Dans le pays le plus beau de la douce et belle Bretagne, il y avait un grand château. Si celui qui l’habitait était duc, prince ou roi, personne ne s’en souvient plus, car c’était dans les temps les plus reculés, mais on se souvient encore qu’il était bon et généreux, et que sa fille était belle comme le jour au printemps.

Se sentant vieillir, il aurait désiré la marier, mais d’aucun de ceux qui se présentaient elle ne se souciait, et le bon père secouait tristement la tête, car, de l’un d’eux, il aurait volontiers fait son fils.

Parmi ceux qui l’entouraient, la Belle, si habile à filer la soie, à célébrer dans ses chants la vaillance des preux chevaliers, la beauté de son pays, ne trouvait donc point celui qu’elle eût désiré comme époux, celui qu’elle attendait, certaine de le rencontrer.

Et voici que s’en vint des pays du Nord, un chevalier au poil roux, à l’œil dur. Celui-là ne savait point chanter, ni dire de beaux vers, mais fort bien savait se servir de sa lourde épée, et chasser en forêt le loup et le sanglier. S’il n’avait comme d’autres le don de charmer par ses récits ou ses chants, du moins savait-il bien parler de ses propres exploits, et, lancé sur ce chapitre, ne s’arrêtait pas facilement.

Chacun bientôt s’aperçut que, lourdement, au dire de ses rivaux, il s’essayait à briller auprès de la princesse, mais dut s’apercevoir aussi qu’il n’y réussissait pas trop mal, et que, au grand dam et dépit de plusieurs, elle semblait le considérer avec une admiration que bientôt elle ne chercha plus à cacher.

Et si ceux-là s’en trouvèrent ulcérés, aucun du moins ne put s’étonner lorsqu’un peu plus tard on apprit que, contre les vœux de son bon père, et sans écouter ses conseils, à ce nouveau venu, le chevalier aux yeux d’acier, la Belle s’était fiancée.

Celui-ci, tout d’abord, fier de sa conquête, heureux de l’avoir emportée sur ses rivaux, semblait fort épris et empressé ; mais, ne se plaisant vraiment qu’à la lutte et au choc des épées, bientôt le temps lui devint long, et souvent il s’en allait, seul, errer sur le rivage. Un soir qu’il s’en allait ainsi, rêvant batailles et lointains voyages, il entendit un chant doux et triste qui lui sembla plus beau que tout ce qu’il avait entendu jusque-là. Toute la nuit, il en rêva et, le lendemain, ne put se tenir d’en parler à sa fiancée. Mais, sitôt qu’il en ouvrit la bouche, elle pâlit, et bientôt l’interrompit.

« Ô mon cher seigneur, si vraiment vous m’aimez, plus jamais n’allez seul vers ce rivage fatal, dit-elle. Ce chant que vous avez entendu, c’est celui de la Sirène traîtresse qui, si vous l’approchiez, vous entraînerait au fond de l’abîme. »

Bruyamment, le chevalier se prit à rire.

« J’ai eu affaire à de plus dangereux ennemis, dit-il, et n’ai point peur d’une femme.

– Hélas, hélas, combien de beaux navires et de hardis marins, sur ces roches maudites, sont venus se briser ! Attirés par sa voix, cinq de nos plus jeunes et hardis chevaliers ont disparu, entraînés eux aussi. »

Mais, secouant sa tête aux cheveux roux, le chevalier riait toujours :

« Fée ou démon, dit-il, celle qui m’entraînera n’est pas encore née ! »

De ce jour on n’entendit plus guère, dans les grandes salles du château, résonner le rire clair et joyeux qui semblait cascade de perles. Tout au plus, à son fiancé, la Belle souriait-elle parfois, mais ce sourire lui-même n’était plus joyeux.

Pour lui, presque chaque soir, il retournait au rivage, mais à peine percevait-il maintenant le chant merveilleux, qui semblait s’éloigner à mesure qu’il approchait. Et de plus en plus grand était son désir d’entendre et de voir celle qui, pour mieux l’attirer semblait le fuir. Déjà, il était sa proie.

Sur la rive déserte, nul ne passait ; pourtant, un soir, vint à lui un pêcheur, homme déjà sur le déclin. Mais, dans les yeux bleus que le vieillard fixa sur lui, l’âge n’avait pas laissé sa trace ; ils étaient si beaux, si calmes comme la mer en paix, qu’il se sentit pénétré par ce calme et par la douceur de sa voix.

« Beau chevalier, où t’en vas-tu ? Fuis les rochers où se cache la Sirène perfide. Avant de perdre ton corps, elle perdrait ton âme. Viens avec moi plutôt sur la falaise ; viens écouter celui qui vit là solitaire, ses paroles verseront sur ton âme un baume bienfaisant. Pour toi, le chant de la Sirène n’aura plus de charme.

– Pêcheur, pour parler ainsi, ne l’as-tu pas entendue ? Quel est celui qui, résistant à son appel, renoncerait à la voir ?

– Mes deux fils ont péri sur les rochers, attirés par elle ; moi-même, alors que la douleur m’avait rendu fou, j’ai failli l’écouter ; mais j’ai entendu un autre appel ; maintenant, je possède la paix. De ce jour seulement, j’ai commencé à vivre. Beau chevalier, viens avec moi. Bientôt, toi aussi, tu entendras la cloche qui n’a pas encore sonné, la cloche de Pâques qui détourne les Sirènes. Pour tous, elle sonnera ; riches comme pauvres, elle appellera ; c’est pourquoi tous viendront, tous les fils de Bretagne avec leurs compagnes et leurs enfants. »

Mais le Chevalier bientôt secoua la tête.

« Elle ne sonnera pas pour moi, dit-il. Écoute ! le chant se rapproche. Voici la Sirène qui vient vers moi, et je vais la rejoindre. Adieu, pêcheur ; ton regard a versé dans mon âme un rayon d’espérance.

Ô Sirène, réponds à mon appel, viens vers ton humble serviteur qui se meurt d’amour pour toi. »

Mais voici que, doucement, la mer s’entrouvre…

« Est-ce toi, Reine des mers, qui viens vers moi, plus merveilleuse encore que ne se l’imaginent ceux qui ne t’ont vue qu’en rêve ? »

Sur celui qui tremble devant elle, la Sirène a fixé ses yeux changeants comme la vague sous le ciel. Ses cheveux sont d’or vert, ses épaules et sa gorge ont l’éclat de la perle, sa voix est plus douce que la brise au printemps.

« Que me veux-tu, beau chevalier, et pourquoi m’appeler ? Retourne près de ta fiancée. N’as-tu pour elle plus d’amour ?

– Hélas ! Il est vrai, avant de t’avoir entendue, à la Belle je fus fiancé. Mais si je l’aimai d’amour vrai, Sirène, je ne m’en souviens plus.

– Hardi chevalier, ton cœur est donné. Fiancé à la Belle, la quitterais-tu ?…

– Sirène, ma pensée a fui loin d’elle. Que peut-il exister au monde pour celui qui t’a contemplée ?

– D’autres m’ont parlé ainsi, mais ceux-là pour moi ont tout quitté. Ainsi faut-il faire si tu veux me suivre.

– Déjà j’ai tout quitté, ma reine ; loin de toi, je ne pourrais plus vivre.

– Beau chevalier, si vraiment tu m’appartiens, il faut m’en donner une preuve. Si tu m’apportes le collier de perles qui m’a été dérobé, et qui, maintenant, orne le cou de ta fiancée, alors je te croirai mon serviteur.

– Sirène, prends, si tu le veux, ma vie, elle est à toi, mais non mon honneur.

– Beau chevalier, jusqu’au jour où tu m’apporteras ce que je te demande, nous ne nous reverrons plus. »
 

*

 

Sans doute une sorcière maudite avait-elle jeté un sort sur le Chevalier qui vint du Nord. Le soir, sur le rivage, on le voyait de loin faire des gestes d’insensé. À la plainte des vagues se mêlait sa plainte ; mais il en est maintenant délivré, plus que jamais empressé auprès de sa belle fiancée qui renaît à la joie. Il aime à la voir parée de ses plus beaux atours.

« Pourquoi porter toujours ces mêmes perles moins blanches que vos blanches épaules, ma belle fiancée ? J’aimerais à voir autour de votre col de cygne les saphirs qui se marieraient si bien avec l’or de votre chevelure… »

Empressée à lui plaire, la Belle entoura son beau col du collier de saphirs. Mais, le lendemain au matin, les perles merveilleuses avaient disparu.

Dans tout le château bouleversé de fond en comble, l’émoi fut grand ; et le soir vint sans ramener le calme et la gaieté. Au souper, comme à l’habitude, l’oiseau familier du maître, Madame la Pie, vint se percher sur son épaule.

« Comme tous ceux de sa race, cet oiseau doit avoir l’instinct de la rapine ! s’écria le Chevalier ; lui seul a pu dérober le collier de perles sans égales. »

Mais, le fixant de ses yeux de jais, de toutes ses forces et fort distinctement, la pie se prit à crier :

« Voleur ! voleur ! »

Devenu blême, le Chevalier tira son épée, et fonça sur l’oiseau qui, par la fenêtre, s’envola, mais du dehors répéta son cri :

« Voleur ! voleur ! »

D’abord stupéfaits, la plupart des assistants ne purent réprimer un sourire, mais, se tournant vers ceux qui se trouvaient près de lui, l’auteur de ce geste singulier leur lança un regard si menaçant que chacun mit la main sur la garde de son épée : ce que voyant, le maître l’appela d’un signe et, d’un ton assez sévère, lui fit observer que tirer l’épée contre un oiseau était chose trop rare et singulière pour qu’on pût s’empêcher d’en sourire et que, pour ce faire, il lui conseillait d’attendre meilleure occasion. Encore plus pâle, le Chevalier baissa la tête.

La nuit même, il allait vers le rivage, portant dans son sein un fardeau léger, mais qui, pour lui, semblait plus lourd que plomb fondu. Vers le chant d’amour si doux et pourtant si triste, vers le chant de mort, il se dirige et la Sirène a pour lui son plus doux sourire.

« Vraiment, tu t’es montré mon serviteur ; une seule épreuve encore et je t’emmène avec moi au fond des mers près de mes fidèles qui t’attendent.

– Emmène-moi, Sirène, emmène-moi au plus profond des mers. Sur terre, il n’est plus de place pour abriter ma honte.

– Il te faut pourtant subir une dernière épreuve. Pour que mes araignées m’en tissent un manteau royal, je veux la chevelure d’or de ta fiancée.

– Adieu, Sirène, si je consentais à ce que tu me demandes, mes aïeux se dresseraient devant moi pour me maudire.

– Beau chevalier, pourtant tu reviendras vers moi, vers moi qui t’attends ! »

L’amour a bien changé le Chevalier aux yeux d’acier qui, maintenant, semble, auprès de la Belle, oublier guerre et tournois.

Parfois, il fixe les yeux sur elle comme si, devant la quitter à jamais, il voulait emporter son image. Bientôt sera fixé le jour de leurs noces, mais leur bonheur trop grand leur fait-il peur ? Ni l’un ni l’autre ne semblent joyeux.

Dans le beau jardin fleuri, tous deux marchent en silence.

« Pourquoi cette tristesse empreinte sur votre front, mon cher seigneur ? Ne m’en direz-vous point la cause ? Savez-vous pas qu’avec vous j’en porte déjà le lourd fardeau ?

– Hélas, ma douce fiancée, il me faut pourtant vous taire ma peine ; moi seul dois la supporter.

– Dites-moi donc, dites-moi si je ne pourrais l’alléger.

– Si vous le vouliez, Belle, moi je ne pourrais y consentir. Irrités de me voir épouser une étrangère, les mânes de mes pères me poursuivent, exigeant un sacrifice.

– S’il est en mon pouvoir de le faire, c’est d’un cœur joyeux que j’y consentirais.

– Las ! sur leur tombe, pour apaiser leur colère, il ne leur faut rien moins que votre plus belle parure, ô Belle, la chevelure d’or qui couvre vos épaules d’un manteau royal ; tel est le sacrifice auquel ni vous ni moi ne pouvons consentir. »

Ses beaux yeux pleins de joie, la Belle eut son plus doux sourire.

« S’il n’est que cela pour vous rendre la paix, dit-elle, ne savez-vous pas, mon cher seigneur, que ma chevelure vous appartient comme mon être tout entier ? »

Trop ému pour parler, son fiancé lui prit la main qu’il baisa. Mais, plus tard, sur son balcon, la douce entendit, venant de la mer, un chant qui déjà avait frappé ses oreilles, et ce chant qui semblait un chant de triomphe, lui mit la mort au cœur.

Autour d’elle se mit à voleter le rouge-gorge que, tout l’hiver, elle nourrit de sa main ; sur sa tête vint se poser.

« Ne lui donne pas tes cheveux d’or, Belle, tes cheveux de soie sur lesquels j’aime à me poser ; il les porterait à la Sirène pour s’en faire un manteau royal. »

D’un geste, la Belle chassa l’oiseau, mais, de ses beaux yeux, une larme est tombée.

Le soir même, on vit un homme courant comme un fou vers le rivage ; sous son manteau, il cachait un fardeau qui n’était point lourd, mais dont la tiédeur le brûlait comme un feu dévorant.

Les bras tendus vers lui, l’attendait la Sirène.

« Maintenant, je puis t’emmener. À jamais, beau chevalier, tu m’appartiens ! »

Le lendemain, lorsque resta vide la place du fiancé, tous comprirent que, pas plus que les cinq disparus, celui-là ne reviendrait parmi les hommes.

À son tour, celle qui resterait inconsolable s’en alla errer au bord de la mer, appelant la Sirène et la suppliant de lui rendre son ami… Au loin, un strident éclat de rire lui répondit.

Plusieurs nuits, elle erra ainsi sur la rive solitaire, puis un soir, aux premiers rayons de lune, voyant arriver vers elle la vague qui, venant du fond de l’abîme, s’avance plus que ses compagnes et sournoisement vous enlève soudain, vers elle étendit ses bras :

« Vague verte, vague argentée, mène-moi vers mon fiancé ! »

Docile, la vague, accourant, l’emporta les yeux fermés.

Lorsqu’elle les rouvrit, son vœu était exaucé. Dans une grotte spacieuse à demi-éclairée par une ouverture où, de bien haut, apparaissait un coin du ciel, la Sirène, à demi-étendue sur un trône de corail rose, recevait l’hommage de ses admirateurs. Sur ses épaules était jeté le manteau d’or, rendant invisible sa queue de poisson. Moqueur, son regard se fixa sur la Belle, mais pas un chevalier ne détourna la tête. Vers son fiancé, elle fit quelques pas, les mains jointes ; un moment, il fixa sur elle son regard, puis le détourna comme d’une inconnue. Alors, de nouveau, elle entendit le rire strident qui lui avait glacé le cœur, la voix douce et traîtresse.

« Insensée ! que viens-tu faire ici ? Prétendrais-tu m’enlever celui qui s’est donné à moi corps et âme ? Entre toi et moi, il a choisi. »

Du geste, elle lui indiquait un coin reculé de la grotte ; tremblante, elle s’y laissa tomber sur un lit de goémons.

Ainsi passèrent les jours. Souvent, la Sirène disparaissait ; au loin on entendait le chant qui menait à leur perte barques et navires. À son retour, encore elle s’essayait à ses chants d’amour et de mort, plus tristes que la mort même, mais que tous écoutaient avidement, ou bien, gracieusement, élevant ses bras au-dessus de se tête, elle ondulait, dressée autant qu’elle le pouvait sur sa queue invisible. Et pas un encore ne détournait d’elle ses yeux, tandis que la Belle se sentait mourir de tristesse et de désespoir. Mais, tout près d’elle, voici qu’elle entendit une voix, celle du Dauphin qui cherchait à la consoler.

« Petite sœur, disait-il, ne te laisse pas ainsi périr de chagrin. Pourquoi ne pas, toi aussi, faire entendre ta douce voix ? Bien souvent, je me suis approché du rivage pour t’écouter. Souvent, de ton balcon, tu as souri à mes ébats joyeux. Bien souvent, je me suis approché du rivage pour t’écouter. Chante donc à ton tour ; mais si plutôt tu le désires, avec confiance monte sur moi, je te reconduirai à ton bon père. »

Mais, tristement, la Belle secoua sa tête, semblable maintenant à celle d’un jeune et charmant page.

« Je ne partirai pas seule, » dit-elle.

Comprenant que le Dauphin avait raison, un rayon d’espoir la pénétra, l’animant d’une force inconnue. Pour reconquérir son ami, elle lutterait jusqu’à la mort. Au moment donc où la Sirène s’apprêtait à chanter, elle s’arrêta devant elle, la défiant du regard.

Celle-ci la comprit et, ne doutant pas de sa victoire, fit entendre son rire moqueur.

« Aurais-tu donc, petite sotte, la prétention de te mesurer avec la Sirène ? Alors, chante, chante, puisque tu le désires tellement ! »

Et la Belle chanta les vieux chants appris des Bardes et aussi ceux qui charmaient les hôtes de son père.

D’abord insensibles à son chant, les chevaliers peu à peu fixent les yeux sur elle ; enfin, dans un murmure, elle entend leurs voix. Celui qui semblait le plus âgé parla comme en rêve :

« J’avais un cheval noir, dit-il. Par lui, j’étais emporté comme sur les ailes du vent… À ma voix, il accourait. Sans crainte, il franchissait les barrières et l’obstacle.

– Mon père avait un beau navire, dit le second. Ses voiles blanches se gonflaient au vent. Comme un albatros, il volait sur la mer.

– J’aimais à chasser dans la forêt profonde, dit celui qui se tenait près de lui. Mais, au retour, j’aimais à entendre le barde chanter des chants de guerre et d’amour. »

Et celui dont les longs cheveux flottaient murmura :

« Au soir, dans les jardins de mon père, j’ai marché aux côtés d’une jeune fille. Elle était belle. Dans ses cheveux noirs, j’ai mis une rose. »

Mais le cinquième, qui semblait encore un enfant, soupira :

« Dans la demeure de mes pères, tout en haut de la plus haute tour, ma mère est assise, et m’attend. »

Alors, dans le silence revenu, légère comme la plume envolée de l’aile d’un oiseau, la Belle dansa. Elle dansa si bien que, pour la voir de plus près, la vague vint mourir à ses pieds, et que les violettes poussées dans le creux des hauts rochers, tout près du ciel, se laissèrent tomber, pâmées, autour d’elle.

Puis ce fut une danse du pays de Bretagne ; mais il lui manquait un vis-à-vis. Et comme il l’avait fait bien souvent au château de son père, en face d’elle, comme malgré lui, le plus jeune vint se placer. Il n’y resta, du reste, point longtemps. Éveillé de sa léthargie, le Chevalier aux yeux d’acier durement le prit par le bras et l’écarta, reprenant auprès de sa fiancée la place qu’il n’aurait jamais dû quitter. Plus forte que la mort, la vie avait triomphé.

Immobile, semblable à une belle statue de marbre, la Sirène souriait. Tandis que, joyeusement, le Dauphin s’ébattait, ses yeux s’arrêtèrent sur lui.

« Fille de la terre, dit-elle, tu as bien chanté et mérites une récompense : que le Dauphin vous emmène donc tous deux, je vous rends votre liberté. »

Heureux, les deux fiancés s’empressent, alors que, toujours souriante, la Sirène regarde dans le ciel un point noir qui s’approche. C’est le goéland, compagnon de la tempête qui, le séparant de son fardeau, forcerait le Dauphin à chercher un abri au fond des mers et entraînerait les fiancés à l’abîme. Pourtant, avant que la tempête hurlante l’eût atteint, (qui donc en chemin l’avait arrêtée ?) le Dauphin était parvenu à son but.
 

*

 

Dans la grotte où se tiennent le Congre, sage conseiller, la Pieuvre et les monstres que le pêcheur ignore, la Sirène berce les Chevaliers de ses chants les plus doux, semblables à ces fleurs merveilleuses dont le parfum verse la mort. Mais il semble que le charme soit rompu. À l’appel d’une autre voix, voix inconnue et lointaine, tous ont tressailli et prêtent l’oreille. Et lorsque le bras nu de la chanteuse maudite vient le frôler, le plus jeune hume l’air, comme incommodé par l’odeur du poisson. Les yeux de celle à qui est adressée cette mortelle injure lancent des éclairs :

« Pieuvre, dit-elle tout bas, grinçant des dents, prends-les tous, je te les donne. Étouffe-les, broie-les et les dévore… Fais-les souffrir, venge-moi ! »

Mais, tout près d’elle, souffle doucement le Congre :

« Prends garde ! Dis à la vague de les rejeter au rivage comme d’immondes débris, mais ne leur ôte pas la vie.

Ne sais-tu pas qu’ils sont protégés par celui qui se tient là-haut sur la falaise ? Celui-là, Sirène, est plus fort que toi ! »

Ainsi fut fait. Lorsque la lame les rejeta à demi-morts sur le rivage, les Chevaliers, se tenant par la main, hésitent un moment, sauf le plus jeune qui, ayant aperçu le toit de sa demeure, s’enfuit en courant ; les autres prêtent l’oreille au chant lointain que leur apporte la brise. Plus doux, plus mélodieux que jamais, s’élève le chant de la Sirène qui semble les supplier, maintenant, de ne pas l’abandonner.

Alors se fait entendre un autre appel, plus pressant, plus impérieux aussi, celui « de la cloche qui n’a pas encore sonné. » C’est à lui qu’ils obéissent, tandis que se meurt le chant désespéré et, attirés comme par un aimant, ils gravissent la falaise.

Beaucoup d’autres feront comme eux, car c’est pour tous que sonne la cloche de Pâques.

Riches comme pauvres, elle appelle ; c’est pourquoi tous viennent vers elle, tous les fils de Bretagne avec leurs compagnes et leurs enfants.
 
 

 

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(J. Landais, in Le Nouvelliste, quotidien régional catholique, vingt-septième année, n° 89, dimanche 31 mars 1929 ; Alexandre Séon, « La Sirène, » huile sur toile, 1896)