Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer brièvement l’affaire Van Beuren à propos de l’article « Pithécanthropes 42 » ; nous revenons aujourd’hui plus longuement sur cette étonnante mystification qui défraya la chronique à l’automne 1904.

Le 1er septembre 1904, une dépêche du Matin informait ses lecteurs qu’un marchand néerlandais, nommé Van Beuren, s’étant égaré au cœur de la forêt tropicale de l’île de Java, se serait retrouvé nez à nez avec une famille de pithécanthropes. Cette incroyable nouvelle, initialement parue fin août dans le quotidien belge Le Soir, a été aussitôt relayée et a connu un vaste retentissement dans la presse. Il faut dire que, depuis la découverte contestée du fémur et du fragment de boîte crânienne du Pithecanthropus Erectus par Eugène Dubois en 1891, les journaux s’étaient déjà fait l’écho de plusieurs expéditions parties à la recherche du mystérieux Homme de Java. Dès 1900, à l’occasion de la double expédition du docteur Walters, commanditée par le milliardaire américain Vanderbilt, et celle concurrente du docteur Hæckel, la presse avait laissé entendre que leur objectif était de ramener un spécimen vivant. Le public était donc déjà préparé à accueillir cette sensationnelle découverte sinon avec crédulité, du moins avec une certaine indulgence.

« Il nous semble, si nous avions bien compris le télégramme de New-York, que le protégé de M. Vanderbilt se flattait de rencontrer à Java non pas seulement des ossements fossiles, mais le pithecanthropus lui-même, bien vivant, lequel aurait fait souche et aurait continué tranquillement son petit bonhomme de chemin dans ses forêts, sans se soucier de ceux de ses descendants qui ont mal tourné et sont devenus hommes. Il est clair que, sans méconnaître l’intérêt des portraits de famille conservés à l’École d’anthropologie, une conversation avec l’ancêtre lui-même serait plus palpitante que la contemplation de ses molaires et de ses fémurs. Maintenant, il est possible que MM. Walters, Vanderbilt et Hæckel s’illusionnent, ou encore que le télégraphe nous ait transmis une interprétation inexacte de leurs espérances. » (« Darwin et Vanderbilt, » in Le Temps, mardi 9 octobre 1900)
 
 
 

LES PITHÉCANTHROPES DE JAVA

 

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L’échelle animale – Un intermédiaire entre l’homme et le singe.

 
 

BRUXELLES, 31 août. – Dépêche particulière du « Matin »

Un correspondant du Soir annonce qu’on a découvert des pithécanthropes vivants à Java. Un négociant hollandais, M. Van Beuren, s’étant perdu dans une forêt de cette île, fut obligé de passer la nuit sous un arbre. Or, il fut réveillé par un son étrange, analogue à celui qu’on émettrait en énonçant le mot « kurrhy-kurrhy. » Le lendemain, le négociant aperçut dans l’arbre un nid géant pourvu d’une ouverture circulaire d’environ 50 centimètres de diamètre. Une tête, couronnée de poils ou de cheveux bruns, se montra, et un animal descendit de l’arbre en se laissant glisser le long des branches.

Dans la journée, M. Van Beuren rencontra des indigènes qui le remirent dans le bon chemin. Mais, intrigué par ce qu’il avait vu, il retourna à l’arbre en compagnie d’un savant américain, le docteur Werdehouse. Pendant trois mois, celui-ci campa près du nid pour étudier les mœurs de ces animaux qui sont bien, d’après lui, les intermédiaires de Hæckel.

Les « asch perrizl, » comme les nomment les indigènes, sont très peu féconds et probablement en voie de disparition. D’une extrême propreté, ils se baignent souvent, ce que ne font jamais les singes. Bien qu’ils vivent nus, ces animaux ne sont pas dépourvus de coquetterie, car les femelles se passent au cou des colliers formés de brindilles et de baies. Ils soignent beaucoup leurs petits. Leurs mères les bercent en chantant. Ils possèdent en effet un langage articulé, mais leur vocabulaire est très pauvre. Leur nourriture se compose de fruits, de racines, d’œufs d’oiseaux et de poissons. Ils connaissent le feu, qu’ils apprécient beaucoup, bien qu’ils soient incapables de l’allumer.

Le docteur Werdehouse n’a apporté aucune preuve à l’appui de son dire, car il n’a pas voulu tuer une de ces créatures, et, d’autre part, il lui a été impossible d’en capturer une vivante. Un groupe de savants est parti dans la forêt, à la recherche des hommes-singes. Le Soir affirme que ces renseignements proviennent de source sérieuse.
 
 

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(in Le Matin, n° 7494, jeudi 1er septembre 1904)

 
 
 

L’information a été largement reprise dans la presse nationale ; nous l’avons ainsi trouvée mentionnée dans les quotidiens suivants : À travers le monde, nouvelle série, dixième année, n° 35, 27 août 1904 ; « Le Pithécanthrope, » Le Petit Journal, quarante-deuxième année, n° 15225, vendredi 2 septembre 1904 ; La Croix, vingt-cinquième année, n° 6566, vendredi 2 septembre 1904 ; « Échos, » L’Aurore politique, littéraire, sociale, huitième année, n° 2510, vendredi 2 septembre 1904 ; Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, soixantième année, n° 246, vendredi 2 septembre 1904 ; L’Humanité, journal socialiste quotidien, première année, n° 139, samedi 3 septembre 1904 ; L’Impartial, journal quotidien et feuille d’annonces, vingt-quatrième année, n° 7288, samedi 3 septembre 1904 ; « Au jour le jour, » Le Journal des Débats politiques et littéraires, cent-seizième année, n° 245, dimanche 4 septembre 1904 ; La Lanterne, vingt-septième année, n° 9996, dimanche 4 septembre 1904 ; Feuille d’avis de Neufchâtel et du vignoble neufchâtelois, cent-seizième année, n° 208, mardi 6 septembre 1904, et n° 215, jeudi 13 septembre 1904 ; « Au jour le jour : L’Aïeul, » Le Journal des Débats politiques et littéraires, cent-seizième année, n° 250, jeudi 8 septembre 1904 ; « L’Ancêtre, » Gil Blas, vingt-sixième année, n° 9102, 8 septembre 1904 ; « L’Ancêtre, » L’Indépendant du Cher, journal politique, littéraire, agricole, industriel et commercial, quinzième année, n° 126, jeudi 8 septembre 1904 ; « Pithécanthrope, » Le Messin, journal politique quotidien, vingt-deuxième année, n° 207, mercredi 8 septembre 1904 ; Le Troyen hebdomadaire, n° 442, dimanche 11 septembre 1904 ; L’Écho des jeunes, revue littéraire, artistique, illustrée, quinzième année, n° 250, 1er octobre 1904 ; L’Anthropologie, « Nouvelles et correspondance, » tome XV, 1904. Et la liste est sans doute loin d’être exhaustive…

La presse étrangère n’a d’ailleurs pas été en reste, ainsi qu’en témoignent ces autres références que nous avons pu relever : La Correspondencia de España (Madrid, Espagne), lundi 5 septembre 1904 ; Haarlem’s Dagblad, vingt-deuxième année, n° 6497, lundi 5 septembre 1904, et n° 6500, jeudi 8 septembre 1904 ; Tribuna (Bucarest, Roumanie), huitième année, n° 163, samedi 10 septembre 1904 ; El Gráfico (Madrid, Espagne), première année, n° 97, samedi 17 septembre 1904 ; The Inter Ocean (Chicago, Illinois), dimanche 18 septembre 1904 ; The Courier-Journal (Louisville, Kentucky), lundi 19 septembre 1904 ; The Daily Review (Decatur, Illinois), jeudi 22 septembre 1904 ; The Saint Paul Globe (Saint Paul, Minnesota), dimanche 25 septembre 1904 ; Indiana Tribűne (Indianapolis, Marion County), vingt-huitième année, n° 37, mercredi 5 octobre 1904 ; The Daily Reporter (Independence, Kansas), samedi 8 octobre 1904 ; Correio Paulistano (São Paulo, Brésil), n° 11907, 31 octobre 1904 ; La Escuela Moderna, revista Pedagógica y administrativa de primera y segunda Enseñanza (Barcelone, Espagne), quatorzième année, n° 163, octobre 1904 ; La Linterna, diario de la tarde (Quito, Équateur), deuxième année, n° 396, mercredi 11 octobre 1905 ; Natura, revista ştiinţifică de popularizare, troisième année, octobre 1907 à juillet 1908 (Bucarest, Roumanie) ; The News-Palladium (Benton-Harbor, Michigan), vendredi 29 juin… 1934 !

Nous sommes heureux de mettre aujourd’hui en ligne un choix des articles les plus significatifs parus à l’occasion de cette étonnante supercherie.
 
 

MONSIEUR N

 
 

 

Une Colonie de Pithécanthropes vivants, à Java.

 

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Où est-il, cet homme-singe intermédiaire entre l’homme et le gorille ? À Java, nous dit-on.

En 1902, un négociant hollandais, du nom de Van Buren [sic], se trouvant à la chasse dans les grandes forêts de l’intérieur de Java, perdit son chemin dans la jungle et fut obligé de passer la nuit sous un arbre gigantesque et touffu, dans une région volcanique, toute ruisselante de sources thermales. Quel ne fut pas son étonnement, lorsque, réveillé subitement, au milieu de la nuit, par un bruit insolite, il perçut distinctement des voix articulées. Mais les syllabes que put saisir son oreille n’appartenaient à aucun idiome de lui connu, ni européen, ni indigène. Celles qui revenaient le plus souvent pourraient être écrites ainsi : kurrhy, kurrhy….

Le lendemain matin, dès que l’aube lui permit de distinguer les objets qui l’entouraient, il aperçut dans une enfourchure de branches, sur l’arbre qui l’avait abrité, un nid géant, dont l’ouverture circulaire pouvait mesurer 50 centimètres de diamètre. Une tête couronnée de poils ou de cheveux bruns, d’aspect simiesque, apparut bientôt dans cette ouverture ; elle appartenait à un animal quadrumane qui se laissa couler de branche en branche, en se rapprochant du sol. Soudain, à l’aspect du chasseur, la bête se mit à grimper avec une agilité de singe dans la direction de son nid, où elle disparut.

M. Van Buren ne pouvait rester davantage ; mais, après avoir remarqué, par des repères certains, la position de ce lieu, il s’orienta, et fit bientôt la rencontre d’indigènes qui le mirent sur le bon chemin. Sa curiosité avait, d’ailleurs, été trop vivement excitée pour ne pas le pousser à retourner, cette fois en compagnie d’un savant américain, le Dr Thomas Werdehouse, à l’endroit où lui était apparu l’étrange animal grimpeur, que certains caractères physiologiques rapprochaient du singe, mais dont la voix articulée, la demeure aérienne en branches d’arbre, le regard, se distinguaient de tout ce que nous savons du gorille et du chimpanzé. Pendant trois mois, le Dr Werdehouse eut la patience de camper non loin du nid, que les deux explorateurs avaient fini par retrouver. Avec des précautions infinies, car l’animal, entre autres caractères, se distingue par une extrême timidité, il parvint à suivre les ébats et à étudier les mœurs de deux familles de ces quadrumanes, et qui, pour le savant anglais, sont des exemplaires authentiques du pithécanthrope tel que l’avait deviné Hæckel. Le Dr Werdehouse lui a laissé le nom de asch perrizl, sous lequel le désignent les indigènes de Java.

D’après ses observations, l’asch-perrizl est un quadrumane vivant sur les arbres, aussi habile grimpeur que le singe, tandis que, sur le sol, sa démarche est gauche et mal assurée. Ses pieds sont faits pour saisir et étreindre, et non pour marcher. Sa taille est au-dessous de la moyenne, si on la compare à celle de l’humanité normale ; elle se rapprocherait, comme proportions, de celle des nains découverts par Stanley au centre de l’Afrique. La peau est d’un brun clair et n’est pas velue ; elle porte un léger duvet ; le front, les joues et le menton sont absolument dépourvus de poils. En revanche, et en ceci il se rapproche du singe, le pavillon de l’oreille n’est pas développé comme le nôtre. Pas de queue. L’angle facial, bien que le docteur n’ait pu le mesurer, lui paraît d’une ouverture intermédiaire entre celle de l’homme et celle du singe.

Les asch-perrizl vivent par couples et sont très peu féconds. Cette circonstance, outre leur caractère doux et craintif, expliquerait leur petit nombre et peut-être leur disparition prochaine. Ils sont d’une extrême propreté et se baignent souvent, tandis que les singes ont horreur de l’eau ; cependant, ils craignent extrêmement la pluie, et s’abritent sous une espèce de parapluie sans manche dont ils saisissent les bords en le maintenant sur leur tête ; c’est à la fois pour eux un chapeau, un manteau et un parapluie, et c’est la seule trace de costume que le docteur ait remarquée chez eux. Toutefois, les asch-perrizl femelles ne sont pas étrangères à tout sentiment de coquetterie ; le docteur les a vues se passant au cou des colliers formés de rameaux grêles garnis de baies rouges.

La vie de famille paraît être chez eux très intime. Ils ont un soin extrême de leurs petits, que la mère berce pendant des heures dans ses bras, en faisant entendre des chants étranges : oui, des chants, et pas un simple murmure, des chants où les mêmes syllabes reviennent fréquemment. Il est vrai que leur vocabulaire n’est pas très riche ; le savant Américain n’a noté qu’une soixantaine de syllabes articulées, dont la forme kurrhy semble être la plus fréquemment usitée. Le docteur croit que c’est une salutation, une sorte de bonjour échangé (!)… Tandis que la mère berce ainsi ses enfants, le père se met en quête de la nourriture de la famille : fruits, racines, œufs d’oiseaux, dont ils semblent très friands, voilà leur menu ordinaire. Ils paraissent aussi aimer le poisson.

Deux détails encore et caractéristiques : l’asch perrizl ne se sert que de ses mains de devant pour porter des fardeaux ou pour manger ; sur le sol, il se tient droit ! Enfin, il connaît le feu, mais est incapable de l’allumer. L’explorateur ayant, un jour, négligé d’éteindre son foyer, put, caché à quelque distance, voir toute une famille d’asch-perrizl, père, mère, petits, s’approcher du feu avec des marques indéniables de joie et de vive curiosité…

Voilà ce que raconte le Dr Werdehouse dans le New York Herald. Certes, son récit n’est pas pour nous parole d’évangile ; nous voudrions, comme saint Thomas, voir à notre tour… Le docteur n’a pas voulu – et c’est bien dommage – tuer un de ces intéressants animaux ; il déclare qu’il aurait cru commettre un crime. D’autre part, capturer un individu vivant est chose malaisée. Mais – et c’est là ce qu’il nous faut surtout retenir – toute une mission de savants est maintenant à la recherche, dans les forêts vierges de Java, de l’énigmatique homme-singe. Le trouvera-telle ?

Mais, au fait, pourquoi persister à appeler cet animal « l’homme-singe » ? Il nous semble, d’après tout ce qu’on vient de lire, qu’il s’agit, tout bonnement, d’un singe tout court, appartenant à la famille des grands singes dont les allures et la taille font penser à quelque caricature humaine.

Consul, le fameux singe que l’on vit l’hiver dernier à Paris, dans un café-concert, Consul qui fumait, s’habillait, saluait, faisait de la bicyclette, conduisait une automobile, était peut-être un de ces pithécanthropes. Il ne prononçait pas, il est vrai, le mot kurrhy ; cependant, quand il éternuait…
 
 

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(in À travers le monde, nouvelle série, dixième année, n° 35, 27 août 1904)

 
 

 

 
 

RENCONTRE INESPÉRÉE

 

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Il y aura fête dans la grande famille humaine ! On croit avoir retrouvé vivants, bien vivants, quelques représentants de cette race des pithécanthropes, à laquelle nous sommes unis par un lien de cousinage. C’est le moment de tuer le veau gras ! Jamais personnes de même sang ne furent plus longtemps séparées que nous ne l’avons été de ces vénérables ancêtres.

L’heureux mortel à qui le sort réservait d’opérer cette réunion miraculeuse est un négociant hollandais du nom de Van Beuren. Van Beuren vivra longtemps dans la mémoire des singes et des hommes.

S’étant perdu dans une forêt de l’île de Java, le nommé Van Beuren dut passer la nuit sous un arbre. Au point du jour, il fut éveillé par un cri étrange : « Kurrhy-kurrhy ! » et aperçut dans l’arbre un nid géant pourvu d’une ouverture circulaire d’environ 50 centimètres de diamètre. Une tête, couronnée de poils ou de cheveux bruns, se montra, et un animal descendit de l’arbre en se laissant glisser le long des branches.

Dans la journée, M. Van Beuren rencontra des indigènes qui le remirent dans le bon chemin. Mais, intrigué par ce qu’il avait vu, il retourna à l’arbre en compagnie d’un savant américain, le docteur Werdehouse. Pendant trois mois, celui-ci campa près du nid pour étudier les mœurs de ces animaux qui sont bien, d’après lui, les « intermédiaires » de Hæckel.

Les « asch perrizl, » comme les nomment les indigènes, sont très peu féconds et probablement en voie de disparition. S’il faut en croire M. Werdehouse, ils donnent des signes curieux d’une conscience évidemment intermédiaire entre celles de l’homme et de l’animal. Ils se baignent souvent, ce qui est un trait de raffinement peu commun. Ils sont nus, mais les femelles se passent au cou des colliers de brindilles et de bois. Ils bercent leurs petits en chantant. Ils possèdent un langage articulé, bien que d’un vocabulaire très pauvre. Ils connaissent le feu et, s’ils sont incapables de l’allumer, ils savent du moins en faire usage.

Malheureusement, le docteur Werdehouse n’a rapporté aucune preuve à l’appui de son dire. Il lui a été impossible de capturer un pithécanthrope. Quant à tuer l’une de ces créatures, on conçoit qu’il ait reculé devant l’horreur d’un coup de fusil quasiment homicide.
 
 

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(« Échos, » in L’Aurore politique, littéraire, sociale, huitième année, n° 2510, vendredi 2 septembre 1904)

 
 
 

 

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(in La Croix, vingt-cinquième année, n° 6566, vendredi 2 septembre 1904)

 
 

 

 

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(in L’Anthropologie, « Nouvelles et correspondance, » tome XV, 1904)

 
 
 

AU JOUR LE JOUR

 

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La découverte de M. Werderhouse

 
 

Compliquée, ah ! compliquée et surprenante, l’histoire du pithécanthrope, aïeul ingénu de l’espèce ! On a dès longtemps surpris dans le corps humain des traces d’un état antérieur, et différent de celui-ci. Voilà le fait. On en a fait une manière de cousinage avec le singe, et, par-delà, avec toute la nature. Enfin, on a conclu que la religion catholique ne pouvait plus subsister, et que divers muscles, notamment vers l’oreille, lui étaient irrémédiablement contraires. D’où combats, fureurs, anathèmes, et formation d’un tiers parti, les transformistes chrétiens, qui se réclament de Saint-Augustin, lequel avait été le vrai fondateur du darwinisme.

On s’étonnait pourtant que d’un homme antérieur à l’homme, la paléontologie ne nous rendît aucune relique. Le vieil aïeul dérobait ses vestiges. C’est à peine si, il y a dix ans, le docteur Dubois avait retrouvé à Java un douteux fémur et un crâne incertain. Hæckel, parti en excursion à la recherche du pithécanthrope, ne rapporte qu’un volume d’impressions. Et soudain, ô merveille ! ce ne sont pas quelques ossements qu’un savant américain découvre, c’est une famille, une famille vivante et prospère. C’est l’auguste aïeul que M. Werdehouse contemple face à face, dans la forêt première, comme s’il était transporté merveilleusement à l’aurore des âges.

L’auguste aïeul est assez honnête homme. Il vit nu, mais s’orne d’un collier. Ce témoignage est assez précieux pour la chronologie des sentiments de l’espèce. L’anthropopithèque se passe de pagne, mais non pas de parure ; d’où il résulte que, des deux, c’est la parure qui est la plus anciennement nécessaire. Il se baigne volontiers ; la propreté est antérieure à la civilisation, et ne paraît point avoir de rapports avec elle. Il mange des fruits, des racines et des œufs ; régime rigoureusement scientifique, sage mélange des éléments hydrocarbonés et des éléments azotés : le docteur Gautier n’a rien écrit sur l’alimentation que le priadamisé de Java ne sût déjà. Seule, la postérité d’Adam a perdu, avec l’innocence, le sentiment de l’hygiène. Le pithécanthrope a un langage. Il a le sentiment de la famille, qui l’unit à la fois aux singes et aux hommes. Les mères bercent les petits, et elles chantent. Vagues chansons, avec des mots très anciens et très neufs ; images de l’aurore, de la mer et du chaos, qui démêlera votre poésie, source et origine de toute la beauté du langage humain ?

À la vue de cette mère qui est un peu la sienne, M. Werdehouse fut saisi de respect. Quoiqu’elle fût nue et couverte de poils, il fut sur le point de l’appeler Madame. Il craignit en la traitant légèrement d’encourir la malédiction de Cham. Il s’approcha avec déférence de ces pères du genre humain. Malheureusement, ceux-ci, incapables de reconnaître, dans ce bimane affublé de toile et de cuir, un parent qui a mal tourné, grognaient de telle sorte que la reconnaissance dut être différée. L’état différent de langage et le progrès même des sciences ont rendu la conversation difficile. M. Werdehouse observa de loin. Il eût pu sans doute capturer ses ancêtres et les offrir à un jardin zoologique. Mais le cœur lui manqua. Il lui parut que c’était trop de livrer à la fois sa découverte et ses aïeux à la fureur des controverses. Il repartit seul et, par un beau sentiment, ne voulut exposer aux polémiques que sa propre véracité.
 

HENRY BIDOU

 

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(« Au jour le jour, » in Le Journal des Débats politiques et littéraires, cent-seizième année, n° 245, dimanche 4 septembre 1904)

 
 

 

L’aïeul

 

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Le Soir, de Bruxelles, donne quelques détails sur la découverte du pithécanthrope, dont nous avons parlé. Le marchand hollandais, égaré dans la forêt vierge, se nomme Van Bewen [sic]. Surpris par la nuit, il coucha sous un arbre. Tout à coup il fut réveillé en sursaut par une voix qui disait : « Kouri-kouri. » Retenez bien ce mot, qui est probablement le plus ancien vocable connu jusqu’à ce jour. Quand le matin parut, le marchand vit entre les branches de son arbre un nid gigantesque, dont l’ouverture seule mesurait 50 centimètres de diamètre. Par cette ouverture paraissait une tête avec des cheveux bruns. Enfin, un être singulier sortit avec précaution et dévala de branche en branche. Le hollandais s’en alla ; mais, hanté par le souvenir de ce spectacle, il revint avec le docteur Verdehouse [sic], lequel étudia pendant plusieurs semaines les mœurs du mystérieux personnage. Il crut reconnaître le pithecanthropus erectus de Hæckel. Les indigènes y voient plus exactement un singe, qu’ils nomment asch perrizl. Ce singe a un langage, d’ailleurs fort simple ; il connaît le feu, et le vénère ; mais il ne sait pas l’allumer ; on remarquera que le chien, le chat et la plupart des animaux sont dans le même cas. Le perrizl est peu prolifique, et paraît destiné à disparaître promptement. Un groupe de savants s’est donc mis en marche en toute hâte, pour le rejoindre. Enfin, les déclarations du docteur Verdehouse gardent leur caractère principal et distinctif, qui est de se passer de toute espèce de preuve.
 
 

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(« Au jour le jour, » in Le Journal des Débats politiques et littéraires, cent-seizième année, n° 250, jeudi 8 septembre 1904)

 
 

 

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(réclame parue dans la Revue olympique : sport, éducation physique, hygiène, janvier 1906)

 
 
 

Il faudra néanmoins attendre près de deux semaines avant que la supercherie ne soit enfin dévoilée, le récit de Van Beuren ne se révélant être, hélas ! qu’un superbe canard. Le Soir n’avait pas la paternité de cette publication facétieuse ; car il s’était contenté de reproduire… un « poisson d’avril » paru l’année précédente dans les colonnes des Basler Nachrichten, un quotidien bâlois ! Il est d’ailleurs assez amusant de constater qu’un journal comme L’Impartial, qui s’était fait écho de la découverte avec le plus grand sérieux, avait déjà signalé ce poisson à ses lecteurs plus d’un an auparavant… En tout cas, chacun ne manqua pas de faire des gorges chaudes de la crédulité de ses concurrents, et les fervents antidarwinistes de la presse catholique purent enfin s’en donner à coeur joie… Le pithécanthrope de Van Beuren avait vécu !

 
 

LE PITHÉCANTHROPE

 

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Il paraît que l’homme vient du singe ; à certains symptômes, on serait plutôt tenté de croire qu’il y va.

Il reste à trouver ce que Darwin appelait le chaînon intermédiaire entre le singe et l’homme. Quelques-uns ont cru l’avoir trouvé dans un animal qui s’appelle le pithécanthrope.

Or, on nous annonçait ces jours-ci que ce pithécanthrope avait été rencontré vivant par un commerçant hollandais, M. Werdehouse, qui se promenait dans une forêt.

Et les spécialistes de disserter déjà sur des thèmes contradictoires ; ils étaient même arrivés à un certain degré d’excitation.

Hélas ! il faut en rabattre. Aucun pithécanthrope n’a été vu par aucun M. Werdehouse !

Un Lemice-Terrieux vient de l’avouer en riant au nez des savants consternés.

On avait jusqu’à présent pris le pithécanthrope pour un singe : c’est un canard !
 
 

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(« Échos du jour, » in La Petite République socialiste, vingt-neuvième année, n° 10378, lundi 12 septembre 1904)

 
 
 

LE PITHÉCANTHROPE FACÉTIEUX

 

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Nous nous étions permis une compassion un peu railleuse à l’égard de ces prétendus savants qui s’étaient laissé mettre en émoi par une fallacieuse information : la découverte, définitive cette fois, du pithécanthrope, c’est-à-dire l’homme-singe de Java.

Cette découverte allait enfin prouver que l’homme n’était pas une créature de Dieu, mais un petit-fils de chimpanzé, et les libres-penseurs ne se sentaient pas de joie à la pensée d’avoir enfin la preuve de cette noble filiation.

Hélas ! il va falloir en rabattre.

Le pithécanthrope de Java n’a existé que dans l’imagination facétieuse d’un journal bâlois : les Basler Nachrichten, qui a voulu ainsi ridiculiser les théories darwiniennes.

Le journal bâlois se divertit avec raison d’avoir vu la gravité de certains savants résister au funambulesque de son récit.

« Il est certain, ajoute la Liberté de Fribourg, que l’aventure est humiliante pour l’esprit critique moderne. Mais combien d’hypothèses dressées par certains esprits forts contre les vérités révélées n’ont guère plus de fondement sérieux que l’historiette fantaisiste de l’inventeur bâlois ! »
 
 

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(in La Croix, vingt-cinquième année, n° 6574, dimanche 11-lundi 12 septembre 1904)

 
 

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Le pithécanthrope, cet homme-singe parlant le « khury-khury, » qu’un savant hollandais prétendait avoir découvert dans les forêts de l’Afrique, n’a, paraît-il, jamais existé.

Le savant hollandais n’était qu’un fumiste, mais sa prétendue découverte avait mis en émoi tous les mandarins de la science. Des articles très sérieux avaient été publiés sur le pithécanthrope dans mainte grave revue, et l’heure approchait des communications aux académies sur cet étrange animal dont la découverte était le triomphe des théories darwinistes.

Ceci nous rappelle la découverte faite, il y a un siècle, sur les hauteurs de Montmartre. Au bord d’un chemin, on avait trouvé une pierre portant cette inscription :
 
 

 

Les paléographes discutèrent longtemps sur ce texte, et ils allaient lui trouver un sens gallo-romain, lorsque le meunier du moulin de la Galette les tira d’embarras. Il avait lui-même gravé l’inscription, qu’il fallait lire ainsi : « C’est ici le chemin des ânes. »
 
 

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(in Le Figaro, cinquantième année, troisième série, n° 260, vendredi 16 septembre 1904)

 
 
 

 

L’histoire vraie du pithécanthrope

 

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On connaît enfin l’origine de l’histoire fabuleuse du pithécanthrope qui a dit « kouri-kouri » au marchand hollandais. Ce pithécanthrope, si l’on peut ainsi confondre les familles, est un canard, inventé le 1er avril 1903 par les rédacteurs des Basler Nachrichten [grand quotidien de la Suisse alémanique]. Le succès de leur plaisanterie a donné à nos confrères étrangers une joie qui pourrait devenir dangereuse.

C’est à mourir de rire, écrivent-ils. Di avertant ! Que le sort épargne cette perte à l’humour suisse… Le gobeur responsable serait le Soir de Bruxelles, qui, sur la foi du journal suisse, a consacré un article à la nuit historique passée dans la forêt vierge par M. Van Beuren. Du Soir, l’anecdote a gagné toute la presse. Toutefois, l’article du Soir est d’août 1904. Qu’est devenue pendant cet intervalle de quinze mois la nouvelle éditée par les Basler Nachrichten ? Quels cheminements obscurs a-t-elle suivis avant de reparaître dans le Soir ? Voilà ce qu’il faudrait savoir, en bonne méthode, pour affirmer l’identité des deux nouvelles. Jusque-là, nous sommes obligés de nous en remettre au sens critique de notre confrère bâlois. Et le sens critique est un sens faillible. La Tribune de Genève a bien voulu à cette occasion parler de nous : le grave Journal des Débats, dit-elle, commente la nouvelle avec le plus grand sérieux. Nous remercions la Tribune de Genève pour le mot grave, et pour cette espèce de compétence en matière de singes qu’elle veut bien nous reconnaître. Il est extrêmement agréable de se voir attribuer tant de sérieux. Il faut même que nous ayons été plus sérieux que nous le pensions nous-mêmes, pour que d’aussi excellents esprits n’y aient pas entendu malice. Il y a de la naïveté, comme dit l’autre, à en supposer chez les autres.
 
 

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(in Le Journal des Débats politiques et littéraires, « Au jour le jour, » cent-seizième année, n° 260, dimanche 18 septembre 1904)

 
 

 

Le premier avril dans la presse

 

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Le premier avril est un beau jour pour la presse en pays de langue allemande. Si dans le monde entier, en effet, les « fumistes » choisissent de préférence cette date pour faire la nique aux gens graves, ce n’est guère qu’en pays germanique que les journalistes se paient la tête de leurs lecteurs. Nous n’irons pas chercher des exemples chez nos voisins du nord ; nous en trouvons suffisamment en Suisse allemande, d’où est parti au reste un des canards de plus haute volée qu’ait engendrés le premier avril. On se souvient peut-être de cet article d’un journal de Berne où l’on prouvait, chiffres en mains, que les fils téléphoniques ou télégraphiques faisaient dévier les projectiles de l’infanterie. Quel superbe moyen pour une troupe de détourner les balles ennemies ! L’histoire avait été gobée par un grand quotidien français et, trois mois après, elle nous revenait d’Amérique où les revues militaires la servaient à leurs lecteurs !

On ne peut pas faire toutes les années de ces trouvailles, et aujourd’hui les journaux ne nous rapportent pas d’originalités bien sensationnelles. Quelques-unes sont même quelque peu enfantines. Ainsi le « Volksrecht » se fait mander de Berne la nouvelle de la frappe d’une médaille destinée à commémorer le débat militaire. M. Jæger raconte, dans le même ordre d’idées, que l’on a trouvé le moyen de découvrir l’auteur des articles de la « Zuricher Post » : on a mis dans un képi des billets portant les noms de Wille, Affolter, Hadorn, Dr Wettstein, etc., et le sort désigna « l’anonyme. » Tout cela ne dénote pas, comme on voit, un esprit très inventif.

C’est de Bâle, la joyeuse ville du Carneval, que nous viennent les meilleurs produits. Les « Basler Nachrichten » annoncent, dans un long article qui débute par des considérations scientifiques très sérieuses sur l’origine de l’espèce humaine, que l’on a découvert à Java l’homme-singe, l’être intermédiaire qui doit consacrer définitivement la théorie de Darwin. Le récit que nous fait l’explorateur hollandais Werdehouse de ses observations est du meilleur comique. Les singes s’entretiennent dans un langage simple et peu bruyant ; ils ont soixante mots à leur disposition. Ils se distinguent des singes vulgaires en ce qu’ils sont dépourvus d’appendice caudal, qu’ils nagent fort bien et qu’ils se couvrent d’un chapeau-parapluie – prodrome d’un vêtement plus complet. On comprendra le sentiment de confraternité qui a empêché le Dr Werdehouse de tirer un de ces êtres !

La « National-Zeitung » n’est pas en reste. Elle nous présente un projet complet de métropolitain bâlois qui rejoindra, par-dessous la ville, la gare badoise à la gare centrale. Tous les détails y figurent, depuis les ascenseurs qui descendent des rapides internationaux sur les rails du métro jusqu’au système de nettoyage qui s’opérera par une déviation momentanée des eaux du Rhin ! Le coût du projet est élevé, mais on espère découvrir des gisements aurifères sur le parcours….

À Berne, un plaisant s’est amusé à convoquer les Welches à une visite du nouveau théâtre. Mais comme les Welsches ne sont pas « gobeurs » de leur nature, l’annonce de l’« Anzeiger » n’a eu qu’un succès très relatif.
 
 

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(in L’Impartial, journal quotidien et feuille d’annonces, vingt-troisième année, n° 6853, samedi 4 avril 1903)

 
 

 
 
 

LE PÈRE DES LIBRES PENSEURS

 

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Descendre des croisés ! C’est le plus beau titre de noblesse dont on puisse s’enorgueillir. Mais c’est aussi la plus sotte prétention que puissent afficher les anoblis de fraîche date.

Descendre du singe ! Voilà qui comblerait d’orgueil les libres-penseurs. Mais c’est pure vanité de leur part que d’y prétendre ; ils manquent de parchemin. En vain ont-ils remué et sondé les entrailles de la terre, les couches géologiques ; les découvertes qu’ils ont pu faire ont, les unes après les autres, trahi les espérances qu’elles avaient fait naître. Le crâne de Java lui-même avait fait faillite, et comme on ne pouvait pas rester sous ce coup, il faut que Java répare sa faute et se réhabilite aux yeux de la libre-pensée, en nous donnant enfin la preuve que nous descendons du singe. Il nous faut un singe supérieur, qui soit assez singe pour garder la marque d’origine, et assez homme pour se relier à l’humanité ; le pithécanthrope, l’anthropopithèque, l’homme-singe en un mot.

Or voilà le merle blanc qu’on vient de découvrir à Java. Vous pensez qu’après cela, cette île fortunée devient le paradis terrestre de la libre-pensée, d’autant plus que ce n’est ni un squelette, ni un simple crâne de singe qu’on a découverts ; c’est un singe vivant ; et puisqu’on a trouvé le nid sur un arbre, la famille est au complet. On fait bien les choses chez les libres-penseurs : les dames sont représentées dans la découverte que vient de faire ce commerçant belge qui paraît avoir été envoyé là pour le compte de la libre-pensée, avec mission d’en rapporter la denrée coloniale dont elle avait besoin pour son congrès à Rome.

C’était assurément une belle invention (car tout y était inventé), que cette fameuse chaîne de Hæckel où tout était échelonné en vingt et quelques anneaux depuis la monère jusqu’à l’homme. Par malheur, il y avait solution de continuité ; il y manquait quelque intermédiaire. Aucun animal ne paraissait assez rapproché de l’homme pour lui donner la main et exécuter avec lui la ronde de la vie.

Le singe de Java répond à l’appel, et vous allez entendre les libres-penseurs crier sur les toits qu’il n’y a plus de doute possible sur l’origine simienne de l’homme. Saluez votre père.

D’abord, on l’a vu ; c’est un commerçant belge, nous l’avons dit, qui a fait cette découverte, et, après lui, un savant américain l’a observé pendant trois mois. Il regrette de n’avoir pu le prendre vivant pour le produire sur la scène du monde et l’exposer à tous les feux de la rampe de la civilisation. Il n’a pas voulu non plus, ajoute-t-il, « tuer une de ces créatures, » et l’on sent qu’il dit cela avec un accent particulier, et qu’il craindrait de porter une main parricide sur cet habitant des bois. Il s’est rappelé l’inéluctable fatalité qui avait porté Œdipe à tuer son père. La science, qui n’a pas d’entrailles, regrettera cet attendrissement de M. le Docteur. Mais elle notera avec soin les observations qu’il a pu faire, sans négliger de dire que tout cela ne repose que sur son témoignage.

Donc le singe de Java bâtit… quoi donc ? son nid sur les arbres, un nid gigantesque, et, à l’ouverture de ce nid, qui est d’un demi-mètre de diamètre, il aime, tout comme l’hirondelle, à montrer sa tête, une tête couronnée de poils, je veux dire de cheveux bruns. Vous pensiez bien déjà que le singe devait avoir de beaux cheveux bruns, beau brun lui-même.

Une observation profonde : quand il veut descendre de l’arbre, il se laisse glisser le long des branches. Tous ceux d’entre nous qui ont vécu à la campagne à l’âge de dix ans ne manqueront pas de dire : « Comme c’est bien ça, nous ! »

En trois mois, le docteur a eu le temps d’étudier les singes, leurs habitudes, leurs goûts, leurs mœurs.

Les femelles se distinguent par la vanité – déjà –et l’amour maternel. Elles se mettent au « cou des colliers de brindilles et de baies ; elles bercent leurs petits en chantant. » Ah ! je ne suis pas un mélomane ; mais pourquoi n’a-t-on pas noté cette cantilène simiesque dont nos rossignols ne pourraient sans doute qu’être jaloux !

Mais ce n’est rien, et vous pouvez croire qu’on n’a pas découvert ou inventé le singe de Java pour si peu de chose. À quoi bon un singe, qui se contente d’avoir un nid sur les arbres, qui en descend par les branches, qui se baigne souvent, au risque de déplaire à M. Pelletan ? Il faut qu’il parle, et il parle. Le docteur s’empresse de dire qu’il a un langage articulé. Mais comme il est consciencieux, – le docteur, pas le singe, – il ajoute que « son vocabulaire est très pauvre. » Et comme il dit tout, – pas le vocabulaire, mais le docteur, – il cite ce que dit le singe. Or, le singe s’exprime ainsi : « Kurrhy-kurrhy. » C’est tout. N’est-ce pas à propos d’un écrivain dont le vocabulaire laissait à désirer que Louis Veuillot disait : « L’Académie, vieille bête ! » Les libres-penseurs ont trop de respect pour leur père pour lui parler de ce ton et lui faire un pareil sort.

Nous sourions ; qu’on veuille bien nous le pardonner. Comment voulez-vous que l’on garde son sérieux à la vue de telles… singeries ? Il n’est pas moins vrai que cette soi-disant découverte du pithécanthrope de Java, laquelle n’est peut-être après tout qu’une fumisterie, va plonger dans de profondes réflexions une foule de gens, pauvres d’esprit que la libre-pensée a pénétrés de sa sottise. – On le disait bien que l’homme descend du singe ! À présent, la preuve est faite, une fois de plus : elle vient de Java où la nature vierge livre la vérité toute nue.

N’y a-t-il pas même des catholiques qui, frappés des progrès de la théorie transformiste, croient pouvoir accorder que Dieu aurait pu, pour créer l’homme, prendre le corps d’un singe ? Ils vont jusque-là, parce que l’Église ne condamne pas cette combinaison ; et ils ne voient pas que cette concession ne saurait satisfaire les libres-penseurs qui n’admettent ni l’âme ni l’action de Dieu créateur, et qu’elle ne fait que reculer la difficulté, puisqu’au lieu du Dieu de la Bible formant le corps de l’homme du limon de la terre, on nous le représente s’étudiant pendant des siècles à dégrossir et à épiler le corps du singe, pour faire de cette affreuse bête et, après une création nouvelle, le corps de l’homme, ce chef-d’œuvre de la statuaire divine. En vérité, l’Église ne condamne pas toutes les sottises, mais elle ne nous empêche pas d’en rire ; et, quand elle ne prend pas le marteau des anathèmes, elle ne nous interdit pas le sifflet.

Le singe de Java mérite-t-il autre chose ?

Et pourtant la libre-pensée n’a pas, au point de vue doctrinal, d’autre avoir que lui. Nous avons dit – in excessu – qu’elle n’avait pas un article de foi à son actif : reconnaissons aujourd’hui qu’elle croit à l’origine simienne de l’homme. C’est avec cela qu’ils iront à Rome et qu’ils pourront crier devant le Vatican : « Vous êtes les fils d’Adam, qui vient de Dieu, qui fuit Dei ; nous sommes les fils des singes qui descendent… des arbres. »
 
 

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(Abbé F. Belleville, in L’Univers et le monde, lundi 19 septembre 1904)

 
 

 

CHRONIQUE

 

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Il paraît que l’homme vient du singe ; à certains symptômes, on serait plutôt tenté de croire qu’il y va. Il reste à trouver ce que Darwin appelait le chaînon intermédiaire entre le singe et l’homme. Quelques-uns ont cru l’avoir trouvé dans un animal qui s’appelle le pithécanthrope.

Ainsi, chaque fois qu’un voyageur assure avoir quelque part rencontré un singe qu’il dit l’ancêtre de l’homme, lequel ne serait que ce singe perfectionné, la nouvelle fait jaser. En ce moment même, d’énormes sommes ne sont-elles pas mises à la disposition des explorateurs qui racontent avoir trouvé au Pérou la trace de ces témoins ? N’en a-t-on pas montré un spécimen à la dernière exposition ? On voyait un individu qui avait l’air d’un gorille et qui était déjà dénommé le pithécanthrope de Java. Or, on nous annonçait ces jours-ci, dans une feuille bâloise, que ce pithécanthrope, dont on n’avait retrouvé que les ossements sur lesquels la docteur Dubois s’était appuyé pour faire sa reconstitution, avait été rencontré vivant.

On nous donnait des détails fort cocasses. Un commerçant hollandais, M. Werdehouse [sic], se promenait dans la forêt. S’étant endormi sous un arbre, il fut réveillé par un son étrange, analogue à celui qu’on émettait en prononçant le mot : « Kurry-Kurry. » Depuis la découverte du radium, Curie est un nom fort à la mode ; et cependant, pas un instant M. Werdehouse n’eut la pensée que ce cri lui désignait un gisement du précieux minerai. L’individu qui le poussait montrait une tête quasi-humaine couronnée de cheveux bruns ou de poils ; il avait le cou orné d’un collier. C’était toute sa parure et tout son ajustement. « Renvoie ta femme nue, disait Scholl, c’est avec un collier qu’elle te reviendra. »

Le collier serait le premier mot de toute civilisation et le dernier ! L’animal au collier descendit de l’arbre et, en présence de l’hôte inconnu qu’il considérait avec une attention un peu effrayée, il vaqua aux soins ordinaires de ses jours ; il se baigna, mangea des fruits et des racines et invita sa femelle à l’imiter. Mme Pithécanthrope – car vous avez reconnu notre ancêtre direct – apparut, tenant son petit en ses bras, qu’elle berçait en lui chantant de jolies chansons dont le sens était perdu pour le négociant.

Celui-ci songea alors à s’approcher, mais la présentation fut plutôt fraîche ; le père grogna en homme qui se méfie des étrangers et l’enfant cacha sa tête dans les poils du sein maternel. Et M. Werdehouse, de cette aventure, ne rapporta que des impressions.
 

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On nous les livrait donc toutes chaudes cette semaine et les spécialistes de disserter sur des thèmes essentiellement contradictoires.

On en était déjà aux mots aigres et doux, on allait en arriver aux injures… Car aujourd’hui, la contradiction en toutes choses, c’est immédiatement l’état de guerre. On ne cherche plus à se convaincre mutuellement et, ne serait-ce que par courtoisie, on ne fait plus mine d’y être parvenu. On fonce les uns sur les autres en champions décidés à ne point faire de quartier. On en était arrivé à un certain degré de surexcitation et l’on nous apprend que cette histoire n’est qu’une simple mystification – comme la lettre de Louise de Cobourg au Vooruit.

Y a-t-il des chances pour rencontrer un singe d’une espèce disparue et se rapprochant de l’homme plus encore que de l’orang-outang ? Cela ne semble pas douteux ; ce qui est plus contestable, c’est l’assurance que cet homme-singe soudera le singe à l’homme.

Le pithécanthrope de Java, le premier, ne nous est apparu, il y a douze ans, que sous la forme un peu sommaire d’un fémur, de deux dents et d’une calotte crânienne. Depuis qu’on sait avec combien peu du choses trouvées dans les carrières de Montmartre, Cuvier reconstitua le mammouth, il est permis de croire que le docteur néerlandais Dubois pouvait, avec des fragments aussi médiocres, imaginer le pithécanthrope que l’Exposition nous montra en 1900.

Le docteur Dubois était appuyé dans sa soutenance par nos anthropologistes. Ils ne doutaient point que ces fragments fossiles avaient appartenu au Pithecanthropus erectus, c’est-à-dire à l’homme-singe à structure verticale. Les pièces trouvées par le docteur Dubois n’étaient pas nombreuses, mais elles étaient précisément celles qui permettent d’établir des conjectures solides.

« Le hasard a bien fait les choses, disait le docteur Manouvrier ; je n’en aurais pas choisi d’autres pour me faire une opinion. »

Les savants n’étaient pas d’accord sur ces débris. Les Anglais disaient : « Ils sont d’un homme» ; les Allemands : « Ils sont d’un singe. » Ces opinions en s’affrontant ne nuisaient pas à la thèse. Elles se manifestaient parce que ces ossements étaient à la fois d’un homme et d’un singe : de l’homme-singe.

Le pithécanthrope était trouvé.
 

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La question fut soulevée au congrès de Leyde et, en 1895, M. Manouvrier présentait un mémoire à l’Académie de médecine : le crâne était d’un volume bien faible pour un crâne d’homme et d’un volume bien considérable pour un crâne d’anthropoïde. L’examen de ce crâne permettait de voir, paraît-il, que le sujet marchait sur deux pieds ; le fémur attestait un développement humain de certain muscle et la molaire aussi était humaine par sa racine.

Toute une nuit, dans ce laboratoire d’anthropologie que Broca a juché dans les greniers des anciens Jacobins, si pittoresque, avec son décor d’ossements jaunis et de squelettes grimaçants, les savants de tous pays dissertèrent autour de ces débris mystérieux.

Le darwinisme, dans cette réunion, était respecté à l’égal d’un dogme nettement établi et inattaquable ; et, de déduction en déduction, on en vint à se persuader que ces résidus de squelettes avaient bien appartenu à quelque singe qui avait une intelligence quasi-humaine et qui savait, tout en marchant sur ses deux pieds, se servir fort utilement et à propos de ses mains.

Cependant, on convenait qu’il était nécessaire de poursuivre les recherches sur le territoire où les ossements avaient été primitivement trouvés sous une épaisse couche de terre. C’était toute une expédition, comportant, sinon des périls, puisqu’on avait affaire avec des squelettes, mais des frais considérables, étant donnée la longueur des travaux. Généreusement, par un caprice peu ordinaire de milliardaire protecteur et Mécène de la science, M. Vanderbilt eut l’idée bien américaine d’organiser l’expédition à ses propres frais, avec à la tête le docteur Walters.

L’expédition revint, mais bredouille, tout comme celle du docteur Hæckel.

Mais voici qu’un brave négociant hollandais qui ne cherchait rien du tout, pour s’être simplement assis sous un arbre, avait reçu un pithécanthrope sur la tête. Il l’avait vu, il l’avait entendu et il lui avait parlé : « Khury-Khury. » « Nous la tenons enfin, s’écriaient les darwinistes exaltés, cette preuve de l’origine des espèces ; l’homme a retrouvé son ancêtre, il a des poils et une queue. » Et comme, aujourd’hui, tout vous a une petite teinte politique, on commençait à malmener d’importance la Genèse.

Mais les auteurs de l’article, n’y tenant plus, ont éclaté de rire au nez des savants consternés. Ils nous ont mystifiés. On avait jusqu’à présent pris le pithécanthrope pour un singe : c’est un canard.
 
 

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(in Paris, journal politique et littéraire du soir, vingt-sixième année, mercredi 21 septembre 1904 ; article repris dans La Justice, journal politique du matin, n° 280, 5 octobre 1904 ; puis dans Le Constitutionnel, journal politique, quotidien du soir, quatre-vingt-onzième année, vendredi 7 octobre 1904)

 
 
 

L’HOMME-SINGE

 

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Chaque fois qu’un voyageur prétend avoir rencontré quelque part un singe perfectionné ressemblant plus ou moins à l’homme, la nouvelle fait jaser nos bons anthropologistes en joie. Or, une feuille bâloise racontait, il y a quelques semaines, très sérieusement, qu’un négociant hollandais, M. Werdehouse [sic], s’étant perdu dans une forêt de Java, s’était trouvé tout à coup en présence d’une famille vivante de Pithécanthropes !

La presse du monde entier reproduisit l’information sensationnelle avec force commentaires.

Vous souvenez-vous du fameux Pithécanthrope ?

En 1894, un médecin militaire hollandais, M. Dubois, découvrit au cours d’une exploration militaire géologique, à Java, au milieu d’une innombrable quantité d’autres fossiles d’animaux, pour la plupart aujourd’hui disparus, une calotte crânienne, une dent molaire et un fémur ou os de la cuisse entier, qui attirèrent immédiatement son attention. La couche de terrain dans laquelle il opérait appartenait à l’âge tertiaire pliocène, c’est-à-dire à une époque géologique encore fort antérieure à la naissance de l’humanité, du moins s’il faut en croire la science anthropologique, qui a placé l’apparition de l’homme sur la terre vers le début de l’âge quaternaire, soit des milliers d’années avant le commencement de la civilisation égyptienne, dont les monuments nous font remonter à plus de 7000 ans.

Néanmoins, ces ossements semblèrent à M. Dubois appartenir à un être humain.

De retour en Europe, il étudia sa précieuse trouvaille avec le plus grand soin et en donna une description très complète, accompagnée de dessins, dans un mémoire qui fit grand bruit.

Il attribua ces os à un être bipède, intermédiaire entre les grands singes anthropoïdes connus et l’espèce humaine et possédant l’attitude verticale. Il soutint même qu’il s’agissait là du chaînon, de l’anneau manquant entre le singe et l’homme, si cher à la doctrine transformiste de Darwin.

Les spécialistes de tous les pays se mirent à discuter ; ceux de Paris, d’abord perplexes, ne tardèrent pas – la majorité, du moins – à adopter les conclusions du docteur hollandais. Mais, pendant ce temps, les savants étrangers n’étaient pas d’accord. Tandis qu’à Berlin, on déclarait que le fémur était d’un homme et qu’on attribuait le crâne à un singe, les anthropologistes anglais et suisses proclamaient que crâne et fémur étaient également humains. Un congrès était seul capable de trancher une aussi grave question. Il se réunit, en 1895, à Leyde, où M. Dubois apporta les pièces originales. Après un examen minutieux des ossements fossiles, et de longues discussions, le congrès conclut qu’il s’agissait là ou bien d’un être humain imbécile ou alors d’un individu normal ayant appartenu à une race intermédiaire entre les grands singes anthropoïdes et l’homme.

C’est cette dernière opinion que M. Dubois et un certain nombre d’anthropologistes n’hésitèrent pas à défendre et qu’ils continuent, d’ailleurs, à soutenir. D’après ces messieurs, nous descendons en droite ligne du singe, nous ne sommes que des singes transformés et la différence est si faible entre le Pithécantrope et l’homme actuel, qu’il n’y a pas lieu de chercher un chaînon intermédiaire. Ce chaînon est suffisamment représenté par la portion la plus arriérée de nos races sauvages ; les crânes humains d’Australiens ou autres sont peu différents du crâne de Java.

Est-il besoin de rappeler que l’hypothèse de M. Dubois donna lieu à d’ardentes controverses et qu’on lui opposa de très graves objections ? C’est ainsi, par exemple, que les antidarwinistes disaient à leurs adversaires : « En admettant l’exactitude de votre reconstitution du pithécanthrope, le spécimen est unique. Dans ces conditions, comment pouvez-vous être certain qu’il ne résulte pas d’un cas isolé ; qu’il ne fut pas, en son temps, une simple monstruosité sans signification ethnologique et de quel droit affirmez-vous que ce prétendu ancêtre a existé à l’état de race ? »

Tout le monde convint qu’il était nécessaire de poursuivre les recherches à Java, sur le territoire même où les ossements avaient été trouvés, afin d’essayer de découvrir d’autres vestiges du Pithécanthrope. C’était toute une expédition. Le milliardaire Georges Vanderbilt l’organisa à ses frais, chargeant un jeune savant américain, le docteur Walters, de diriger les fouilles.

Le docteur Walters s’acquitta consciencieusement de sa mission : il bouleversa, fouilla dans tous les sens les terrains susceptibles de renfermer des richesses fossiles, mais toutes ses recherches furent vaines ; il ne rencontra pas le moindre débris squelettique d’homme-singe : il revint bredouille.

Ce fut une véritable déception dans le monde des anthropologistes, et bien que le Pithécanthrope ait été exhibé à l’Exposition de 1900, il commençait à être un peu oublié, quand la publication sensationnelle du journal bâlois est venue lui donner un regain d’actualité.

Il ne manquait rien à l’aventure. Le négociant hollandais, M. Werdehouse, s’étant endormi sous un arbre de la forêt, avait été réveillé par un son étrange, analogue à celui qu’on émettrait en énonçant le mot « kurry-kurry. »

L’individu qui le poussait montrait, dans les branches, une tête quasi-humaine, couronnée de poils ou de cheveux bruns et avait le cou orné d’un collier. Il descendit de l’arbre et, en présence de l’hôte inconnu, qu’il considérait avec une attention un peu effrayée, il vaqua à ses petites habitudes ; il se baigna, mangea des fruits et des racines et invita sa femelle à l’imiter. Mme Pithécanthrope – car c’était elle que M. Werdehouse n’avait pas tardé à reconnaître – apparut, tenant en ses bras son petit, qu’elle berçait en lui chantant de jolies chansons, dont le sens échappait au négociant hollandais, qui se prit à regretter amèrement son ignorance de la langue des singes. M. Werdehouse songea cependant à s’approcher, mais la présentation fut plutôt fraîche. En homme qui se méfie des étrangers, le père se mit à grogner et l’enfant cacha sa tête dans le sein velu de sa mère, si bien que notre négociant, malgré tout son désir de faire connaissance, jugea prudent de ne pas insister.

L’histoire provoqua un réel émoi dans le Landerneau darwiniste où l’on commençait déjà à triompher.

On la tenait donc enfin, la preuve de l’origine des espèces ; l’homme, qui avait déjà retrouvé son ancêtre à l’état fossile, venait de le rencontrer vivant, en chair et en os. Il n’y avait plus à douter.

Par malheur, il a bientôt fallu déchanter, car, au moment même où d’âpres discussions allaient sans doute être reprises entre adversaires et partisans du transformisme, on apprenait soudain, au grand désappointement des premiers, que l’aventure du négociant hollandais était purement fantaisiste ; elle avait été imaginée d’un bout à l’autre par des journalistes facétieux en veine de jouer un bon tour aux savants. Ce récit n’était qu’une simple mystification, et ce Pithécanthrope vingtième siècle se métamorphosait en un affreux canard.

Ce n’est décidément pas encore cette fois que nos transformistes élucideront la question de l’homme-singe, soudant le singe à l’homme.
 
 

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(in Le Petit Journal, quarante-deuxième année, n° 15285, mardi 1er novembre 1904)

 
 
 

Variétés

 

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UNE BONNE HISTOIRE. –  Les rédacteurs des « Basler Nachrichten » sont des gens habituellement très sérieux. Cependant, le 1er avril de chaque année, ils se permettent quelque bonne fumisterie d’allure scientifique, à laquelle se laissent prendre parfois les savants eux-mêmes. Celle du 1er avril 1904 [sic, pour 1903], en particulier, a eu un succès fou, qui dure encore.

Voici ce que racontaient nos facétieux confrères :

« Un marchand hollandais, M. Bewen [sic], s’était égaré dans une forêt vierge de Java. Surpris par la nuit, il coucha sous un arbre. Tout à coup, il fut réveillé en sursaut par une voix qui disait: « Kourikouri. » Quand le matin parut, le marchand vit entre les branches de son arbre un nid gigantesque, dont l’ouverture seule mesurait 50 c. de diamètre. Par cette ouverture paraissait une tête avec des cheveux bruns. Enfin, un être singulier sortit avec précaution et dévala de branche en branche. Le Hollandais s’en alla ; mais, hanté par le souvenir de ce spectacle, il revint avec le docteur Verdehouse [sic], lequel étudia pendant plusieurs semaines les mœurs du mystérieux personnage. Il crut reconnaître le « pithecanthoropus erectus » de Hæckel. Les indigènes y voient plus exactement un singe, qu’ils nomment « asch perrizl. » Ce singe a un langage, d’ailleurs fort simple ; il connaît le feu et le vénère, mais il ne sait pas l’allumer… »

Pour un poisson d’avril, ce singe-homme était joli, avouez-le. Les « B. N. » voulaient sans doute ridiculiser les théories darwiniennes. Mais le journal bâlois était loin de supposer que sa plaisanterie serait prise au sérieux. On vit aussitôt dans ce singe parlant l’ancêtre en chair et en os du genre humain. Beaucoup de gens qui croient à la descendance simiesque de l’homme se jetèrent avec enthousiasme sur la découverte du Hollandais fabriquée, un jour de 1er avril, dans les bureaux de la rédaction.

Et voici que, plus d’un an après le récit funambulesque de la feuille bâloise, un grand journal de Bruxelles, le « Soir, » publie cette histoire comme une trouvaille scientifique, sous le titre « Les pithécanthropes de Java » !

Ce poisson réchauffé a passé ensuite jusque dans le grave « Journal des Débats, » qui trouve, toutefois, les déclamations du docteur V. peu dignes de foi. Par contre, divers journaux suisses reproduisent sans sourciller l’article « scientifique » du « Soir. »

C’est à mourir de rire, écrivent les « Basler Nachrichten. » Et il y a de quoi.
 
 

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(in Supplément à L’École primaire, organe de la Société valaisanne d’éducation [Sion], vingt-troisième année, n° 12, 15 novembre 1904)

 
 
 

 

 
 

 

LE PITHÉCANTHROPE
 

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L’être intermédiaire entre l’homme et le singe

 

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VA-T-ON DECOUVRIR L’ÊTRE

INTERMÉDIAIRE ENTRE

LE SINGE ET L’HOMME ?

 
 

par ERNEST LAUT,

vulgarisateur

d’histoire et de science.

 
 

Qu’en pensent les partisans de la doctrine de Darwin sur le transformisme ? Un explorateur du Congo a raconté dernièrement qu’il avait rencontré, dans la forêt d’Ituri, le « pithécanthrope, » l’individu intermédiaire entre le singe et l’homme.

Malheureusement, l’homme-singe s’enfuit à son approche et disparut. L’explorateur n’eut que le temps de l’apercevoir.

Jusqu’à présent, c’est dans l’Insulinde, à Sumatra, Bornéo ou Java, qu’on a surtout recherché les traces de notre primitif ancêtre.

En 1894, un médecin militaire hollandais, M. Dubois, découvrit, au cours d’une exploration géologique à Java, au milieu d’une quantité d’autres fossiles d’animaux, pour la plupart aujourd’hui disparus, une calotte crânienne, une dent molaire et un fémur ou os de la cuisse qui attirèrent immédiatement son attention. La couche de terrain dans laquelle il opérait appartenait à l’âge tertiaire pliocène, c’est-à-dire à une époque géologique encore fort antérieure à la naissance de l’humanité… Et ces ossements, pourtant, semblaient avoir appartenu à un être humain.

Le docteur hollandais les attribua à un bipède intermédiaire entre les grands singes anthropoïdes connus et l’espèce humaine et possédant l’attitude verticale. Il soutint même qu’il s’agissait là du chaînon, de l’anneau manquant entre le singe et l’homme, si cher à la doctrine transformiste de Darwin.

Tous les savants d’Europe discutèrent sur la découverte. Un congrès d’anthropologistes fut réuni. Finalement, presque tout le monde se rallia à l’opinion du médecin hollandais.

Mais les antidarwinistes n’avaient pas désarmé. Ils observaient avec raison qu’en admettant que ces ossements fussent ceux d’un pithécanthrope, le spécimen découvert était unique. Comment – disaient-ils à leurs adversaires – pouvez-vous être certains qu’il ne résulte pas d’un cas isolé, qu’il ne fut pas, en son temps, une simple monstruosité, sans signification ethnographique, et de quel droit affirmez-vous que ce prétendu ancêtre a existé à l’état de race ?

L’objection apparut fort raisonnable. On convint donc qu’il fallait poursuivre les recherches à Java, sur le territoire même où les ossements avaient été trouvés, afin d’essayer de découvrir d’autres vestiges du pithécanthrope. C’était toute une expédition à organiser. Le milliardaire George Vanderbilt en fit les frais. Un jeune savant américain, le docteur Walters, fut chargé de la diriger.

Il s’acquitta consciencieusement de sa mission ; les terrains susceptibles de renfermer les restes fossilisés de l’homme-singe furent fouillés, bouleversés… En vain ! Pas plus de pithécanthrope que sur la main.

Le coup fut rude pour les théoriciens du darwiniste. Pourtant, quelques années plus tard, une déception plus cruelle encore les attendait.

C’était à la fin de l’année 1904. Il y avait longtemps qu’on pensait plus à l’homme-singe, quand une information venue de Java et transmise – toujours de Java – de cette colonie à la presse hollandaise et, de Hollande, à la presse de toute l’Europe, le remit au premier plan de l’actualité.

Un négociant hollandais, M. Werdehouse [sic], excursionnant à travers les forêts javanaises, s’était endormi sous un arbre, quand soudain il avait été réveillé par un son étrange, analogue à celui qu’on émettrait en énonçant le mot « Kurry-Kurry. »

L’individu qui poussait ce son montrait, dans les branches de l’arbre sous lequel M. Werdehouse était couché, une tête quasi-humaine, couronnée de poils ou de cheveux bruns, et avait le cou orné d’un collier. Il descendit de l’arbre et, en présence de l’hôte inconnu qu’il considérait avec une attention un peu effrayée, il vaqua à ses petites habitudes ; il se baigna, mangea des fruits et des racines, puis appela sa femme et l’invita à faire comme lui.

« Mme Pithécanthrope » apparut, tenant en ses bras son petit, qu’elle berçait en lui chantant de jolies chansons, dont le sens échappait au négociant hollandais, qui se prit à regretter amèrement son ignorance de la langue des singes.

M. Werdehouse se leva alors et voulut s’approcher du couple. Mais l’accueil qu’il reçut ne fut guère encourageant. « Mme Pithécanthrope » se mit à grogner, tandis que l’enfant, poussant des cris aigus, cachait sa tête dans le sein velu de sa mère. Si bien que le négociant, malgré son désir de faire plus ample connaissance, se retira discrètement, estimant plus prudent de ne pas insister.

Je vous laisse à juger de l’émoi qu’une telle histoire provoqua dans le clan darwiniste. Enfin, on tenait la preuve de l’origine des espèces !… L’homme, qui avait déjà découvert les ossements de son ancêtre à l’état fossile, venait de le rencontrer vivant, en chair, en os… et en poils.

Par malheur, il fallut bientôt déchanter ; car, au moment même où les congrès d’anthropologistes allaient se réunir, et où les discussions du passé allaient se rallumer entre partisans et adversaires du transformisme, on apprenait soudain, au grand désappointement des premiers, que l’aventure du négociant hollandais était purement fantaisiste. Elle avait été imaginée d’un bout à l’autre par des journalistes hollandais désireux de se payer un peu la tête des savants… Eh ! oui, il y a aussi des humoristes au pays de la reine Wilhelmine !

Bref, tout le récit n’était qu’une simple mystification, et le pithécanthrope, finalement, se transformait en un vulgaire canard.

Les darwinistes seront-ils plus heureux, cette fois, et trouvera-t-on au Congo ce fameux homme-singe, qui ne fut qu’un mythe à Java ?… C’est chose possible, après tout. La nature est pleine de mystère ; et des siècles passeront encore avant que l’homme les ait tous élucidés…
 
 

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(Ernest Laut, in Le Midi socialiste, trente-et-unième année, n° 13373, samedi 13 mai 1939)