Singulière destinée, en effet, que celle de ce savant qui touche, par ses expériences, aux bornes de l’irréel, sans jamais réaliser un instant complètement le rêve entrevu, et qui meurt en le poursuivant.
Durant mon absence de Pontargis, Bouvancourt avait changé de bonne. La nouvelle servante eut beau m’affirmer que son maître était sorti, elle me trompa d’autant moins que j’entendais la voix de mon ami claironner dans le laboratoire, au fond du corridor. Je pris le parti de crier :
« Bouvancourt ! Eh ! Bouvancourt ! C’est moi : Sambreuil ! Puis-je entrer, malgré la consigne ?
– Ah ! mon bon docteur ! Quelle joie de se retrouver ! répondit le savant, à la cantonade. Je n’ai jamais éprouvé un tel désir de vous serrer les mains, Sambreuil ; mais, voyez le contretemps ! je suis enfermé là dedans pour une demi-heure ! Il m’est impossible d’ouvrir maintenant… Gagnez donc, je vous prie, mon cabinet de travail, en passant par le salon ; nous pourrons causer à travers la porte, comme ici, et vous y serez plus décemment qu’au vestibule. »
Je connaissais de longue date les aîtres du petit appartement. L’habitation m’était chère, à cause de l’habitant ; et, comme le salon Louis XV était le lieu ordinaire de nos entretiens, je pris plaisir à le revoir un instant, bien que le meuble en fût singulièrement prétentieux dans sa banalité. Bouvancourt, en effet, se croyait avant tout – et bien à tort – un maître décorateur ; il employait ses moments de loisir à clouer, scier, draper ; et le plus mince titre de gloire du grand physicien n’était pas, à ses yeux, d’avoir dessiné et fait exécuter ces sièges et ces consoles « pour compléter une paire de chenets authentiques » !
Je saluai donc d’un coup d’œil affectueux l’horrible mobilier de style, ses bois sculptés à l’emporte-pièce, sa tapisserie captieuse, qui feignait cyniquement d’être de l’Aubusson ; et l’idée ne me vint même pas d’en être choqué, tant cette laideur m’était devenue familière.
Mais la ridicule prétention de Bouvancourt se rappela vivement à mon esprit, quand je fus dans son cabinet de travail. Il y avait apporté l’embellissement le plus effroyable. Pour agrandir la chambre au moyen d’un trompe-l’œil, il avait appliqué une haute glace contre le mur séparant le cabinet et le salon Louis XV. C’était un simulacre de porte, qui faisait pendant à la porte véritable ; c’était un mirage de sortie, une réminiscence des attrape-nigauds que l’on rencontre au musée Grévin. Le grand miroir s’appuyait à même le tapis, et, afin de mieux duper la vue, il était encadré par des rideaux de peluche grenat, pareils à ceux des fenêtres et des autres portières. Ah ! ces rideaux ! Je connus sans effort quelle main les avait triturés en choux, gonflés en bouillons, précipités en torrents ; quel infernal tapissier les avait ligotés de ces torsades à glands ! Et je restai muet en face du terrible lambrequin, où les cordelières s’entortillaient à l’étoffe en des étreintes d’une ingéniosité féroce.
« Eh bien, docteur ! fit la porte du laboratoire avec la voix assourdie de Bouvancourt. Eh bien, vous n’arrivez pas ?
– Si. Mais j’admirais votre sens de la décoration… Vous avez là une glace… magnifique.
– N’est-ce pas ? Comment trouvez-vous le drapage ? C’est mon œuvre, vous savez. Le cabinet paraît énorme, hein ? Il a du chic, à présent. N’est-ce pas qu’il a du chic, mon cabinet ? »
*
À la vérité, cette salle ne manquait pas de « chic, » non, certes, à cause des objets destinés à lui en fournir, mais pour cette raison qu’elle servait d’annexe au laboratoire contigu et recelait, en désordre, une foule de machines étonnantes, de toute grandeur, de toute forme, de toute matière, pour la pratique et la démonstration. Deux fenêtres, l’une donnant sur le boulevard et l’autre sur la rue, éclairaient cette pièce de coin et parsemaient l’ébonite, le verre ou le cuivre, de lueurs, de clartés ou de feux. On voyait ainsi reluire, plus ou moins, plateaux, disques et cylindres. Sur le bureau s’amoncelaient des manuscrits, comme jetés là dans une fièvre géniale et glorieuse. L’algèbre d’un problème blanchissait le tableau noir. La Science exhalait son arôme chimique. Je m’exclamai en toute sincérité :
« Oui, Bouvancourt, oui, mon vieux : il a du chic, votre cabinet !
– Excusez-moi de vous recevoir ainsi, reprit-il. C’est aujourd’hui samedi ; mon préparateur…
– Toujours Félix ?
– Oui, parbleu !
– Salut, Félix !
– Bonjour, monsieur Sambreuil.
– Mon préparateur, poursuivit Bouvancourt, m’a demandé à sortir de bonne heure. Il a congé demain, et je ne tiens pas à différer cette expérience.
– Elle est donc bien intéressante ?
– Capitale, mon cher. C’est la dernière de toute une série ; elle doit aboutir à la conclusion… Je vais sans doute faire une assez jolie découverte…
– Laquelle ?
– La libre pénétration, par la lumière obscure, de substances que les rayons de Rœntgen traversent encore difficilement : le verre, les os et d’autres… Nous sommes dans les ténèbres. Je vais essayer une photographie. Permettez-moi de garder le silence pendant quelques minutes ; ça ne sera pas long… Allez-y, Félix ! »
J’entendis alors ce ronflement de mouches que bourdonnent les bobines d’induction. Il y en avait plusieurs en activité ; les trembleurs, selon le serrage, imitaient le vol sonore de l’abeille ou celui du frelon, et leur essaim chantait un accord passablement cacophonique.
Cette pédale interminable, ronflant parmi le calme d’une ville de province, engendrait le sommeil ; et je me serais probablement assoupi, sans les tramways, dont le passage, au long du boulevard, emplissait d’un fracas périodique ce premier étage. Leurs fils électriques côtoyaient la maison au niveau des fenêtres ; même, entre celle du laboratoire et celle du cabinet, une potence, adaptée à la façade, soutenait les câbles. Les trolleys, au contact de la suture, y produisaient à chaque fois une étincelle. Mon attente désœuvrée s’en amusa.
Cependant, les bobines continuaient leur parodie de ruche.
Plusieurs hampes de trolley se succédèrent en ferraillant. Je les comptais, par une manie de tout dénombrer.
« Est-ce bientôt fini, Bouvancourt ? »
Félix me renseigna vaguement :
« Un peu de patience, monsieur Sambreuil.
– Ça marche ?
– À merveille. Nous touchons au but. »
Ces mots me donnèrent une furieuse envie d’être de l’autre côté de la porte, afin de voir la chose nouvelle se passer pour la première fois et contempler l’inventeur au moment de l’invention. Bouvancourt, par ses trouvailles, avait inscrit déjà plusieurs dates au calendrier de la Renommée. Une horloge sonna. Je frissonnai. L’heure était historique.
« Mais, Félix, me lamentai-je, est-ce qu’on ne peut pas entrer, maintenant ? Je me morfonds… Voilà le vingtième tramway qui passe, mon garçon, et… »
Je n’en dis pas davantage. En touchant la suture, le vingtième trolley fit jaillir un éclair aussi crépitant, aussi aveuglant que la foudre du ciel. Puis, simultanément, derrière la porte du laboratoire éclatèrent une suite de détonations et le chapelet des principaux blasphèmes anodins :
Pouf !
« Nom d’un tonnerre !… »
Pif !
« Saperlipopette ! »
Paf !
« Mille millions de bottes !… »
Et cætera. Bouvancourt avait la colère banale, mais non sacrilège. Quand la pétarade eut cessé, il s’écria :
« Tout à recommencer !… Quel désastre !… Mon pauvre Félix, en voilà une mésaventure !…
– Qu’y a-t-il donc ? fis-je.
– Il y a que mes ampoules de Crookes ont sauté, parbleu ! Voilà ce qu’il y a ! Ça n’est pas difficile à deviner ! »
Prudemment, je me tus. Quelques secondes plus tard, je pus entendre Félix ouvrir la porte du couloir et s’en aller. Enfin, Bouvancourt se montra.
« Ho ! lui dis-je. Qu’avez-vous fait ?… Dans quel état vous êtes ! »
Dès l’abord, son aspect m’avait interloqué. La cause de ma surprise se précisa peu à peu. Le physicien avait l’air entouré d’un brouillard très mince ; une sorte de teinte violette, analogue, pour l’œil, à de la moisissure, l’enveloppait tout entier de sa couche vaporeuse et transparente. Une forte odeur d’ozone se répandit.
Bouvancourt ne s’en émut pas.
« Tiens ! fit-il simplement. Très curieux en effet. C’est, à coup sûr, une trace de la maudite expérience. Cela s’en ira progressivement. »
Il me tendait la main. Le halo coloré qui la gantait de mauve était impalpable, mais je fus étonné de sentir cette main extrêmement flasque. Tout à coup, le savant la retira brusquement des miennes et s’étreignit la poitrine, sous l’empire évident d’une palpitation.
« Vous n’allez pas bien, mon cher ; il faudrait vous reposer. Si je vous examinais ?
– Allons, allons, pas d’enfantillages, docteur ! Cela est passager. Dans une heure il n y paraîtra plus, je l’atteste. Et puis, au diable les déconvenues, puisque vous voilà de retour ! Parlons d’autre chose, s’il vous plaît. Que dites-vous de cette nouveauté ?… Est-ce du beau travail, ce lambrequin ? Et la glace ! Du Saint-Gobain, mon vieux !… »
Et, tandis que le violon d’Ingres pleurnichait dans mon souvenir, il m’amena devant son chef-d’œuvre.
Mais, soudain, la stupeur nous immobilisa ; puis, nous nous regardâmes l’un et l’autre avec un air interrogateur, sans oser parler. Enfin, Bouvancourt me demanda d’une voix tremblante :
« Pas de doute, n’est-ce pas ? Vous voyez comme moi ?… Il n’y a rien ici ?…
– Parfaitement, balbutiai-je. Rien… Rien du tout… »
*
Là, en effet, commence le miracle. Je ne sais au juste lequel de nous s’en aperçut le premier. Le fait certain est que nous étions deux en face du miroir et que mon image s’y reflétait seule. Bouvancourt avait perdu la sienne.
À la place qu’elle aurait dû occuper, s’apercevaient le reflet très distinct de la table et celui, plus lointain, du tableau noir.
J’étais ahuri. Bouvancourt se mit à jeter des cris d’allégresse. Peu à peu, il se calma.
« Eh bien, mon vieux ! dit-il, voilà, je crois, une découverte de première grandeur… et sur laquelle je ne comptais guère ! Oh ! que c’est beau, mon ami ! Il n’y a rien là ! Que c’est beau ! Mon cher petit docteur !… Au reste, j’avoue n’y rien comprendre… La cause m’échappe…
– Votre auréole mauve… insinuai-je.
– Chut ! fit Bouvancourt. Taisez-vous. »
Il s’était assis devant la glace, vide de son effigie, et argumentait, sans cesser pour cela de rire et de gesticuler.
« Voyez-vous, docteur, je comprends à demi. Pour des motifs que je ne vous confierai pas, de peur d’être vertement réprimandé, je suis imprégné d’un certain fluide (dont, au surplus, j’étais loin de soupçonner la ténacité). J’en suis même sursaturé, vraisemblablement ; car ce nimbe me paraît un excès du fluide, surabondant à l’intérieur de moi-même et qui déborde. Nous venons de découvrir à ce… gaz – cette lumière, si vous préférez – un pouvoir inopiné. Je ne lui prêtais que la faculté de traverser les substances déjà perméables aux rayons ultra-violets : la chair, le bois, etc., plus les os et le verre. Certainement, on discerne des rapports confus entre la propriété que je lui supposais et cette qualité imprévue qui vient de se manifester… Tout de même, je ne m’explique pas… Les rayons X, il est vrai, sont irréflexibles, mais…
– L’optique n’a pas encore dévoilé le secret de la réflexion, n’est-ce pas ? demandai-je.
– Non. Dans la réflexion, l’optique étudie un ensemble de résultats dont la cause est mal connue. Elle constate des faits, sans savoir exactement la nature de leur source ; énonce les règles suivant lesquelles ils se produisent d’habitude ; et ces règles, elle les nomme des « lois, » parce que, jusqu’à ce jour, rien n’est venu les démentir. La lumière, agent des phénomènes optiques, est un mystère. Or, ce mystère est d’autant plus difficile à démêler que la moitié de ses manifestations – pressenties et travaillées depuis quelques années – ne sont pas directement perceptibles, étant non seulement, comme les autres, impalpables et silencieuses, inodores et sans goût, mais encore froides et obscures. Oui, il n’y a pas dix ans, on s’imaginait que la lumière était renvoyée par les objets, plus ou moins totalement, mais qu’elle ne pénétrait jamais rien. Quelle magie ! s’écria Bouvancourt, tous ces corps transpercés ! »
Et, de l’index recourbé, il frappait l’acajou de son fauteuil.
Alors, pris d’une idée subite, il s’approcha de la glace et la heurta de la même façon. Mais – ceci m’arracha une exclamation effarée – son doigt perfora le cristal aussi aisément que la surface d’une onde paisible. Du point crevé, des cercles naquirent et irradièrent, un par un, et leurs rides concentriques troublèrent, en se propageant, la limpidité de ce lac vertical.
Bouvancourt tressaillit et me regarda. Puis, d’un pas résolu, marchant sur le miroir, il s’y enfonça tout entier, avec un léger bruit de papier froissé. Un remous fit danser la déformation des images. Quand il se fut apaisé, je vis l’homme violet de l’autre côté de la glace. Il me toisait et riait sans bruit, confortablement installé dans le reflet du fauteuil.
Sous mon doigt, le produit de Saint-Gobain sonna, impassible et rigide.
*
Au milieu du cabinet réfléchi, Bouvancourt agita les lèvres. Mais nulle parole ne me parvint. Alors, il passa la tête à travers la cloison bizarre qui nous séparait, bouleversant ainsi de nouveau la vision.
« Quel drôle de lieu ! me dit-il. Je n’y entends pas ma propre voix…
– Je ne l’ai pas distinguée non plus. Mais ne pourriez-vous choisir un autre moyen de communiquer ? Vos immersions et vos émersions m’empêchent de voir, pendant quelque temps.
– Elles me l’interdisent aussi : je vous aperçois dans le cabinet comme vous me voyez dans son reflet, avec cette différence que, moi, je suis en compagnie de votre image. »
Sa tête replongea dans le monde extraordinaire. Il s’y promena sans gêne apparente, toucha des objets, les palpa. Comme il déplaçait un flacon sur une étagère, un tintement me fit tourner les yeux vers la chambre véritable, et je vis le vrai flocon se promener en l’air, un instant, et se reposer de lui-même sur l’étagère. Bouvancourt provoqua ainsi, dans le cabinet réel, plusieurs mouvements symétriques de ceux qu’il imprimait dans le cabinet apparent. Quand il passait près de mon sosie, il prenait soin de le contourner. Une fois, à dessein, il le poussa légèrement, et je me sentis écarté par un invisible personnage.
Après quelques pratiques de ce genre, Bouvancourt s’arrêta près du tableau noir reflété. Il sembla chercher quelque chose à sa droite, se frappa le front, et découvrit, à sa gauche, l’éponge. Puis, ayant effacé les équations et les formules, il traça, d’une craie alerte, ses impressions. Il écrivait en gros caractères, afin que je pusse les lire facilement du seuil de cette chambre mirée qui m’était interdite. Souvent, il quittait l’ardoise, hasardait une exploration, vérifiait tel doute, éprouvait telle conjecture, puis se remettait à écrire le résultat de l’expérience. Alors, derrière moi, la craie réelle, avec un bruit de télégraphe, martelait l’ardoise véritable, y déroulant de droite à gauche, en lettres inversées, un grimoire indéchiffrable.
Bouvancourt nota le compte rendu suivant. Je le copiai sur mon carnet, car la dimension des bulletins couvrait vite le tableau et nécessitait de fréquente effaçages.
Je suis dans un pays singulier. On y respire sans peine. Où peut-il être situé ? Nous y méditerons plus tard. Maintenant, il convient d’observer.
Tous ces doubles de la réalité sont flasques au suprême degré, inconsistants presque.
La pièce où je me trouve se termine subitement où finit le champ visuel du miroir. De mon côté, le mur contre lequel s’appuie la glace est un peu ténébreux, percé d’un rectangle de jour… un pan ténébreux et imperméable… Cela est angoissant à regarder… plus encore à toucher. Cela n’est ni rugueux, ni dur, ni chaud, mais impénétrable, simplement ; je ne sais comment l’exprimer.
Si j’ouvre la fenêtre, la même nuit opaque s’étend de chaque côté du paysage réfléchi. C’est elle aussi qui constitue le revers non reflété des images et le dos de votre copie, docteur ! Votre fantôme est divisé en deux zones : celle qui regarde la glace est semblable à l’une de vos moitiés, l’autre est une silhouette composée de cette obscurité effrayante. La ligne qui les partage est fort précise, et, quand vous pivotez sur vous-même, cette ligne reste immobile, comme si, la nuit, devant un foyer lumineux, vous tourniez, toujours mi-clair et mi-sombre.
L’ammoniaque ne sent rien.
Les liquides n’ont plus de saveur.
La machine de Ramsden décoche, vers la bouteille de Leyde, des apparences d’étincelles, sans énergie.
Nous en étions là de notre correspondance, lorsque je voulus transmettre à Bouvancourt mes incertitudes de ce qui se passerait dans des miroirs inclinés, ou plafonnants, ou bien encore placés à terre, et mon avis que des épreuves sur la pesanteur s’imposaient dans ces diverses conjonctures et même dans le cas présent. À cette fin, je m’en fus éponger l’ardoise. Cela prit quelques secondes. Je commençais à rédiger ma proposition, quand la craie sauta violemment de ma main, et, en majuscules malhabiles, tremblées, de gauche à droite, normalement, – indice que le savant écrivait, lui, à rebours et voulait à toute force être compris sans retard, – elle traça : AU SECOURS ! En même temps, une forme se dessina près de moi, humaine et brumeuse, tenant le crayon blanc.
Je courus au miroir. Bouvancourt s’y précipitait à ma rencontre. Son front saignait. Il heurta la glace, de tout son élan, à la briser. Un bloc de granit n’aurait pas mieux résisté. Elle était redevenue impénétrable et d’une incompréhensible solidité à l’égard des puissances retenues dans son au-delà. La tête du savant se rougit d’une autre blessure ; et je compris que, pendant ma brève absence, il avait déjà tenté de s’évader. Le nimbe mauve s’était dissipé, et le malheureux, abandonné par le fluide, – sans doute vital, en cette atmosphère inconnue, – donnait des signes croissants d’asphyxie.
À plusieurs reprises, il chargea et vint se cogner et se meurtrir à l’inflexible séparation. Mais le plus épouvantable, ce fut de voir son image reparaître graduellement de mon côté, devenir un second Bouvancourt sanglant, affolé, monstrueux avec sa moitié de ténèbres, et de voir ces deux forcenés, tordant, face à face et en silence, une bouche de rugissements et d’appels, se jeter constamment mains à mains, front à front, sang à sang, s’entrechoquer et se frapper l’un l’autre, du même geste sauvage et des mêmes coups impuissants.
J’essayai – dans quel but ? par quelle intuition ? – d’entraîner le reflet au laboratoire. Mais, parvenu à la limite du champ visuel de la glace, l’être inconsistant s’y buta, de même qu’à l’obstacle le plus inébranlable. Cette frontière coupait en oblique la porte grande ouverte et la murait plus solidement qu’un rempart de mœllons, pour le spectre du savant. Je le tirai, je le poussai de toute ma vigueur contre cette clôture immatérielle qui se dérobait à ma perception, sans réussir à la lui faire traverser. Il dépendait intimement du vrai corps de Bouvancourt, et celui-là, je l’avais oublié, était prisonnier de la région fabuleuse.
Cependant, il fallait agir. Le reflet haletait dans mes bras. Que faire ?… Je l’étendis sur le tapis. Et, là-bas, au fond du miroir, Bouvancourt se coucha spontanément, rouge et les yeux fermés.
Je pris une décision. Il y avait, à la cheminée du salon, ces lourds chenets du XVIIIe siècle. J’allai chercher l’un d’eux.
Du premier coup, la glace s’étoila largement. Elle fut bientôt en miettes. La muraille apparut, et le chenet en érafla la pierre épaisse. Je me retournai : le reflet de Bouvancourt n’était plus là.
Alors, un cri de femme retentit dans le salon. J’y trouvai la bonne, attirée par le vacarme.
« Eh bien ? quoi ? » lui dis-je en entrant.
À ma profonde stupéfaction, elle me désigna son maître inanimé, gisant sur le parquet. Le pied d’une console, demeurée à sa place, lui traversait la cuisse.
Je déclare ici que, la minute d’avant, lorsque j’y pénétrai pour me saisir du chenet, cette chambre était absolument déserte.
Le physicien vivait, et reprit connaissance après quelques tractions rythmées de la langue et quelques manœuvres de respiration artificielle. Mais il me fallut desceller la console et tirer de tous mes muscles sur le morceau de bois, avant de réussir à l’extirper. Son extraction laissa une plaie singulièrement nette, perçant la chair de part en part et frôlant le fémur, une plaie qui, à vrai dire, méritait mal ce nom : c’était plutôt un trou, dont les bords ne portaient nul vestige de contusion. Le pied de la console n’avait donc pas été enfoncé dans la cuisse. (D’ailleurs, le scellement l’immobilisait.) On eût dit – et c’est là peut-être la vérité – que le membre s’était reformé autour de la colonnette, l’enserrant comme d’un moulage.
Mais je n’avais pas le temps de m’appesantir sur ces remarques : l’état de Bouvancourt exigeait tous mes soins.
Pourtant, ce n’est pas de sa blessure à la jambe qu’il manqua trépasser, mais d’ulcères qui le couvrirent, et aussi d’étranges brûlures internes, dont peut-être il n’a jamais guéri. Il me fit la plus belle dermite que j’aie jamais traitée, accompagnée de chute de cheveux et d’une maladie des ongles, bref – cela est notoire –tous accidents consécutifs à un bain prolongé de lumière obscure, et que j’ai observés maintes fois chez des patients radiographiés, avant l’emploi des instantanés. Aussi bien Bouvancourt m’avoua-t-il sa tentative de photographier un candélabre en fer à travers son propre individu doublé d’un panneau de vitre : expérience avortée comme je l’ai narrée et qui fut l’origine de cette aventure. « J’avais, me dit-il, composé le métal de mes électrodes en mêlant du radium au platine. » Il m’en parlait continuellement dans son lit, avec des jurons innocents contre ce mal qui le tenait éloigné de ses manipulations et, par suite, de la solution de l’énigme.
Pour le calmer, je l’entretenais de ces remarques que j’avais faites, lui montrant la nécessité de réunir toutes nos certitudes, afin d’échafauder sur elles de logiques suppositions qui nous permettraient de travailler plus congrument. Je me livrai même à une enquête sur les lieux, dans l’espoir que leur examen renforcerait nos documents de nouvelles constatations. Je n’en fis qu’une seule : la console du salon était scellée, – par rapport au plan de la glace détruite, – à l’endroit symétrique de celui où j’avais déposé, dans le cabinet, l’image de Bouvancourt.
J’en fis part au savant.
« Connaissez-vous, me dit-il, ce truc nommé par les fabricants de lanternes magiques « vues fondantes » ?
– Oui, répondis-je. Il sert à remplacer, sur l’écran, une projection par une autre. Cela s’obtient avec deux projecteurs : on obture lentement le premier, tandis que l’on débouche le second.
– Il y a donc, si je ne m’abuse, continua le physicien, un instant où les deux photographies sont visibles ensemble sur la toile et viennent y mêler leurs sujets différents : les mâts d’un navire surgissant, par exemple, au milieu d’un groupe sympathique…
– Eh bien ? dis-je, quel rapport ?…
– Imaginez, reprit le savant, que la première vue projetée soit mon portrait, et que la seconde représente une console Louis XV… Il me semble que cela donne assez bien l’idée de mon aventure au moment où vous avez brisé la glace… surtout si l’on a photographié la console dans mon salon et votre serviteur dans son cabinet…
– Cela n’explique rien !
– En effet. Pourtant, d’autre part, tout ce qui nous est arrivé tend, malgré la raison, à justifier le sens de la vue, lequel porte à croire qu’un espace s’enfonce derrière les miroirs…
– Mais, répliquai-je, où voulez-vous qu’il se loge, votre espace… comment dire ?… votre espace temporaire ? Dans le cas présent, le cabinet reflété aurait occupé la place du salon !…
– C’est cela, c’est bien cela, fit le professeur.
– Mais enfin, Bouvancourt, le salon est le salon ! Deux choses au même point, en même temps, c’est fou !
– Hem ! reprit-il avec une grimace. Fou !… D’abord, il y a les vues fondantes… Ensuite, nous ne vivons que dans l’espace et dans le temps, et nous ne les connaissons pas. L’immensité, l’éternité, sont inconcevables. Prétendez-vous savoir en détail la partie d’un tout que vous ignorez ? Êtes-vous certain que deux choses peuvent exister en même temps ? Êtes-vous sûr qu’elles ne peuvent pas exister au même endroit, simultanément ?… Après tout, lança-t-il d’un ton moqueur, le lieu de mon corps est, à la fois, celui d’un malade et celui d’un électeur de même volume, sans compter les autres personnes… »
Je fus soulagé de voir clairement qu’il plaisantait, et la conversation tourna. D’ailleurs, les expériences pouvaient seules nous édifier sur cet événement si extraordinaire que, parfois, je doutais qu’il se fût déroulé comme j’avais cru l’observer.
*
À peine convalescent, pâle et boiteux, Bouvancourt entreprit ses recherches. Redoutant les indiscrétions, il congédia Félix, que je remplaçai tant bien que mal, et se mit à l’ouvrage.
Disons-le tout de suite : jamais l’espace temporaire, – comme nous l’appelions désormais par opposition à l’espace permanent, – ne se rouvrit. Les cochons d’Inde que notre prudence utilisait moururent d’affections variées ; les uns glabres, les autres rongés d’ulcérations, quelques-uns sans griffes, plusieurs en des crises d’une sorte inconnue ; trois furent foudroyés, quand, après bien des déceptions, Bouvancourt voulut reproduire facticement l’éclair du trolley ; l’un fut assommé par le savant qui, rageur, s’obstinait à l’introduire de force dans une glace. Mais aucun n’alla trottiner dans le monde des reflets. Rien ne put engendrer sur eux la fameuse transparence violette. J’abandonnai la partie. Bouvancourt la continua.
« Vous avez tort, me dit-il. J’ai mon idée… Il n’y a pas que les miroirs de verre… Il y a d’autres substances douées du pouvoir réflecteur et plus perméables… »
Pauvre vieux Bouvancourt ! Avec quel acharnement il a poursuivi sa chimère ! Que de fatigues et de témérités ! Je lui avais prescrit, sous peine de mort, un régime sévère. Loin de le suivre, il s’exposa constamment aux influences terribles qui avaient déjà failli le tuer. Chaque jour, j’ai vu son teint jaunir et sa tête chauve se courber davantage. Les accidents pathologiques reparurent ; il devint hideux et le savait. Voici peu de temps, il me dit que, le jour de sa découverte, il serait peut-être moins joyeux du triomphe que de n’avoir plus à se pencher sur des miroirs. « Mais, patience ! ajouta-t-il. Encore une ou deux semaines, et l’Académie des sciences apprendra du nouveau ! »
Hier, à l’aube, un batelier du canal aperçut des appareils insolites sur le chemin de halage. Transportés au poste de police, ils furent reconnus, par un commissaire sagace, pour des instruments de chimie. On se rendit chez Bouvancourt, afin d’obtenir de lui des renseignements plus complets. Là, on apprit qu’il avait disparu depuis la veille au soir.
C’est lui qu’on a repêché… « Il y a d’autres substances plus perméables que le verre et douées du pouvoir réflecteur… »
Certaines gens disent qu’il s’est noyé après s’être électrocuté, par surcroît de précaution. Certaines autres ajoutent finement que sa bonne n’est peut-être pas étrangère à tout cela.
Il s’est suicidé, imprime l’Écho de Pontargis, souffrant d’une maladie incurable, occasionnée par ses études périlleuses.
Quelqu’un m’a dit dans un charmant sourire : « Eh ! eh ! la lumière froide lui a brûlé la cervelle ! »
Moi seul, je connais la vérité.
Je vois Bouvancourt au bord du canal nocturne. Il pousse dans le bichromate les zincs de la pile. Aussitôt, la bobine de Ruhmkorff bourdonne son vol d’abeille ou de frelon ; l’ampoule devient phosphorescente. Le savant se croit imprégné de clarté mystérieuse. Il regarde, aux profondeurs liquides, l’image renversée de la campagne en repos, toute neigeuse de lune… Il regarde cet espace temporaire où le fluide incorporé doit l’autoriser à descendre dans un clair de lune encore plus léger, une campagne encore moins bruyante…
Et il descend, ignorant quelles lois de pesanteur gouvernent cet univers, – au risque de s’abîmer dans le gouffre du firmament, ouvert à ses pieds…
Et il descend… Mais il ne trouve que l’espace permanent, c’est-à dire, en l’occurrence : l’eau, l’eau pesante où l’homme ne sait pas vivre.
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(Maurice Renard, « Les Contes d’action, » in Dimanche-illustré, troisième année, n° 135, dimanche 27 septembre 1925 ; nouvelle reprise du recueil Le Voyage immobile, suivi d’autres histoires singulières, Paris : Mercure de France, 1909)