« Joe ! balbutia Jim en sortant du bar, – et cet incorrigible ivrogne étayait son corps chancelant aux épaules du camarade, – vous me rappelez, mon joyeux garçon, ces chevaux de France qui ont accoutumé de prendre leur droite ! Oubliez-vous que nous sommes à Londres ?… C’est à gauche qu’il faut aller. Là se trouve la Tour, qu’on apercevrait, en dépit de la nuit, sans ce damné brouillard d’enfer ! Et ne savez-vous plus que le meilleur whisky se débite dans ces parages ?

– Jim, assura Joe d’une voix pâteuse, je veux bien vous croire ; mais avouez, mon cher garçon, que vous êtes, ce soir, ivre comme un lord ! Avouez-le ou je demeure en place ! »

Jim avoua sans doute, car les deux amis s’acheminèrent vers la Tour, l’un élancé et vacillant ainsi qu’un roseau sous la brise, l’autre pansu comme une dame-jeanne ; et tire à hue, et tire à dia, rebondissant aux murs, titubant dans la brume, ils s’en allaient gaiement, l’âme illuminée de soleil. La clarté jaunâtre des réverbères stagnait dans le brouillard ; parfois la porte d’une taverne, violemment éclairée, flambait comme un phare, et les deux compagnons entraient gravement, pour repasser bientôt le seuil, bras dessus, bras dessous, et lestés d’un nouveau whisky. Un instinct subtil les guidait. Ils allaient, familiers de la brume épaisse, toussant, soufflant, époumonés.

« Nous approchons, assurait Jim ; tenez-vous, je vous prie, ainsi qu’un gentleman. Soyez digne de votre sort. Redressez-vous, Joe ! Le meilleur whisky du royaume ne saurait être bu par un mauvais ivrogne de votre incorrecte apparence ! »
 

*

 

La forme qui surgit soudain du brouillard et vint à leur rencontre était bizarre, en vérité ! C’était là, à n’en point douter, une créature humaine, drapée dans un très long manteau. Un feutre insexué dissimulait ses traits. Mais ni la brume ni l’ivresse ne rendaient Jim aveugle. Il quitta Joe brusquement et saisit à pleins bras le promeneur nocturne.

« Par Saint-George ! dit-il, bénie soit la rencontre ! Votre Grandeur vient-elle de la Tour ? Elle pourrait guider nos pas vers la taverne du glorieux Poppy, où nous boirons le meilleur whisky du royaume ! »

L’interpellé tenta de se dégager, mais Jim l’enserrait de sa puissante étreinte.

« Saluez, Joe !… Un gentleman doit le respect aux dames, et c’est une dame, je vous assure. Soyez galant, mon cher garçon, et prenez ce paquet qu’elle tient sous le bras. Mistress Un-Tel, vous plairait-il de venir goûter en notre compagnie au meilleur whisky du royaume ? »

L’inconnue fit effort pour lui échapper, mais déjà il passait son bras sous le sien, et Joe, mis en belle humeur, s’accrochait à elle de l’autre côté. Elle n’avait pas dit un mot. De toutes ses forces, elle serrait sur sa poitrine un assez long paquet et tentait en vain de s’enfuir. Elle dit pourtant d’une voix saccadée :

« Lâchez-moi, gentlemen, ou j’appelle au secours ! »

Mais allez donc convaincre deux ivrognes ! Ils s’appuyaient contre elle d’une telle façon qu’elle demeurait prisonnière. Et, malgré sa menace, elle ne criait pas ; elle avait ses raisons, sans doute. Jim l’entraînait de son pas le plus vif, et la brume semblait les isoler du monde… Une porte vitrée s’accusa soudain, pénétrée de lumière, ouverte comme un œil au fond d’un couloir. Jim esquissa un pas de gigue.

« Poppy ! glapit-il. Salut, noble Poppy ! Salut au whisky de nos pères ! »

Des larmes attendries lui montaient aux yeux à toucher ainsi brusquement au port, et l’inconnue en profita pour essayer une dernière fois de lui brûler la politesse. Mais il la poussa dans l’étroit couloir, ouvrit une petite porte : ils échouèrent dans une salle basse, mal éclairée par un quinquet et qui empestait l’huile, l’alcool et la pipe. Jim avança un escabeau.

« Asseyez-vous, mistress Un-Tel, et débarrassez-vous enfin de votre fardeau… En vérité, Joe, vous êtes peu attentionné envers les personnes du beau sexe, et je vous tiens pour ivre, mon cher compagnon ! »

Joe s’affala dans un coin, pareil à une loque, comme assommé par l’air brûlant de la taverne. Jim frappa des pieds et des poings en réclamant avec autorité le whisky de ses pères. L’inconnue s’assit dans le coin le plus sombre. Ses bras tenaient étroitement le long paquet, roulé dans une toile et que maintenait une corde. Une tache brune maculait l’enveloppe et Jim parut l’apercevoir, car il se pencha lentement. Cela, sans doute, l’intriguait. Il frotta ses yeux et se pinça soudain le nez, car une odeur fade lui avait jailli au visage.

« Mistress Un-Tel… » prononça-t-il.

Mais le garçon entrait, portant une pinte de whisky, et Jim dut s’employer à emplir jusqu’aux bords les gobelets d’étain. Puis il se leva, arrondit le coude et entonna superbement la vieille chanson écossaise : « Whisky ! whisky ! soleil dans la brume… »
 

*

 

Par la porte ouverte sur la salle commune, il leur venait une lumière trouble, des relents empestés et des éclats de voix confuses. Une, plus aigre que les autres, dominait pourtant le tumulte. On ne voyait point l’orateur, mais on le devinait debout près du comptoir, le verre en main, et il contait cette aventure d’un sien ami quittant sa femme pour aller vivre auprès d’une maîtresse dont il avait un enfant.

« Voilà qui est inconcevable ! prononça Jim en observant que l’inconnue ne vidait point son gobelet. Comprenez-vous, Joe ? Le meilleur whisky du royaume ! »

Mais Joe n’entendait plus rien. Son verre bu d’un trait, il sommeillait, bercé par le halètement de la taverne… Dans la salle voisine, le conteur poursuivait son étrange récit. L’épouse abandonnée, frémissante de haine, avait eu recours à de cruelles représailles. Elle avait volé le petit et l’on cherchait depuis vainement sa trace. Un croqueur de sucre de trois ans !

« Posez votre paquet, mistress Un-Tel, conseilla Jim, que Votre Grâce puisse goûter à ce whisky incomparable ! »

Il avança la main pour la débarrasser, mais l’inconnue se rejeta contre la muraille, serrant étroitement son bien, et l’on voyait ses yeux de fièvre et son corps secoué d’incessants frissons.

« C’est une femme de haute taille, ajoutait le conteur, et presque un homme, en vérité ! Qu’a-t-elle fait de cet enfant ?… À la Tamise ou dans l’égout, et coupé en morceaux, peut-être ! »

Il y eut des protestations. L’inconnue semblait frissonner davantage ; ses dents s’entrechoquaient. Et tout à coup Jim se pencha, pénétré d’un doute. En dépit de l’ivresse, il considéra sa compagne, dont il avait noté déjà les apparences masculines. Pourquoi donc, dans la rue, n’avoir point appelé à l’aide ? Pourquoi se taisait-elle encore ? Pourquoi ces frissons ?… La tache brune semblait avoir grandi ; elle maculait maintenant une moitié de l’enveloppe et un suintement visqueux détrempait la toile. L’odeur fade s’exaspérait.

« Gentlemen, dit quelqu’un, vous pouvez m’en croire : elle aura tué le petit par vengeance ! »

Jim avança les mains.

« Donnez-moi cela ! » dit-il brusquement.

L’inconnue se dressa, prête à se défendre ; mais Jim approchait plus encore et, sous ses doigts, il crut sentir ainsi qu’une chair molle. Les yeux de fièvre étaient sur lui, la bouche s’entrouvrait comme prête à mordre. Il agrippa la corde désespérément, le paquet se défit et quelque chose tomba à terre. Jim recula tout éperdu d’angoisse, se jeta dans la salle et, la main tendue, il désignait le cabinet et balbutiait d’une voix trouble :

« Écoutez, gentlemen ! L’ogresse est là, je vous le jure ! Nous l’avons rencontrée qui portait l’enfant mort dans une vieille toile… Elle est là, gentlemen !… elle est là, vous dis-je ! »

On hésita d’abord, puis chacun précipita. Mais l’inconnue avait ouvert la porte et pris le couloir, et s’était évadée vers la brume complice, si bien qu’on ne trouva que trois gobelets et le gros Joe qui cuvait, impassible, le meilleur whisky du royaume.

« Idée d’homme ivre ! » fit quelqu’un.

Mais Jim s’était baissé et, blême d’épouvante, il jeta sur la table une main exsangue, coupée au poignet, une petite main de croqueur de sucre, dont les doigts sans vie s’écartaient lourdement comme les branches d’une étoile morte à la lumière.
 
 

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(Louis-Frédéric Sauvage, « Contes des mille et un matins, » in Le Matin, vingt-sixième année, n° 9163, mardi 30 mars 1909 ; Mathias Grünewald, retable d’Issenheim [détail de la crucifixion], tempera et huile sur bois de tilleul, 1512-1516)