« Je ne vous raconterai pas, me dit-il, comment je réussis à m’emparer de la cassette qui renfermait les papiers secrets du prétendant. Le récit vous en paraîtrait fastidieux. Mais la suite vous intéressera peut-être.

Cette cassette, il fallait la garder. La ruse seule me le permettrait.

Dans ces conjonctures, je me souvins fort à propos de deux choses, dont la combinaison allait me tirer d’embarras.

L’une était que je m’étais rendu locataire du fort Éloi pour une période de douze années.

L’autre : que mon vieil ami Anselme m’avait manifesté, à l’égard de cette citadelle marine, une admiration enthousiaste et le désir d’y séjourner quand je voudrais bien le lui permettre.

L’idée que j’avais eue de louer l’énorme donjon était baroque. Je m’en étais passé la fantaisie peu coûteuse sans savoir le moins du monde ce que je ferais de cette bastille battue par les flots. Un jour, franchissant le pertuis sur un yacht de plaisance où, précisément, se trouvait Anselme, j’avais été impressionné par la majesté sévère du fort Éloi.

Il se dresse, tout seul, au milieu de la mer. Pas un roc, pas une langue de terre. Rien que la formidable muraille arrondie et les digues massives qui en protègent l’entrée. Vauban a construit cela sur le fond même de l’Océan, pour compléter le système de ses défenses côtières.

Nous contournâmes la forteresse. À l’ouest, un grand escalier de pierre, sans rampe, d’un effet incomparable, plonge dans la mer ; sa pente épouse la courbe de la maçonnerie ; ses degrés aboutissent, en haut, à une porte dont les tempêtes ont tordu les ferrures.

À cette vue, Anselme avait poussé des cris d’extase. Moi-même, je le répète, je m’étais senti puissamment captivé. On me dit que le fort, abandonné, menaçant ruine, était à louer.

Le surlendemain, j’avais signé le bail, et depuis, je ne m’en étais plus soucié.

Les circonstances mettaient soudain le fort Éloi au premier plan de ma pensée.

Ayant pris ma décision, j’allai voir Anselme. Je lui dis ce que j’attendais de lui. Un séjour là-bas le séduisait-il ? J’irais le retrouver dans une quinzaine.

Il me répondit que ma proposition l’enchantait et que rien ne lui était plus agréable que la perspective d’une retraite dans un lieu aussi grandiose.

Il partit donc presque aussitôt, accompagné d’un vieux et fidèle serviteur, emportant force denrées alimentaires et de quoi camper dans deux chambres de l’édifice. L’été commençait et la température, qui était clémente, facilitait singulièrement toutes choses. Je fis à Anselme mes recommandations. Au surplus, sa tâche était facile. Personne, à coup sûr, ne viendrait l’importuner ; il n’avait qu’à m’attendre, en jouissant, tout son soûl, de la mer, du ciel et de la solitude.

Quinze jours plus tard, je pris le train, moi aussi. Parvenu à l’extrême pointe des terres, je traitai avec un pêcheur pour la courte traversée. Et bientôt je vis se rapprocher, devant la proue de notre pinasse à moteur, la masse imposante du fort Éloi qui, tout à l’heure, n’était qu’une petite tache grise sur l’horizon.

Les îles, au loin, tendaient leurs minces lignes verdâtres. Les vagues écumeuses déferlaient à la base du fort. Au-dessus de ses créneaux, les cormorans volaient, battant l’air de leurs grandes ailes lentes.

Anselme parut bientôt sur les ouvrages avancés. Il agitait gaiement son mouchoir. La pinasse pénétra dans l’étroit bassin que les digues ménageaient. Je congédiai le patron en lui disant de revenir nous prendre quarante-huit heures plus tard et, grimpant par une suite de marches raides et rongées des eaux, j’arrivai dans les bras d’Anselme.

Tout de suite, je m’aperçus que le brave garçon était sous l’empire d’une heureuse et vive exaltation ; et je lui en demandai la raison avec le sourire d’un homme qui s’attend un peu à la réponse qu’on lui fera. Je pensais tout simplement que le décor – non pareil, en vérité – avait procuré à mon poète des satisfactions bien supérieures encore à celles qu’il avait prévues.

La réalité était beaucoup plus étrange.

Anselme, me montrant un visage à la fois mystérieux et émerveillé, me pria d’attendre la nuit pour connaître ce qu’il appelait une chose « extraordinaire, incroyable et charmante. » Je me laissai faire, gardant ce sourire indulgent qu’on a pour les enfantillages des âmes simples et douces, promptes à l’admiration. Au surplus, le soir venait : je n’aurais donc pas longtemps à attendre la révélation du secret.

Nous dînâmes tout en haut, sur la vaste terrasse, tandis que les cormorans effarouchés menaient, dans le crépuscule, autour du fort, une ronde infatigable. J’avais apporté des provisions fraîches. Le petit festin ne laissa rien à désirer, et il faut reconnaître que l’heure, le site, toute cette grandeur céleste et océane, composaient une ambiance féerique.

Anselme me regardait fréquemment d’une manière ambiguë, avec des yeux où passaient les reflets d’une joie bizarre. Je me faisais un malin plaisir de ne pas l’interroger.

La nuit, violette, monta de l’Orient, parée d’une lune toute ronde et couleur d’orange.

« Quand il fera tout à fait nuit, dit Anselme, elles viendront. Je commence à les connaître. »

Je fis sur moi-même un effort méritoire et je gardai le silence.

Nous tuâmes le temps à fumer, sur la terrasse, en regardant se mouvoir, aux clartés du couchant et de la lune, l’étendue grondante qui nous entourait. Enfin, Anselme me prit par le bras et nous descendîmes dans la chambre qu’il occupait.

Il ouvrit la fenêtre, à laquelle les murs cyclopéens faisaient une embrasure profonde, et poussa jusqu’au bord une valise radiophonique qu’il avait emportée parmi ses bagages.

Immédiatement, la musique mêla son charme à celui de la nature, et Wagner régna sur les flots.

« Regarde bien, me dit Anselme à l’oreille. Regarde la mer… »

Le vieux serviteur se tenait derrière nous. Lui aussi regardait la mer, en bas. Il avait l’air subjugué d’avance.

Je me taisais toujours, continuant à jouer mon jeu ; mais combien j’étais impatient de savoir ce qui allait sortir de ce clair de lune merveilleux, de ces lames toutes miroitantes d’éclats argentés !

Au bout d’un quart d’heure d’attente vaine, Anselme, inquiet, déçu, murmura :

« Elles devaient être là. Hier, avant-hier, elles sont venues dès les premiers accords… N’est-ce pas ? ajouta-t-il en s’adressant au domestique.

– Oui, monsieur, répondit l’autre, qui semblait non moins désappointé.

– Qui, elles ? » demandai-je enfin.

Anselme ne me répondit pas encore. Il différa quelques minutes, scrutant la mer, le pied des murailles et l’endroit où l’escalier de conte de fées s’enfonçait sous les eaux. Puis, au bout de ce temps, comme si je l’eusse interrogé à l’instant même, il chuchota d’un ton hésitant :

« Les sirènes.

– Quoi ? » m’exclamai-je.

Il reprit :

« Voici plusieurs jours qu’elles venaient, attirées par la musique… Elles étaient nombreuses… Elles allaient jusque sur l’escalier… On voyait…

– Des sirènes ! Tu es fou ! »

Une angoisse m’étreignait. Je pensais tout à coup aux stratagèmes qu’on avait pu employer… D’un sous-marin, je voyais débarquer en secret toute une figuration de nageuses…

« Anselme, balbutiai-je, le cœur battant, la cassette… la cassette est toujours là, n’est-ce pas ? »

Il rougit.

« Ma foi, je le suppose… Je l’ai cachée dans une casemate…

– Allons voir ! »

Nous descendîmes précipitamment un colimaçon de fer rouillé. Nos pas retentissaient, métalliques, dans le grand vide du fort délabré. Au-dehors, l’Océan mugissait avec douceur.

Et, naturellement, la cassette avait disparu. »
 
 

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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-deuxième année, n° 18867, samedi 16 novembre 1935 ; « Nos Contes, » in Le Progrès de la Côte-d’Or, républicain régional, soixante-huitième année, n° 203, mardi 21 juillet 1936 ; illustration d’Arthur Rackham pour The Ring of the Nibelung de Richard Wagner, Londres : William Heinemann, 1910)