Le lecteur se rappelle peut-être qu’à l’occasion de la découverte d’un pseudonyme de Gustave Guitton et Le Rouge : Gustave Guirou, nous avions signalé un roman intitulé « La Maison du calvaire, » paru en livraisons dans le Supplément illustré de la Dépêche tunisienne. En poursuivant nos recherches, nous avons eu la surprise de découvrir qu’au moins deux autres quotidiens, Le Moniteur du Puy-de-Dôme et L’Indépendant Rémois, annonçaient également le feuilleton « La Maison du calvaire » de Gustave Guirou au sommaire de leurs suppléments illustrés.

Comme il semblait peu plausible que Guitton et Le Rouge aient donné à la même date le même feuilleton à trois suppléments différents, nous en avons déduit qu’il devait nécessairement procéder d’une source commune. Après recherches, nous nous sommes alors rendu compte que la quasi-totalité des très nombreux suppléments du dimanche de la presse régionale reprenaient en fait la numérotation, la mise en pages, le sommaire et jusqu’à l’illustration de couverture de La Semaine illustrée, lectures pour le dimanche [Vermot éditeur].

« La Maison du calvaire » est donc parue en 9 livraisons, sous la signature de Gustave Guirou, dans La Semaine illustrée, deuxième année, du n° 45, dimanche 5 novembre 1899 (1) au n° 53, dimanche 31 décembre 1899 (9).

Ce n’est d’ailleurs pas la seule contribution des deux collaborateurs. Elle a été précédée d’un autre roman en 10 livraisons, « Un crime en province, » signé cette fois G. Guitton-Le Rouge, du n° 13, dimanche 26 mars 1899 (1) au n° 22, dimanche 28 mai 1899 (10).

Dans quelques jours, nous reviendrons en détail sur les changements de titre et d’attribution de ces deux romans ; nous nous contenterons pour l’instant de relever qu’ils sont en fait déjà connus des amateurs de Gustave Le Rouge sous les titres du Fils du naufrageur pour le premier, et du Mystère de Blocqueval pour le second.

On retrouve bien évidemment dans les colonnes de La Semaine illustrée la nouvelle humoristique « Le Maître, » dont nous avions signalé la présence dans L’Express de Lyon illustré : troisième année, n° 28, dimanche 15 juillet 1900.

Signalons enfin que nos deux comparses y ont également publié, sous un pseudonyme aussi transparent que celui de Guirou : Legui, deux autres contes – soit : « Fortunio, » troisième année, n° 29, dimanche 22 juillet 1900, que nous reprenons plus bas ; et « Tout par la bicyclette, » troisième année, n° 37, dimanche 16 septembre 1900.
 

MONSIEUR N

 
 

Pour une meilleure lisibilité, n’hésitez pas à cliquer sur l’image pour l’agrandir.

 

 

LA MAISON DU CALVAIRE

 

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UN CRIME EN PROVINCE

 

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FORTUNIO

 

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Ceci est une légende qui, m’a-t-on dit, vient de l’Inde ; elle ne m’a pas été racontée par ma nourrice ni par ma grand-mère.

Il vivait une fois dans une vieille cabane deux vieilles gens, le petit bonhomme et la petite bonne femme de toute fable qui se respecte.

Les deux vieux époux vivaient heureux, et rien n’eût manqué à leur bonheur s’ils eussent eu un fils.

Touché enfin de leurs longues prières, le Ciel les exauça. Ils allèrent à la grande foire, et, le soir même, en rapportèrent un joli bébé. Les voisins et les voisines admiraient l’enfant ; jamais ils n’avaient vu plus beaux yeux, plus jolie roseur de peau et une bouche aussi mignonne.

Dans le pays, le bruit se répandit vite de la joliesse de l’enfant Un rossignol alla même célébrer sa gloire jusque dans la forêt. Justement, la Fée Tranquille passa par là.

« Que chantes-tu, rossignol joli ?

– Un enfant est né, le plus mignon qu’il soit sur la terre ; son haleine fleure la fleur, et ses vagissements sont doux comme du miel.

– Où donc est cet enfant, rossignol joli ?

– Là-bas, derrière la forêt, dans la maison du petit bonhomme et de la petite bonne femme qui sont si vieux et vivent si heureux. »

Le rossignol trilla son adieu et prit sa volée par les airs.

La fée Tranquille demeura songeuse, et retourna dans son palais au milieu de la forêt.

De sa baguette magique, elle leva la grosse pierre qui servait de porte d’entrée et pénétra dans sa somptueuse demeure, où tous les meubles étaient de porphyre, de marbre bleu et d’or jaune.

Les deux sœurs de Fée Tranquille, Fée Carabosse et Fée Vermeille, se réveillèrent dans leur demi-sommeil au bruit léger des pas.

« Mes sœurs, dit Fée Tranquille, il y a bien longtemps que nous ne sommes sorties de notre pays. Un bel enfant vient de naître, le plus beau qu’il soit, dit-on ; voulez-vous qu’une de nous soit marraine ?

– Bah ! dit Fée Carabosse, je tiens si peu à sortir d’ici !

– Et moi, ajouta Fée Vermeille, je ne me plais qu’au milieu de cette forêt.

– Oh ! mes sœurs, vous me feriez tant plaisir de venir avec moi voir cet enfant ! On dit qu’il est si beau, si joli, si mignon !

– Nous n’avons rien à te refuser, » acquiescèrent Fée Carabosse et Fée Vermeille.

Et les trois sœurs s’en furent ensemble sous des formes humaines, vers la maison du petit bonhomme et de la petite bonne femme qui vivaient si heureux.

La Fée Tranquille avait un air de jeune veuve : sa robe était noire et son teint était blanc. – La Fée Carabosse était vieille, laide et bossue : sa robe était verte et son teint parcheminé. – La Fée Vermeille était jeune et jolie. – Oh ! si jolie ! – sa robe était blanche et son teint d’aurore.

Les trois sœurs arrivèrent.

Toc ! Toc !…

« Qui est là ?

– Trois bonnes fées.

– Entrez, mesdames. »

Le petit bonhomme, dans le coin du foyer, se réchauffait les mains à la flamme ; la petite bonne femme berçait l’enfant joli d’un refrain endormeur ; l’enfant joli riait aux anges dans son berceau capitonné mollement.

« Oh ! le bel enfant, dirent ensemble les trois 
bonnes fées. Qu’il est adorable et mignon ; nous 
voudrions bien en être les marraines.

– Ce serait trop de trois marraines pour un
 seul enfant, mesdames les fées, dit le petit bonhomme dans le coin de son foyer.

– Oui, beaucoup trop, malheureusement, 
appuya la petite bonne femme qui s’arrêta de bercer.

– Tirons au sort, voulez-vous ? dit en riant la Fée Carabosse. Marraine sera celle que le sort va désigner.

– Oui, oui, tirons au sort !… »

La plus courte paille fut prise par la Fée Tranquille. Elle fut marraine de l’enfant joli.

À son baptême, toutes les cloches carillonnèrent en sons cristallins dans tous les clochers à dix lieux à la ronde ; et l’écho porta jusqu’aux montagnes les bruits de la fête du baptême de l’enfant joli Fortunio.

Quand le baptême fut fini, quand les cloches eurent cessé d’effaroucher les hirondelles, les trois sœurs fées s’assemblèrent auprès du berceau.

« Moi, dit Fée Tranquille, à mon filleul, je veux octroyer la richesse. Il sera riche en ce monde ; il n’aura qu’à désirer une once d’or pour en avoir des tonnes pleines. »

Le petit bonhomme et la petite bonne femme rirent de contentement.

« Moi, dit Fée Carabosse, j’ai tant souffert de ma laideur, qu’au filleul de ma sœur Fée Tranquille, je veux octroyer la beauté. Il sera beau dans ce monde, et il n’aura qu’à désirer une femme pour l’avoir à ses pieds. »

Le petit bonhomme et la petite bonne femme sourirent, mais d’un air aigrefin.

« Moi, dit alors Fée Vermeille, au filleul de ma sœur Fée Tranquille, je veux faire un précieux don ; il me plaît de lui octroyer un cœur de pierre.

– Oh ! madame la Fée, un cœur de pierre à un si mignon enfant !

– Oui, un cœur de pierre, dit Fée Vermeille ; c’est un don précieux. »

Le papa et la maman de l’enfant joli ne voulurent point recevoir le présent de la Fée Vermeille. Ils se contentèrent pour Fortunio de la richesse et de la beauté.

Les trois sœurs fées embrassèrent sur le front l’enfant joli qui, dans son berceau capitonné mollement, riait aux anges, et s’en furent dans leur palais où tous les meubles étaient de porphyre, de marbre bleu et d’or jaune.
 

*

 

Fortunio, l’enfant joli, grandit chaque jour ; chaque jour il devint plus riche et plus beau.

Quand il eut seize ans, son père et sa mère étant morts, il resta seul.

Malgré sa richesse, malgré sa beauté, Fortunio n’était pas heureux.

Il fut aimé avec passion de duchesses et de marquises ; deux reines lui offrirent leur amour avec leur trône ; Fortunio n’était pas heureux.

Fortunio avec son or à bouleverser le monde, Fortunio avec sa beauté de Dieu, Fortunio avait un cœur d’homme.

Il s’évanouissait à la vue du sang ; un charretier fouettant ses bêtes le faisait pâlir ; une parole injurieuse à l’adresse d’un inconnu le faisait trembler ; il frissonnait de crainte rien qu’à voir un équilibriste sur sa corde ; il pleurait amèrement devant les vieillards qu’il sentait près de la tombe.

Son cœur était doué d’une sensibilité si aiguë, qu’au moindre récit de catastrophe il se trouvait mal, se représentant en imagination l’horreur des faits tels qu’ils avaient dû se passer.

Il n’osait, la nuit, faire des mouvements brusques, de peur d’écraser des mouches ou des scarabées.

Fortunio n’était pas heureux.

Il ne put pas – ayant un cœur trop tendre – jouir de sa beauté ni de son or. Une sorte de spleen le rongeait ; il passa dans la vie sans joie, et mourut à trente ans, dégoûté de la richesse, de la beauté et de l’existence.
 

*

 

Tout conte doit avoir une moralité.

Poètes, mes frères, bohèmes ou richards, n’est-ce pas vous Fortunio, vous qui ne vivez que par le cœur, dédaigneux des réalités, et qui souffrez du malheur des autres comme de votre propre malheur – pleurant des pleurs de sang au lamento des souffrances des hommes ?

Poètes, mes frères, pourquoi la bonne Fée Vermeille ne vous a-t-elle pas fait cadeau à votre 
naissance d’un CŒUR DE PIERRE !
 

LEGUI

 
 

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(« Legui » [Gustave Le Rouge-Gustave Guitton], in La Semaine illustrée, lectures pour le dimanche, troisième année, n° 29, dimanche 22 juillet 1900)