresse, il est à Paris. Voulez-vous le voir ? »
Cela ne faisait pas question. Je demandai seulement :
« Où faut-il le recevoir ? Chez moi ? Au café – et alors dans quel café ? Ou bien chez le marchand de vins ? »
Car, pour le tact et le sentiment des convenances, il n’y a pas de chef de protocole qui, dans sa petite sphère, puisse égaler Barnavaux. Il sait où les personnes qu’il me présente ne seront pas gênées avec moi, et où je ne serai pas gêné avec elles. À ma grande surprise, il me répondit cette fois :
« Frenchy a de l’argent pour le moment, et il est bien mis. Il m’a même dit qu’il viendrait vous chercher en automobile ; une automobile qu’il a prise au mois. Et il voulait vous faire dîner dans un endroit chic, à Montmartre, par exemple. Il ne sort pas de Montmartre. Mais je lui ai expliqué que ce n’était pas possible, à cause de mon uniforme. Alors, il nous conduira à la campagne, quelque part, manger une friture.
– Barnavaux, fis-je, vous avez maintenant des amis bien riches !
– Moi ? protesta-t-il ; non ! Je ne vous ai pas dit que Frenchy était riche. Je vous ai dit qu’il avait de l’argent pour le moment. Ce n’est pas la même chose. »
Je connais Barnavaux depuis si longtemps que je crus pouvoir m’offrir la satisfaction un peu vaniteuse de deviner la profession du personnage qu’il m’allait faire connaître ; un homme qui n’était pas riche, « mais qui avait de l’argent » ; c’était un camarade de la légion, sans aucun doute, Allemand, Anglais, Russe ou Hongrois, de souche noble et de famille puissante, venu s’engager chez nous, au premier ou deuxième étranger, pour des motifs qu’on ne saurait jamais.
« C’est bien ça, hein ? demandai-je, fier de ma pénétration.
– Non ! dit Barnavaux, en haussant les épaules.
– Mais alors, qu’est-ce qu’il fait, votre ami ? Il faut pourtant le savoir !
– Frenchy ? répondit Barnavaux ; c’est un chercheur d’or. »
C’est ainsi que je fis la connaissance de Frenchy ; et durant les quelques semaines qu’il conserva quelques louis des soixante-quinze mille francs rapportés par lui des placers de Madagascar, il fut assez intimement mêlé à ma vie. Tout le luxe apparent de sa personne était constitué par son automobile – une 30-40 HP, souple et puissante, du genre de celles qu’on loue aux millionnaires américains ; et, de cette voiture magnifique, on voyait descendre un petit homme sec, jaune de cuir, aux prunelles agrandies par la fièvre et l’absinthe, vêtu comme les ouvriers quand ils ont leurs beaux habits : tout de noir, avec un gilet très ouvert sur sa chemise blanche et une cravate également noire qui dessinait sur son col bas un papillon aux ailes trop maigres. Il se ressentait d’avoir trop longtemps vécu seul, agitant au bord des rivières la sébile de fer-blanc où tombent et tremblent les paillettes d’or. Je veux dire qu’il n’avait plus honte, contrairement à la plupart des hommes civilisés, de garder le silence. Durant des heures et des heures, il demeurait muet, pleinement satisfait de boire et de manger, ou même simplement de n’être pas debout, de ne pas marcher, de ne pas travailler. Les femmes ne lui disaient pas grand-chose. Non par vertu. « J’ai un peu perdu l’habitude, » expliquait-il, avec timidité. Mais Barnavaux le respectait, admirant qu’un homme qui n’avait pas plus d’instruction que lui eût pu vivre sans chef, sans discipline extérieure, ne pouvant compter que sur lui-même dans des pays barbares.
Ce n’était pas un homme qu’on pût aisément interroger. Il fallut attendre qu’il répondît à une question intérieure. Un jour vint pourtant qu’il parla tout seul, sans y être invité.
« Oui, dit-il, c’est quand je prospectais à Madagascar, dans la grande forêt de l’est, à l’endroit où elle tombe vers le pays betsimisarake. Vous vous étonnez que je ne sois pas causeur ? Comment voulez-vous !… Des mois et des mois, j’allais tout seul, à travers ces grands bois qui n’en finissent pas. Quand je suivais le cours d’une rivière, la verdure devenait basse, touffue, écrasante.
Pour faire un pas, il fallait donner dix coups de machette, couper des tiges d’où la sève sortait comme l’eau d’un robinet. On avançait comme dans un tunnel vert, et il faisait chaud, humide et chaud comme dans un tunnel. Ça sentait la boue, la pourriture, les plantes broyées, et, à mesure qu’on se taillait sa route dans ce fouillis, on entendait tout autour des bruits extraordinaires, qui faisaient peur sans qu’on sût pourquoi : comme des pièces de satin vivement déplié. À la fin, je compris. C’étaient des serpents qui fuyaient. Ils n’étaient pas méchants, de grosses couleuvres noires et vertes. Celles qui n’étaient pas atteintes ne se dérangeaient pas. Elles restaient enroulées autour des branches, leurs anneaux tellement serrés que, si on n’avait pas été prévenu, quand on ne voyait pas leur tête longue et leurs yeux brillants, on les aurait prises pour de grands colimaçons. D’autant plus qu’il y avait de vrais colimaçons, plus gros que ceux qu’on voit en Europe. Ils grimpaient aux arbres en y laissant une trace brillante, ou bien dormaient sur les branchages, pareils à des coquilles fixées sur un rocher. Un soir que, par hasard, j’en avais jeté quelques-uns sur mon feu, l’idée me vint d’y goûter. Ce n’était pas mauvais. Alors, je fis caprice de m’en nourrir quelquefois.
J’allais le plus souvent, parce que c’est plus commode, les chercher sous les grands arbres qui poussent sur les hauteurs. La marche est là plus facile ; leurs cimes serrées empêchent de croître les herbes et les fougères. Et tandis que je faisais ma récolte, j’entendais comme pleurer autour de moi. Oui, pleurer ! mais en musique, sur trois notes très hautes, abominablement tristes, et qui s’entendaient de partout… Vous autres, vous auriez pris de l’épouvante. Moi, je savais que ce n’était rien que les babakoutes qui prenaient la fuite. Ce ne sont pas tout à fait des singes. On dirait plutôt de grands écureuils, avec des mains, de vraies mains, et un visage plus plat, bien plus humain que celui des écureuils. Babakoute, ça veut dire en malgache « papa-le-petit-garçon, » et les Betsimisarakes prétendent que c’est leur ancêtre, qu’ils sont nés, il y a longtemps, très longtemps, d’un couple de ces grandes bêtes qu’on a tant de peine à voir – ils sont toujours au sommet des arbres – et qu’on entend de si loin !
Quand j’avais fait une belle récolte de colimaçons, je la mettais en réserve dans une boîte de conserves vide, assez écartée du feu, pour les faire dégorger. Puis je m’endormais tranquillement : il n’y a pas une bête féroce dans tout Madagascar, et les hommes mêmes sont si craintifs ! Mais voilà qu’un matin je m’aperçus qu’il ne restait rien dans la boîte : on m’avait volé pendant la nuit ! Et deux fois, trois fois, la même chose recommença. Je résolus de veiller pour en avoir le cœur net, et la quatrième nuit, quand j’aperçus une forme humaine qui se penchait vers mes colimaçons, je lui envoyai un coup de fusil chargé à petits plombs.
Mais j’avais tiré d’assez près, et mon gibier sans doute était délicat. Je le vis tomber, je l’entendis gémir, gémir… Alors, j’allai voir, et je trouvai – c’est difficile à vous expliquer : une bête qui n’était pas un singe et qui n’était pas un homme ; une très grande babakoute, si vous voulez. Mais j’en avais tiré jadis, des babakoutes, bien que, je vous le répète, ces animaux soient très difficiles à distinguer sous les arbres, et celui-là était si différent !
Par la taille d’abord, qui était celle d’une fille de quatorze ou quinze ans. Je dis une fille, parce que c’était une femelle. Mais aussi par la figure, qui s’était affinée, en restant celle d’une bête. Vous savez, la face des chiens, qui est si loin de la nôtre, et qui fait dire pourtant : « Comme il a l’air d’un homme ! » C’était ça. Et à cause des yeux, peut-être : des yeux énormes, et qui regardaient droit devant eux ; car ils n’étaient pas placés sur le côté, comme ceux des animaux. Et ils étaient tendres, douloureux, malheureux ! Oui, tout à fait des yeux de petite fille !
Je pris cette bête-femme dans mes bras, et elle se laissa faire ; je lavai sa cuisse, toute mouchetée de petites blessures : c’était là qu’elle avait reçu les plombs. Elle était couverte d’une fourrure blanche, avec des poils noirs plus longs sur le ventre et sur la tête. Cela me fit du bien de voir sa fourrure.
« Après tout, songeai-je, ce n’est qu’une bête ! »
Mais voilà que, subitement, elle me prit le cou dans ses deux bras, en se plaignant doucement, faiblement, comme une femme, quoi ! Il n’y a que les femmes pour faire comme ça en demandant abri. Et je ne savais plus, je ne savais plus du tout. Il y avait des babakoutes qui criaient dans la forêt, mais elle n’y faisait pas attention. Elle ne regardait que moi, je vous dis, que moi, qui venais de lui mettre douze plombs dans la peau !
Ah ! comme elle était câline ! Et c’est pour ça que j’ai dit à Barnavaux, dans le temps, que l’homme ne venait pas du singe, comprenez-vous, mais d’une bête pareille. Les singes sont méchants, colères, sans mémoire, et sales, et vilains dans leurs gestes. Vous le savez bien ! De voir un singe faire l’amour, on prendrait dégoût de l’amour pour toute sa vie. Tandis qu’elle, le fond de son être, c’était la bonté. Comme les hommes, après tout : les hommes sont bons, si vous y réfléchissez. S’ils n’étaient pas bons, ils ne seraient pas devenus ce qu’ils sont aujourd’hui. S’ils étaient mauvais, avec leur intelligence, ils seraient toujours des satans. On a tant d’intérêt à être des satans ! Mais on ne peut pas, voilà la vérité.
Et puis, quand on est tout seul, comme j’étais, qu’on n’a personne près de soi pour vous contredire, pour vous remettre au pas et à la mesure, pour se moquer de vous et vous dire : « Tu es fou ! » surtout pour vous forcer à préciser vos pensées en les parlant, les pensées deviennent comme des rêves. On ne se demande pas si ça peut être arrivé, il suffit que ça plaise. Et il me plaisait d’imaginer que, de ces babakoutes, avec leurs pieds, leurs mains, leur gueule, il y en a qui ont mal tourné, et qui sont devenus des singes, d’autres qui sont devenus, peu à peu, davantage ce qu’ils se sentaient dans leur âme intérieure, et des hommes à la fin. Ça me plaisait, je vous dis ! Et des fois, celle-là, je l’appelais : « petite fille, » mais d’autres fois : « grand-mère » !
Sa blessure l’empêcha quelques jours de bouger. C’est pour ça sans doute qu’elle prit habitude avec moi. Quand elle fut guérie, elle s’en alla quelquefois très loin, mais elle finissait toujours par reparaître. Je la trouvais le matin à mes côtés avant l’aube. Pourtant, aussitôt que le soleil brillait, elle montait sur une pierre et regardait cette boule ronde et lumineuse avec de drôles de signes. Pour la remercier d’être revenue, ou parce qu’elle s’en étonnait, ou parce qu’elle était gaie à cause du jour nouveau ? Je ne sais pas. Ma parole d’honneur, elle avait l’air de prier, sa mine était si grave ! Et elle n’avait pas l’air contente de ce que je ne faisais pas la même chose, comme si, de mon ingratitude, il allait nous arriver du mal.
Elle n’imitait pas les mouvements à la façon des singes ; seulement, elle comprenait. Une nuit que j’avais la fièvre et que je grelottais, elle se serra près de moi pour me donner chaud. Tous les animaux font ça. Mais comme je continuais d’avoir froid, je la vis se lever, prendre du bois et le mettre au feu. Ah ! ça, voyons, est-ce que ça n’est pas humain, est-ce que ça n’est pas de l’intelligence humaine, est-ce que n’importe quel singe en aurait fait autant ?
Je me rappelle aussi : elle jouait avec les pépites d’or que je ramassais. Comme si elle eût trouvé que c’était beau.
J’ai oublié combien ces jours ont duré. Je sais seulement qu’après avoir longtemps lavé du sable dans la forêt, en avançant toujours, j’aperçus à la fin des rizières, des champs de manioc et un village betsimisarake qui s’appelait Ampasimbé. J’eus tout de suite de la joie de revoir un village. À cause du riz, des poulets, du rhum et des femmes. Mais la bête-femme, aux derniers arbres, me prit la main. Je comprenais bien qu’elle me disait : « N’y va pas ! » Mais j’y allai tout de même, n’est-ce pas ! Alors, elle rentra dans la forêt, et, pour la première fois, j’entendis qu’elle criait comme les autres babakoutes, sur trois notes qui pleurent. Ça me fit un peu de peine, et puis je n’y pensai plus.
Je donnai des piastres aux gens d’Ampasimbé, – ces Betsimisarakes ne connaissent pas l’or ; – je fis mettre en perce un tonneau de rhum, on tua un bœuf, et ils burent, et je bus à ma fantaisie. Ces Betsimisarakes s’étaient pendu des fleurs aux oreilles, suivant leur coutume quand ils font la joie : les fleurs d’un pamplemoussier plus grand qu’un beau chêne de nos pays ; c’est une odeur qui grise, encore plus que le toaka. Et quand j’en eus assez, j’allai dans ma case. Pas seul, bien entendu ! Chez ces peuples-là, on donne toujours une femme aux étrangers. Ça va de soi, et on ne peut pas refuser. C’est comme si on refusait ici l’eau bénite à un enterrement : un devoir de religion.
À l’heure que les étoiles pâlissent, j’entendis gratter à ma porte. Je dis à la Betsimisarake :
« Rosoa, qu’est-ce que c’est ? Iza aty vé, Rosoa ? Va voir. »
Et elle ouvrit la porte, bien tranquillement.
« Ce n’est rien, Rafrenchy, dit-elle ; quelqu’un qui s’est enfui tout de suite. »
Mais j’entendis, déjà très loin, les trois pleurs du babakoute.
Et bien souvent encore, les nuits suivantes, la bête-femme gratta à la porte et s’enfuit sans oser entrer. Les Betsimisarakes avaient peur, parce que ce n’est pas bon signe, quand leur ancêtre revient. Et ils crurent que c’était pour ça qu’un de leurs chiens prit un jour la rage. Il s’échappa en bavant sur les pierres, et je dis qu’il fallait l’abattre, avec tous les autres qu’il avait peut-être mordus. Mais l’enragé courut, sans qu’on pût l’atteindre, vers le côté où il n’y avait pas d’eau, vers la forêt ! Et, à partir de ce moment, je n’eus plus qu’une idée :
« C’est elle qui sera mordue, la bête-femme. Il ne le faut pas ! »
Et j’allai me mettre à l’affût sur le sentier par où j’étais arrivé. C’est par là qu’elle repasserait, sûrement. Mais je ne pus rien empêcher. Je l’entendis qui pleurait encore, qui criait, mais d’une autre voix : le chien était sur elle ! J’assommai cette brute d’un coup de crosse, sans tirer. Et puisqu’elle avait peur des champs et des maisons, la bête-femme, je restai là pour la soigner, dans sa forêt. J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai allumé du feu, j’ai rougi la baguette de mon fusil, j’ai mis le fer rouge sur la morsure. Alors, j’ai senti, de nouveau, les mêmes bras maigres et caressants autour de mon cou. Les mêmes… Seulement, ce fut la dernière fois. Je l’ai vue mourir, la bête-femme ! Et devenue une bête tout à fait. Elle montrait les dents, elle grinçait. Monsieur, je l’ai enterrée comme une femme, une chrétienne : mais c’est un singe que j’ai enterré, un singe. Le mal en avait fait un singe ! »
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(Pierre Mille, « Contes du Journal, » in Le Journal, n° 6622, dimanche 13 novembre 1910 ; cette nouvelle a été reprise dans le « roman » Louise et Barnavaux, Paris : Calmann-Lévy, 1912 ; « Der Maücaüco, » lithographie de Johann Sebastz, George Edwards, c. 1750-1775 ; « Tail-Less Maucauco, » gravure extraite de The Naturalist’s Pocket Magazine, novembre 1799)
Bravo pour ce site, j’aime beaucoup les histoires que vous publiez. Une conteuse
HA ! quelle époque , quel moment de la pensée nous révélez vous là ! Ha !
Vraiment !
IL a raison Barnavaux, c’est d’une autre…