Je n’ai pas connu le professeur Prunès. Ce que je rapporte ici me fut conté par un de ses voisins, propriétaire d’une auberge sise dans une île de la Seine, près d’Achères.
« Le professeur habitait de l’autre côté de l’eau, me dit le patron de cette auberge. Je lui servais souvent de passeur. C’était un homme très bien, dans la soixantaine, et pas fier. Le dimanche, il venait chez moi prendre ses repas. Il me parlait de ses recherches… C’était un savant.
– Que cherchait-il ?
– Il m’a dit un jour qu’il mettait au point un projecteur qui, sans faire de lumière, permettait de voir en pleine nuit.
– Il étudiait des rayons infrarouges, fis-je pour montrer mes connaissances scientifiques.
– C’est ça… Des infrarouges… Il paraît qu’avec ce truc-là, il arriverait à voir la nuit sans que personne ne s’en doute…
– Les voleurs n’auront qu’à bien se tenir…
– Et les amoureux aussi, » dit le patron en riant largement.
Puis, redevenant sérieux, il ajouta :
« On a dit que le professeur était devenu neurasthénique et que c’était pour cela qu’il s’était jeté à l’eau… Eh bien, moi, monsieur, je vous le dis : le professeur Prunès est une victime de la science. C’est un homme qui a marché sur l’eau, et, s’il s’est noyé, c’est parce qu’il a eu trop confiance en lui. Vous comprenez ? »
Et comme je ne comprenais pas, le patron voulut bien m’expliquer cette curieuse aventure.
Le professeur Prunès, dans sa villa du Bas-Achères, avait installé un laboratoire où il étudiait les réactions des ondes électromagnétiques, les rayons X, ultraviolets, gamma, infrarouges, etc.
Un jour, en terminant une expérience, il ressentit une brusque baisse de la température ; ou, plus exactement, un engourdissement général.
Craignant un refroidissement, il suspendit ses travaux et passa au salon pour allumer un feu de bois. On était au mois de mars et le changement de température n’inquiéta pas le professeur outre mesure.
S’étant sali les mains en allumant le feu, le professeur voulut se les laver et passa dans la salle de bains.
Or, à peine avait-il effleuré le robinet, qu’un craquement retentissait dans les tuyaux, tout au long de la maison, et jusque, lui sembla-t-il, dans le réservoir placé sur la terrasse.
Et l’eau ne coula pas du robinet.
Le professeur ne fut pas long à comprendre que l’eau venait de se congeler ; or, rien ne justifiait ce phénomène, puisque dehors il faisait beau et que le thermomètre indiquait 12°.
Il s’en fut à la cuisine voir Maria, sa femme de ménage, pour lui signaler l’incident, et trouva celle-ci, étonnée, devant un filet d’eau pétrifiée qui allait du robinet jusqu’à l’évier. Puis il vit Maria qui essayait, mais en vain, de tourner le robinet.
« Il est gelé, s’écria-t-elle en soufflant dans ses doigts. C’est de la glace… C’est tellement froid que j’en ai l’onglée… Tenez ! »
Mais à peine lui eût-il touché la main qu’elle poussait un cri et tombait dans une espèce d’engourdissement dont elle ne se remit qu’un bon quart d’heure après. Elle dut rentrer chez elle et s’aliter. Le soir, elle avait de la fièvre et le docteur diagnostiqua une congestion.
Elle ne s’en est jamais très bien remise.
Comme tous ces phénomènes s’étaient produits au moment où le professeur touchait le robinet ou la main de Maria, il se demanda si cette cause avait vraiment de tels effets.
N’osant croire à son mystérieux pouvoir, mais ne trouvant pas d’autres raisons apparentes, le professeur renouvela l’expérience. Il mit le doigt dans un bol d’eau qui se trouvait là, et le liquide se glaça instantanément. Il comprit alors qu’en faisant ses expériences, il s’était chargé d’un fluide glacial…
Et c’est parce qu’il avait compris ça tout de suite, que Maria eut la vie sauve, m’expliqua le patron de l’auberge.
– Il l’aurait congelée, dis-je.
– Oui. Il gelait tout ce qu’il touchait.
– Il vous a refroidi, vous aussi, dis-je avec ironie.
– Non. Quand il vint me voir, il était déchargé, me répondit-il sérieusement.
– Mais comment se fait-il qu’il ne fut pas lui-même transformé en bloc de glace ?
– C’est peut-être parce qu’il s’était chargé lentement. D’après le professeur, il fallait une décharge brusque pour que cela produisit son effet. C’est comme l’acier qu’on trempe après l’avoir chauffé au rouge ; en le refroidissant d’un seul coup, ça lui fait de l’effet. Vous comprenez ?
– Je comprends.
– Si je vous appuie lentement mon poing sur la mâchoire, vous sentez la pression sans que cela vous fasse mal ; mais si je vous colle mon poing brutalement, je vous casse les dents…
– J’ai compris. Mais comment se fait-il qu’on n’ait jamais parlé de ça ?
– C’était la guerre ; le début de l’occupation. À qui vouliez-vous que j’en parle ?… On avait d’autres chats à fouetter. Les journaux ne paraissaient plus… Et puis, on se serait moqué de moi… Maria, elle-même, pense qu’elle a attrapé un chaud et froid.
– Quand s’est-il noyé, le professeur ?
– En juin 40. Puis sa maison a été occupée par les Allemands. Ils l’ont déménagée, comme vous le pensez… Il ne restait rien dedans lorsqu’ils sont partis en 44.
– Et comment s’est-il noyé ?
– Ben ! voilà… Il avait tenté de renouveler l’expérience, mais il n’y parvenait plus… D’après lui, ce n’était pas de la glace qu’il produisait, mais une solidification des liquides. Il m’expliqua que son fluide contractait les atomes, les soudait les uns aux autres.
– Comme le froid.
– Oui et non, puisque la glace qu’il faisait pouvait être chaude.
– De la glace chaude ?
– C’est ce qu’il me disait ; ça produisait l’effet de la glace, mais ça n’abaissait pas la température.
– C’est bien curieux.
– Moi, je vous raconte ce qu’il m’a dit… En tout cas, quelques jours plus tard après le refroidissement de Maria, je le vois entrer dans mon bar : « Ça y est, qu’il me fit. Je suis rechargé. Ne me touchez pas. »
Et il alla jusqu’au comptoir, plongea son doigt dans une carafe d’eau, et la carafe fit « clac. » Elle se fendit, le goulot tomba : l’eau était gelée.
Et quand il mit la main sur mon comptoir, qui était encore en zinc à ce moment-là, ça fit un petit bruit et les gouttes d’eau qui étaient dessus devinrent blanches ; il en fut tout givré.
Et quand, moi, monsieur, je mis la main sur le zinc, eh bien ! vous me croirez si vous le voulez, mais ma main se gela ; ça me monta jusqu’à l’épaule et je fus plus d’une minute avant de pouvoir me réchauffer… La main gourde, quoi ! Pas froide, mais engourdie ; une sale impression, monsieur, je vous le dis.
« Je suis venu à pied pour vous voir, qu’il me dit, le professeur.
– Vous avez traversé la Seine, à pied ? demandais-je.
– Oui ! À pied sec. »
Je vis, en effet, qu’il avait les pieds nus dans des chaussons, mais je ne comprenais pas très bien ce que cela signifiait.
« Vous ne me croyez pas, dit-il. Alors, venez voir. »
Et il m’entraîna jusqu’au bord de l’eau en me priant de marcher derrière lui et de ne pas le toucher… Même qu’avant de partir, il m’a fait attacher Perlot, mon chien de garde, parce que cette brave bête avait l’habitude de lui dire bonjour et qu’il avait eu déjà bien du mal à l’éviter en arrivant… Même qu’en passant, il a touché une ronce, comme ça, pour voir, et que ça n’a eu l’air de rien faire sur le coup, mais que les jours suivants la ronce a noirci et que les feuilles se sont ratatinées comme après une gelée.
Quand on arriva au bord de l’eau, je vis que son bateau était resté de l’autre côté. Et il n’y a pas de pont, vous le savez.
Alors, il enleva ses chaussons et posa son pied nu sur l’eau. À ce moment, je vis comme une onde, mais une seule, vous entendez ? une seule onde qui se propageait sur l’eau et, lorsqu’elle était passée, l’eau restait figée… Ça faisait comme une couche de glace.
« Voilà comment je suis venu vous voir, » dit le professeur.
Et il se mit à marcher sur la glace… enfin, sur l’eau solidifiée. Oui, monsieur. Et il riait de me voir bouche bée.
Je n’en croyais pas mes yeux. Il s’éloignait tranquillement en me faisant « au revoir » de la main. Ça, je l’ai vu, monsieur, de mes yeux vu, comme on dit.
Puis, soudain, la glace craqua… On ne peut pas dire que ça craqua. Non ! Cela devint mou. Il s’enfonça dedans, d’abord jusqu’aux chevilles, puis jusqu’aux genoux. Il fit demi-tour en me criant : « Je suis déchargé ; je reviens. » On aurait dit qu’il marchait dans de la gelée de veau… ça faisait une pâte molle et transparente qui lui collait aux jambes et l’empêchait d’avancer.
Et puis, il perdit l’équilibre et roula là-dedans en se débattant. Il fut bientôt entouré d’une épaisse couche de gélatine ; un gros bloc mou dans lequel je le voyais très bien gesticuler. Et l’eau, autour du bloc, redevint liquide et le courant l’emporta.
Tout cela se fit si rapidement que, lorsque je repris mes esprits, le bloc se trouvait au milieu de la Seine. Je courus à mon bateau. J’appelai du secours. Hélas ! le temps de détacher ma barque et de prendre les rames, le bloc fondait et s’enfonçait dans l’eau. Quand je fus arrivé au milieu du fleuve, il ne restait plus rien… D’ailleurs, le professeur devait être complètement étouffé dans son bloc de gelée. On a retrouvé son corps, trois jours plus tard, au barrage.
Voilà, monsieur, ce que j’ai vu.
– Et vous n’avez conté ça à personne ?
– Oh ! si. Mais on ne m’a pas cru… Et puis, je vais vous dire une bonne chose, monsieur ; je me suis tu parce que les Allemands sont venus tout de suite occuper sa maison. J’ai réfléchi qu’il ne fallait pas qu’ils apprennent la vérité. Une telle invention, pensez donc ! Qui sait ce qu’ils en auraient fait, ces cochons-là ! Des bombes glaciales et pétrifiantes ? Ils auraient pu geler les rivières pour les traverser… et qui sait ? ils auraient été capables de geler la Manche pour attaquer l’Angleterre. »
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(Jean Lec, illustré par René Garcia, in Gavroche, hebdomadaire littéraire, artistique, politique et social, n° 149, jeudi 31 juillet 1947)
Excellente la conclusion !