Toutes les fois qu’elle approchait des fêtes de Noël, de la Circoncision, des Rois ou autres jours de liesse, Mlle Athénaïs de Rocheblouve-Lanzy se pourléchait les babines à l’avance, car elle était friande de nature.

Elle avait alors accoutumée de convier en son hôtel de la rue des Basses-Loges, à Fontainebleau, quelques seigneurs et dames de choix. Elle les régalait de la meilleure manière du monde ; encore que ses biens viagers, hérités de feu son père, officier de vénerie de M. le Prince, fussent modestes, elle accomplissait au royaume de gourmandise les plus merveilleux prodiges.

Au propre, des choses de la table, la vieille demoiselle avait fait sa vie. Et jusqu’à la cour on devisait longtemps sur ses blancs-mangers et ses coulis.

Aussi bien, l’année 1680 s’emplit-elle pour Mlle Athénaïs de jours fastes. Son cousin, le chevalier de Lanzy, de l’ordre de Malte, revenant de ses caravanes, lui fit présent d’un magnifique paon blanc du pays des Indes. Un paon blanc !

Mlle de Rocheblouve-Lanzy ne se sentit point de joie…

Non pas qu’elle aimât les bêtes – autrement qu’en galantine. Mais combien son orgueil était satisfait lorsqu’elle songeait au beau festin de janvier 1681, qui se parerait chez elle d’un paon à la Royale, tel qu’on n’en voit qu’à la table de Leurs Majestés danoises !

Chaque matin, Mlle Athénaïs couvait son paon d’un œil gourmand et elle le gorgeait d’honorables céréales, en attendant qu’elle lui tordît proprement le col et qu’elle préparât les lèchefrites.

« Mignon ! Mon beau mignon !… »

En le qualifiant sans franchise de cette flatteuse épithète, elle appelait son hôte comestible, quand elle fut un jour très surprise de voir surgir en son lieu et place, du fond de sa belle allée d’ypréaux, le Révérend Père Coquatrix.

Le Révérend Père Coquatrix, ministre des Mathurins de Fontainebleau, appartenait à l’ordre admirable des Trinitaires pour la Rédemption des Captifs, fondé par Jean de Matha.

Son zèle fougueux d’apôtre avait révolutionné la cour et la ville. Il avait le don de faire délier les bourses les mieux fermées, pour venir en aide aux malheureux prisonniers qui depuis deux ans gémissaient dans les États barbaresques. En ronchonnant et maugréant, Mlle Athénaïs sortit deux méchants écus de son escarcelle, qu’elle tendit sans grâce au Père Mathurin.

«  Tout beau, madame, reprit celui-ci en posant familièrement la main sur le bras de la « donatrice » et en la scrutant de son bon regard… Vous croyez être quitte avec cette chétive obole, mais vous errez grandement. Vous ignorez les souffrances des malheureux qui, après avoir combattu pour nous, ont été pris sur nos mers par mécréants et scélérats.

– Mais, mon père… »

Le R. P. Coquatrix n’écoutait point. Il développa pour la centième fois, avec son habituelle éloquence, le thème qui lui était favori. Simplement il dit les malheurs de nos frères, la faim qui les torturait, la soif qui leur brûlait les entrailles, leur sommeil hanté de cauchemars sur la paille pourrie, les chiens maudits qui veillaient, féroces, autour de leurs entreillagements…

La voix du Père Mathurin devenait plus ample, tremblait d’émotion. Il avait des mots durs pour les mauvais riches qui « ne comprennent pas, » des paroles de détresse au sujet des indifférents qui, ne connaissant point les geôles infernales, ne « savent » pas donner…

Cependant, Mlle Athénaïs tombait peu à peu en une songerie salutaire. Un nouveau miracle de la charité et de la foi s’accomplissait… Pelotonnée dans son bien-être, impropre jusqu’ici à projeter ses regards vers les misères lointaines, elle voyait s’ouvrir devant elle les portes d’un Enfer insoupçonné.

Elle comprenait lentement, bercée par la voix de l’apôtre, l’inanité de sa vie, la vanité de ses plaisirs, dont le paon blanc qui faisait la roue sous le soleil, dans l’encadrement vert des ypréaux, lui apparaissait comme un symbole.

Elle hésitait sur la conduite à tenir.

« Mais, mon père…

– Mais, ma fille, rien n’est plus aisé pour vous que de secourir ces malheureux. J’ai ouï dire que vous vouliez festoyer avec les chairs de cet animal de luxe ? Fi donc !… pendant que nos frères souffrent… Le pourrais-je croire ? Je voulais simplement vous dire que M. Sevin de la Pinaye, gouverneur des oiseaux de S. M. et qui est fort de mes amis, cherche un paon blanc pour la volière royale. Il en donnerait cent livres. Cent livres ! quel trésor pour mes prisonniers… »

Il y eut quelques instants d’indécision. Puis d’une voix brusque :

« Emportez ! » commanda Mlle de Rocheblouve en désignant le paon immaculé.

Une heure plus tard, un curieux spectacle attirait les regards des officiers de la maison du roi. Le R. P. Coquatrix, n’ignorant rien des replis de l’âme humaine, avait « saisi la balle au bond, » craignant un retour de Mlle Athénaïs sur elle-même.

Gravement, il cheminait vers le château, tenant sous le bras un paon blanc mal dissimulé dans les plis de sa blanche soutane.

Mais personne ne rit, car sur la poitrine du trinitaire un signe sacré commandait le respect : la croix de gueules et d’azur, symbole de la Merci des Captifs.
 
 

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(André de Maricourt, « Contes et récits de l’Écho de Paris, » in L’Écho de Paris, nouvelles du monde entier, trente-quatrième année, n° 11839, dimanche 14 janvier 1917 ; Hans Frank, « Le Paon blanc, » lithographie, 1910)