« Le monde réel ? s’écria Luc Berthoud. À quoi distinguez-vous certaines réalités de l’illusion ? Qui vous dit que mainte vérité, aujourd’hui considérée comme absolue, n’est pas aussi fictive que l’astronomie de Ptolémée ? Je ne nie pas la science, – je crois même que rien ne lui est absolument inaccessible, – mais n’est-ce pas encore elle qui est la plus grande fabricatrice de mystères ? Pour moi, j’ai été mêlé à quelques événements si noyés d’inconnu, qu’un authentique miracle m’étonnerait médiocrement.
 

*

 

Il y a vingt ans, je m’étais épris d’une jeune fille qui habitait le château des Vernes, de l’autre côté de la colline où je demeurais avec ma mère. Quoique je fusse encore à quelques printemps de ma majorité, cet amour était profond. En fait, c’est le seul amour de ma vie. Hiver comme été, j’attendais le passage de Maximilienne F… sur la route, près d’une source qu’ombrageait un immense tilleul, du temps de Louis XV. Elle y passait par tous les temps, à pied, à cheval, ou en voiture, et s’y arrêtait quelquefois pour boire. Elle buvait comme une déesse, se mirant dans l’onde, levant une petite main à la Van Dyck vers sa bouche rouge comme la fleur du balisier. C’est ce geste qui m’ensorcela tout d’abord. Elle me saluait et disait quelques paroles qui sonnaient aussi gentiment que la source contre sa margelle. Devina-t-elle alors que je l’aimais ? On en peut douter, car elle était naïve. Je pense qu’elle s’abandonnait tout au plus à une coquetterie légère et sans cruauté…
 

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En 18.., elle partit avec sa famille, vers le commencement de l’été. Je tombai dans une tristesse qui me pensa mener à la mort. J’errais, les joues creuses, les jambes molles, plein de langueur, autour du château des Vernes, ou bien je rêvais durant des heures devant la source. Un jour, quelqu’un dit à ma mère que Maximilienne était fiancée. Cette nouvelle me jeta dans un délire. C’était un jour de septembre. L’ouragan et la pluie s’entremêlaient sur nos campagnes. Je me sauvai dans la forêt ; je courus jusqu’à la nuit, chassé par la douleur comme une bête fauve. Vers le soir, je m’évanouis au bord d’une mare où des bûcherons me ramassèrent. Pendant un mois, je demeurai entre la vie et la mort, et dans mes accès de fièvre je révélai la cause de mon mal : les domestiques eurent tôt fait de colporter la nouvelle à travers le pays.
 

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Je ne me relevai qu’au mois de novembre. Ma première sortie fut pour la source ; j’obtins de n’être pas accompagné. Le grand tilleul séculaire achevait de perdre ses feuilles : elles tombaient comme une foule d’êtres fragiles ; quelques-unes flottaient à la surface de l’eau. Je m’étais assis sur une des fortes racines de l’arbre. Une image enchanteresse flottait dans la brume ; mon cœur palpitait comme une bestiole blessée, et peu à peu de grandes larmes se mirent à couler sur mon visage. En ce moment, le bruit d’une chevauchée se fit entendre : j’aperçus Maximilienne qui s’avançait sur un grand cheval alezan. Un jeune homme galopait à ses côtés. Elle m’aperçut, elle dit quelques mots à son compagnon. Il hocha la tête, d’un air grave et doux, et piqua des deux.
 

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Elle était descendue de cheval ; elle approchait à pas lents, comme craintive. Elle avait encore embelli ; une flamme plus troublante s’échappait de ses grands yeux améthyste ; sa bouche était plus rouge et plus terrible. Je tremblais comme un criminel ; je souhaitais mourir.

Quand elle fut proche, elle prit doucement ma main, elle dit tout bas : « Pardonnez-moi !… Quoique innocente, je me repens amèrement de vous avoir fait souffrir… »

Elle me regardait avec une douceur infinie.

« Souvenez-vous, dit-elle, que je suis votre débitrice… et si jamais je puis faire quelque chose pour votre bonheur !…

– Hélas ! m’écriai-je, navré… il n’y avait qu’un seul bonheur pour moi…

– Qui sait ? » fit-elle

Et il arriva quelque chose d’étrange. On eût dit qu’une force occulte précipitait le temps, que des années s’écoulaient en une minute. Le visage de Maximilienne se transforma : il parut d’une autre époque et d’un autre être. Son regard eut quelque chose d’indiciblement ingénu et « nouveau. » Ce fut une lueur d’avenir, un de ces frôlements d’existence future où il semble que les âmes se métamorphosent.

Elle murmura comme en rêve :

« Je ne cesserai pas un seul jour de penser à vous ! »

Longtemps après qu’elle eut disparu sur la route, je gardai une impression de mystère. J’étais moins triste. Tout au fond de mon instinct, une espérance s’était levée, incertaine et minuscule comme la semence d’un arbre dans la terre. Mais qu’est-ce qui est plus fort qu’une semence ? Toute la puissance d’un grand chêne, toute la longévité d’un cèdre est en elle !
 

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Des années s’écoulèrent. Je m’étais exilé ; je menais au Mexique une vie aventureuse ; je gagnais d’inutiles millions dans les mines d’argent. Le souvenir de Maximilienne me hantait comme au premier jour. Mon cœur, stérilisé par cette passion vaine, demeurait insensible à la souple beauté des Mexicaines. Sans famille depuis la mort de ma mère, sans nouvelles de France depuis la troisième année de mon départ, je travaillais pour travailler, attendant avec impatience que la terre voulût bien me reprendre. J’arrivai ainsi dans ma trente-cinquième année.

Un soir que je respirais l’air dans mon jardin, je sentis dans tout mon être un grand frisson – puis il me sembla voir derrière les goyaviers et les orangers, à la lueur des larges étoiles de la Sonora, le vieux tilleul et la source où j’attendais jadis Maximilienne. La vision fut si précise que j’en criai. Elle s’évanouit lentement… et j’entendis une voix qui semblait venir d’une distance infinie ; j’eus l’impression bien nette que « Quelqu’un » me rappelait dans mon pays.
 

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J’obéis à mon instinct ; je m’embarquai pour la France, et déjà novembre assemblait ses nuages quand j’arrivai à Bordeaux. En route, mon pressentiment s’était effacé ; il ne me restait qu’un mélancolique désir de revoir nos collines, nos forêts et nos clairs pâturages. Quand je descendis à la petite gare de Pervenche, je résolus d’aller d’abord en pèlerinage à la source. C’était un après-midi. Les souvenirs se levaient à chacun de mes pas, lents et chagrins comme les nues grises qui cheminaient au firmament. Enfin, le vieux tilleul fut là ; la source chanta sa grêle chanson de nymphe. Rien n’avait changé ! C’était la même atmosphère, la même buée frissonnante à la cime des arbres, les mêmes feuilles tombant avec un petit bruissement mélancolique, que le jour où j’étais sorti de ma chambre de convalescent. Ce fut aussi la même douleur qui remplit mon âme !…

« Ah ! pensai-je… je devrais être mort ! »

Le bruit d’une chevauchée se fit entendre, et j’aperçus Maximilienne qui s’avançait sur un grand cheval alezan… Je poussai un cri bas, étouffé, tandis qu’elle descendait de sa monture et marchait vers moi. Ce n’est que lorsqu’Elle apparut toute proche, que l’illusion se dissipa, mais pour faire place à une réalité fantastique. Dans la toute jeune fille debout auprès de moi, dans le divin et pur visage, dans le regard indiciblement ingénu, je reconnus « cet autre être, d’une autre époque, » qui m’était un moment apparu dans Maximilienne, il y avait dix-sept ans !…
 

*

 

Vous avez compris déjà, poursuivit Luc d’un air rêveur. Celle que je rencontrai à mon retour, près de la source, c’était la fille de Maximilienne, – de Maximilienne morte depuis plus de quatorze ans. Par quel extraordinaire concours de hasards, ou de mystérieuses volontés, vint-elle justement alors ? pourquoi avais-je pu la connaître d’avance et « sur un autre visage que le sien ? » pourquoi sentit-elle qu’elle devait aimer l’inconnu qu’elle voyait pour la première fois ? je tiens tout cela pour inexplicable s’il n’y a pas des énergies conscientes qui se mêlent de notre destinée !

Aussi, chaque fois que je songe à mon bonheur, chaque matin et chaque soir lorsque je prends ma compagne contre mon cœur, je ne puis m’empêcher de remercier les forces inconnues de l’Univers. »
 
 

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(J.-H. Rosny, in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, dix-huitième année, n° 6297, dimanche 25 août 1901 ; cette nouvelle a été reprise dans Le Petit Journal, supplément illustré, treizième année, n° 584, dimanche 26 janvier 1902. René Magritte, « Le Blanc-Seing, » huile sur toile, 1965)