Depuis longtemps, les hommes avaient cessé de marcher et de travailler de leurs mains.

L’humanité tout entière en proie au mécanisme avait enfin réalisé son grand problème : l’asservissement de toutes les forces naturelles ; elle avait capté la force des fleuves et des marées, les gaz de l’atmosphère, les forces souterraines et jusqu’à la chaleur du soleil.

Mais des éruptions sinistres secouaient la planète et les savants avertissaient les hommes que la terre, déséquilibrée par l’emprunt fait aux matières du sous-sol, éclaterait bientôt, volatilisée dans l’espace. Les maisons s’élevaient toutes seules, comme par magie ; les machines produisaient, sans même être guidées par la main des hommes ; c’était des montagnes d’objets inconnus encore au XXe siècle, mais que les habitants actuels de la terre jugeaient maintenant indispensables. Depuis longtemps, tous les arts avaient disparu : les monuments, les cathédrales, laissés sans entretien, s’étaient écroulés comme des vestiges absurdes des époques enfantines ; les dieux de l’usine et du laboratoire avaient remplacé les anciens dieux, et toutes les statues avaient été brisées parce que les hommes aux membres atrophiés et aux crânes énormes regardaient comme des monstruosités les Vénus et les Apollon qu’avaient conçus les arts antiques.

Par malheur, les climats bouleversés, l’atmosphère raréfiée, et l’usure du soleil avaient presque stérilisé la vieille planète, et les hommes, glacés, commençaient à mourir de faim.

L’Amérique, dont le sol plus jeune suffisait encore à peine à nourrir les habitants, avait refusé tout envoi de blé à l’Europe, et l’Europe lui avait déclaré la guerre. Alors, du vieux continent étaient partis des courants électriques qui ébranlaient le sol et faisaient s’écrouler les villes américaines ; ces mêmes courants transportaient des gaz d’une toxicité encore inconnue et les journaux triomphants avaient annoncé le matin même que toute la population de New-York, frappée pendant son sommeil, s’était endormie pour jamais.

Mais, en réalité, l’opinion du monde entier s’occupait peu de la guerre, car une étonnante nouvelle circulait à travers le globe : l’aviateur anglais James Newyar allait s’envoler et la curiosité de l’univers était anxieuse ; James réussirait-il demain dans sa tentative inouïe ?

On racontait qu’un jour, comme il se faisait lire par un appareil un livre antique, l’aviateur avait été ému par cette phrase : « L’humanité, depuis qu’elle existe, voit toujours la même face de la lune ; quant à l’autre, elle ne la connaîtra jamais. » James voulait relever cette assertion audacieuse qui était comme un défi.

SI ! les hommes connaîtraient l’autre face de la lune ; lui, James Newyar, monterait jusqu’à l’astre ; il le contournerait, photographierait la face inconnue de la lune, et puis il la ferait connaître aux hommes.

Tout de suite, l’idée de James avait suscité un intérêt prodigieux ; des comités s’étaient formés, des savants, des techniciens de toutes sortes avaient apporté leur effort. En outre, et bien que depuis longtemps la captation de l’oxygène raréfié fût punie de mort, les gouvernements, même ceux des autres nations, avaient permis à l’audacieux Anglais d’emporter avec lui toute la provision de gaz vital nécessaire à son étonnante tentative.

Depuis deux jours, l’émotion du monde était à son comble, et, tout à l’heure, un dernier radio venait d’annoncer que tout allait bien à bord et que James était sur le point de doubler la lune ; bientôt, il aurait fini de parcourir les 96.000 lieues fantastiques ! Le fait était vrai ; les puissants télescopes qui suivaient jour et nuit l’aviateur, dans sa marche depuis son départ de la Terre, avaient maintenant cessé de l’apercevoir.

Cependant, sur la Terre, on venait d’apprendre que l’Espagne, tout entière secouée par un tremblement du sol parti de Lisbonne, ne renfermait plus un seul être vivant, et les hommes se disaient que c’était là, en somme, une excellente nouvelle, puisque le blé manquait partout. Les Alpes et les Vosges s’étaient soulevées, la mer avait pénétré entre la France et l’Allemagne, désormais séparées enfin ; le Japon encore avait disparu aux cris de triomphe de l’Amérique. Partout, de formidables raz-de-marée secouaient les continents.

Pourtant, les hommes survivants s’inquiétaient peu du cataclysme universel ; James pourrait-il rapporter la photographie de la face inconnue de la lune ? La seule question était celle-là.

Et, en effet, le téméraire Anglais avait bien réussi.

Le cœur battant, il développait maintenant ses clichés dans la cabine de son appareil ; il avait donc fait mentir l’arrogant astronome des temps jadis qui avait osé prédire que jamais les hommes ne connaîtraient l’autre face lunaire. Lui, James, en apportait à l’humanité fiévreuse l’aspect inconnu.

96.000 lieues à refaire en sens inverse !

Rayonnant, il forçait la machine, à 800 lieues à l’heure pour revenir plus vite à la Terre. Quel enthousiasme attendait le héros : son nom, répété depuis des mois par tous les hommes, serait immortel ! Encore plus vite… l’enregistreur marquait à présent 1000 lieues à l’heure ; dans 96 heures, il serait de retour sur l’autre planète.

Et James, qui avait lu d’anciens livres, éclatait de rire à la pensée du soldat de Marathon tombé épuisé par sa course, en annonçant la victoire au peuple athénien. James, lui, allait annoncer au monde entier une autre victoire, autrement héroïque et précieuse, et l’idée d’une course à pied, alors qu’il revenait sur la Terre avec la vitesse d’un bolide, lui paraissait d’un ridicule infini.

James se souvenait encore à ce moment d’une phrase que lui avaient répétée certains vieillards imbéciles en hochant la tête d’un air réfléchi. Cette phrase, lui avaient-ils dit, était extraite de l’œuvre d’un philosophe célèbre du vingtième siècle, M. Henri Bergson, qui avait écrit : « L’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie. » James ricanait ; sans doute, on manquait de pain, on avait froid sur la Terre, mais l’important était pour les hommes de connaître cette face de la lune que jamais aucun œil humain n’avait vue. Et il en apportait la photographie !

Maintenant, la Terre, mal éclairée par un soleil rouge, se rapprochait, plus distincte.

Mais, tout à coup, une effroyable secousse ébranla l’éther. James eut le temps de voir encore la planète humaine s’éparpiller en débris incandescents. En même temps, l’ingénieuse machine éclatait, projetant avec ses fragments les débris de l’aviateur qui avait conçu cette idée vraiment sportive de révéler aux humains, animaux intelligents, l’envers de la lune.
 
 

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(Anonyme, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, trente-sixième année, n° 13059, samedi 20 décembre 1919 ; gravure de Charles Barbant, d’après un dessin de Gustave Doré, illustrant Roland furieux de L’Arioste, Paris : Hachette et Cie, 1879)