« Heureusement, dit Tassier, que nous avons la chasse, dans ce satané pays. Sans elle, bougre ! nous serions tous opiomanes ou alcooliques ! »

Nous étions assis dans la véranda du bungalow de M’Drak, lequel surplombe de quelques mètres la route qui va du Khanh-Hoa au Darlac. (1) Le bungalow de M’Drak est une grande cabane en lattes, sans étage, sur pilotis. Des fourmis rouges y trottinent sur les tables et les consommations n’y sont pas pour rien ! Il y a un poste de Garde Indigène, à M’Drak, et deux miliciens Radès (2), debout près de notre voiture, discutaient en leur langage heurté de la valeur masticable du cerf que nous avions chassé à la lanterne et tué deux heures plus tôt.

À présent, avec l’aurore, les montagnes environnantes envoyaient leur humide fraîcheur et, dans la vallée onduleuse où croissait l’herbe claire de la fin de la saison sèche, les cailles remuaient en sourdine d’invisibles castagnettes. Y répondirent le kékédéka d’un perdreau branché, le cocorico sonore quoique bref d’un coq de bambous et le disgracieux coup de clairon d’un paon éveillé en mauvaise humeur. Des nuées blanches et grises encapuchonnaient les cimes ; d’autres traînaient immobiles aux creux des vallons. Mais insensiblement une brise de terre s’élevait, qui disloquait les brumes et les poussait vers l’est. Apparaissaient l’une après l’autre les éminences granitiques couvertes de sombre forêts. Je sentis une main se poser, un peu frémissante, sur mon bras et Tassier murmura, d’une voix bizarrement rauque :

« Vous les voyez, « La Mère et l’Enfant » ? »

En effet, sous l’écran vaporeux lentement hissé par les forces aériennes, très haut et très loin là-bas vers le nord, dominant le chevauchement des meulons et des pentes, surgissaient deux manières de citadelles trapues, farouches, qu’un rayon rouge soudainement projeté entre deux nuées éclaira. Je tournai les yeux vers mon compagnon de chasse. Tout en remuant d’un geste machinal le café refroidi de son gobelet, il ne cessait de fixer attentivement les formidables silhouettes, où la lumière à présent plus crue mettait des reflets clairs et des trous noirs.

« Et alors, Tassier, vous faites de l’hypnotisme ? »

Tassier eut un sourire forcé.

« Non, dit-il, je pense seulement à Marcillac. »

Je levai des paupières étonnées :

« Marcillac ?…

– Oui… Vous ne savez pas… vous ne l’avez pas connu. Il y a dix… douze ans, peut-être…

– Ah ! oui…. fis-je poliment. Il a dû tomber dans un ravin ou se faire manger par un tigre ? »

Tassier haussa les épaules comme si j’avais énoncé une stupidité.

« Par un tigre ?… Mais non, voyons…

– Alors ? »

Tassier liquida son café, s’allongea du mieux qu’il pût, alluma une cigarette, et sans cesser de contempler la lointaine montagne, reprit :

« Est-ce qu’on sait ! Est-ce qu’on sait ce que recèlent ces énormes étendues inexplorées, ces forêts lugubres et impénétrables, ces ravines d’où se projette et déborde une flore insensée ! quels êtres insoupçonnés et certainement étranges se cachent dans cette jungle dense, dont la houle fait songer aux vagues océanes !… quels animaux merveilleux ou répugnants…

– Ho là ! ho là… interrompis-je plaisamment ; quel lyrisme ! Quel mystère ! Je ne connaissais pas Tassier poète… Vous savez pourtant très bien, cher ami, que le vierge, l’inexploré, l’inconnu, c’était bon jadis, voilà un demi-siècle. À notre époque…

– … Nous sommes plus malins, c’était entendu, jeta mon compagnon avec un haussement d’épaules. Parce que, une fois, une mission géodésique a grimpé là-haut… qu’est-ce que ça prouve ? Demandez à une chenille qui rampe dans un pré de mille hectares ce que cachent les brins d’herbe avoisinants ! Et vous auriez voulu sans doute que la faune entière des solitudes s’en vint stupidement faire des laïs (3) aux fourmis humaines, par ailleurs suffisamment occupées à tailler leur voie dans le fouillis végétal, à se garer du soleil et de la fièvre et, fourbus, à se calfeutrer dans leurs tentes, la nuit tombée ? C’est assez rigolo ! »

Je me fis conciliant. À tout prendre, d’ailleurs, le camarade devait savoir : on ne peut réfuter ce qu’on ignore et Tassier me semblait savoir quelque chose de plus que moi là-dessus. Il fallait l’obliger à se livrer : je jouai l’incrédule.

« Sans blague, mon vieux, c’est pour vous payer ma tête ? Ça ne prend pas. Des arbres et des cailloux, il en est d’autres en Annam : on les connaît ; il y a des connais (4), des éléphants, des gaurs, enfin, quoi, des tas de bestioles qu’on peut voir au Jardin Botanique de Saïgon ! Il se peut même qu’on y trouve un veau à cinq pattes ou une chèvre à deux têtes… Et puis ? »

Tassier ne répondit pas. Il avait l’air excédé. Il se leva, se dirigea vers l’automobile, tourna la manivelle, prit place au volant. Je m’assis à son côté et alors, ostensiblement, je ricanai en désignant du menton la lourde mitre de pierre, solitaire et inviolée (5) :

« Peuh ! Qu’est-ce que c’est que ces deux mille mètres-là à côté du Gaurisankar ou même de notre Mont-Blanc ! On pourrait croire, ma parole…

– Zut ! » coupa Tassier.

Et il embraya.
 

*

 

Il faut savoir attendre, n’est-ce pas ?

Quinze jours plus tard, nous étions assis à la même place, mais le soir. Altérés par une poursuite de douze heures après un éléphant blessé, que nous avions fini par envoyer au diable, nous sirotions, avachis dans les rotins du bungalow, un pernod clarifié. Là-bas vers l’ouest, le soleil sombrait derrière les crêtes et jetait plein de chiffons sanglants dans le ciel. Un dernier rayon pourpre accrocha la tête massive de « La Mère » ; elle bougea : jeu de lumière mais qui me fit impression. Puis une insidieuse brume enveloppa comme d’un mica le flanc des monts ; cela, d’abord indécis, devint un riche manteau violet, bleu-violet, violet-noir, puis une sombre chape informe. Pensifs, nous regardions cela qui se noircissait, prenait de minute en minute de plus lugubres teintes… Et nous demeurâmes ainsi, immobiles, tous suggestionnés jusqu’à ce que cela ne fût plus qu’un fond à l’encre de Chine dans les ténèbres du ciel. Alors, Tassier parla :

« Il est peut-être encore là-haut, murmura-t-il. Cette faible lumière… Ne l’avez-vous pas remarquée,voici un moment, près du sommet ?

– Une lumière ?

– Oui, là, un peu à droite… »

Non, je n’avais rien remarqué. Une mouche à feu apparaît parfois comme une flamme lointaine. D’ailleurs… quelle vraisemblance ? Il n’y a pas d’hommes sur ces pitons géants, ni blancs, ni jaunes. C’est trop loin, c’est trop haut, c’est trop redoutable ! C’est l’habitat du grand ours carnivore, de l’aigle royal et du tigre à fourrure, mais, sans doute… de rien d’autre ?…

« Tout ça… tout ça… on ne sait pas, conclut Tassier, qui semblait avoir suivi mon raisonnement. Faudrait y aller voir ! »
 

*

 

Nous y irions peut-être voir un jour. En attendant, il me conta ce qui suit :

« Marcillac avait alors vingt-cinq ans. Gars solide, sportif, intelligent, il avait été choisi par la « Blue-Stone » du Cap pour prospecter en Indochine les pierres précieuses. Il connaissait son affaire, ayant travaillé pendant trois ans avec son père aux mines du Natal. Moi, je l’avais connu en cherchant de l’or dans le Kontum, (6) connu d’une façon assez peu banale : mon bonhomme venait de blesser un gaur, tout près de l’endroit où j’avais abattu un banteng (7) l’avant-veille, le laissant sur place comme appât à tigres, et que j’allais inspecter. J’avais entendu la 405 péter et je me tenais sur mes gardes ; ça n’a pas loupé : mon novice s’amène à fond de train sur notre sentier avec le con-minh (8) qui lui soufflait aux talons, s’empêtre dans le tranh… Outre ! que vous me feriez dire, il était moins une !

– Vous avez tué le gaur ?

– Dame, c’était pas le moment de faire des politesses ! Mais, n’est-ce pas, dans toutes les brousses du monde, c’est presque toujours en de semblables circonstances que se cimentent les plus solides amitiés… Voilà donc, un beau jour, mon nouveau copain qui, tout de go, me propose d’ascensionner « La Mère et l’Enfant. » Une jolie petite grimpette ! Mais il avait la conviction que les replis inexplorés du pic fameux nous fourniraient des trouvailles intéressantes et, d’autre part, il était séduit par la perspective de graver son nom sur la roche dominante, tout en haut, là où nul humain n’avait jusqu’alors accédé.

Je n’essayai pas de le dissuader, à quoi bon ! L’entreprise n’était pas plus folle qu’une autre. Après avoir fait les préparatifs indispensables, nous partîmes donc avec quelques porteurs mois (9) et un bêp (10) d’Annam.

Tout alla bien le premier jour. Le second, je tirai un cerf pour la viande. En le poursuivant, je boulai sottement dans un ravin et me donnai une entorse. On est idiot ou on ne l’est pas !

Très ennuyé, Marcillac manifesta néanmoins la volonté de continuer seul. J’opposai là-contre une foule de bonnes raisons, mais le gars était têtu : rien à faire. Je redescendis dans un hamac porté par deux coolies.

Huit jours passent ; personne ! Je commençais à m’inquiéter quand je vis rappliquer mon Marcillac. Ses gestes étaient fébriles ; ses yeux brillaient d’un feu étrange.

Il s’assit près de ma chaise longue, se versa un whisky bien tassé et m’asséna une de ces histoires…. non !!! Avait-il pris un coup de bambou ? Était-ce une tare héréditaire ? Tout porte à le croire… C’est-à-dire, je m’exprime mal : tout portait à le croire, car, depuis, j’ai réfléchi : Marcillac n’était pas plus fêlé que vous et moi. Bref, la petite troupe avait donc progressé, après mon départ, de façon normale quand, à mi-hauteur, le lendemain matin, au réveil, voilà qu’ils trouvent un porteur « chiêt. » (11) L’homme, allongé sous sa couverture, était saigné à blanc et sa face camuse non seulement ne reflétait aucune frayeur mais, même, ébauchait un sourire. Marcillac l’examina et découvrit de suite un trou rond et rouge, large comme une pièce de quarante sous, derrière l’oreille gauche. Un vampire ! Pourtant, le diamètre de la succion l’étonna grandement, non moins que le résultat, car, pour vider ainsi cet homme robuste, il avait fallu autre chose que l’une de ces grosses chauves-souris répugnantes au vol ouaté, que l’on voit chaque soir diriger leur trajectoire silencieuse et rectiligne de la montagne vers les plantations ! Étrange !… Il expliqua néanmoins tant bien que mal l’accident à ses mois et à son bêp pas rassurés du tout et l’on repartit après avoir enseveli le cadavre.

La nuit d’après, les hommes construisirent des huttes de feuillage et s’y claquemurèrent. Marcillac, quoique bien las, dormait en gendarme.

Il eut soudain conscience que la plainte harmonieuse qui berçait son sommeil avait une cause réelle. Il se dressa sur son lit-picot, se frotta les paupières, regarda sa montre : dix heures, et rampa hors de sa tente. La musique, aux sons longs et lascifs comme les produirait une corde de harpe nonchalamment pincée, devint plus nette. Notre gars, profondément étonné, regarde, ne voit que la clairière et le camp entouré d’un cercle de brasiers qui menacent de s’éteindre. Il va vivement à l’un d’eux, l’alimente d’une brassée de bois mort : la flamme jaillit, claire ; un piaulement aigu dresse l’homme qui aperçoit une grande forme blanche aux ailes crochues s’élevant pesamment au-dessus des foyers. D’un geste prompt, il braque son revolver et tire, mais la forme s’enfonce en zigzagant dans la nuit. Le copain reste un moment figé, abasourdi, se gratte l’oreille avec inquiétude, raconte aux indigènes apeurés qu’il a trébuché en effectuant une ronde et, finalement, retourne se coucher ; il n’y avait vraiment rien de mieux à faire.

Le jour suivant, le moi de tête, au détour d’un sentier naturel sinuant à flanc de paroi, s’arrête pile, bande son arbalète et décoche un trait. Marcillac entend de nouveau le piaulement aigu de la veille, suivi d’un fracas de branchages et de cris humains vite affaiblis. Il galopa jusqu’au coude du sentier et aperçoit le moi qui, penché sur l’abîme, montre quelque chose. Le sauvage, très excité, assure avoir fléché un énorme vampire blanc qui dormait, ailes étendues, au creux ; c’est que le moi, encore tout effaré, lui affirme que cette bête étrange, qu’il voyait pour la première fois, ressemblait à une femme de chez nous…

Marcillac frémissant mit au point ses jumelles, sonda la verdure épaisse sous laquelle la pente abrupte dévalait jusque, plus de cent mètres en contrebas, au lit d’un torrent caché mais grondant… Et, soudain, il tressaillit de joie et de crainte : il tenait l’être inconnu dans son champ visuel ! Affalé sur un buisson, ses ailes membraneuses aux reflets de soie rousse mollement palpitantes, un animal bizarre, une sorte de femme, une créature de cauchemar, blanche, crûment, dans le verdoiement des feuilles, dans cette robe flasque qu’écartelaient les membres (étaient-ce des bras et des jambes ?… il ne distinguait pas !), agité des frémissements convulsifs précurseurs de la mort, se battait contre le Néant. Une traînée brune dégoulinait sur le marbre du corps. Ah ! il voyait la flèche ! Le moi n’avait pas raté son coup ! Et puis, brusquement, une nausée l’envahit, ce garçon, une envie de vomir incœrcible. Quand cela fut passé, il voulut regarder encore, mais ses mois l’entouraient, menaçants ; ils lui dirent qu’il fallait s’en aller.

S’en aller ! Marcillac n’y songeait certes pas ! Convulsivement, il braqua sa lorgnette… Mais il n’entrevit plus qu’une masse confuse qui s’engloutissait dans la sombreur d’arbres gigantesques, emmenée, lui sembla-t-il, par d’autres masses pareilles… Alors, il essuya la sueur glacée qui coulait sur ses joues.

Enfin remis de cette émotion de première classe, il réussit encore une fois, quoique avec infiniment de peine, à raisonner ses hommes. Quoi ! ils n’étaient plus guère qu’à trois cents mètres du sommet ! une demi-journée d’efforts et ce serait fini ; ils redescendraient. Et ils auraient chacun un panier de sel de plus.

La nuit venue, il ne dormit pas. Et, plus tard que la veille et plus lointain, mais encore nettement perceptible pour son ouïe énervée, il entendit le chant des chauves-souris humaines ; chant frais et délicieux comme celui des guitares hawaïennes. Il songea que si la mer a ses sirènes, la montagne a les siennes elle aussi. Il se prit à trembler ainsi qu’un impaludé en crise ; cela dura deux heures. Et puis, après cette interminable attente, parce qu’elles ne venaient pas à lui, il alla vers elles. La lune resplendissait au ciel pur. Il sortit doucement du bivouac, s’avança avec des précautions infinies dans la jungle harmonieuse… Combien de temps glissa-t-il ainsi sous les branches horizontales des pins géants, dans la paillotte luisante ? La mélodie devenait plus puissante et crispait ses pauvres nerfs exacerbés. Et tout à coup, en franchissant un talus, il domina un cirque gazonné où, les prunelles agrandies par une folie commençante, il vit… »

Tassier s’interrompit, hocha la tête.

« Il ne s’agit probablement là que d’une hallucination… Probablement, mais ce n’est pas sûr. Et puis, ce n’est pas moi qui raconte, c’est lui. Donc, il vit une grande assemblée de fantômes, de femmes ailées aux corps d’un blanc d’albâtre sous la clarté lunaire, et qui, mollement allongées sur l’herbe, autour d’une vasque naturelle où bouillonnait une source fumeuse, remuant avec douceur leurs écharpes soyeuses, chantaient.

Certaines n’étaient pas très éloignées de lui, à une trentaine de pas peut-être… Fasciné, ébloui, il voulut s’approcher encore, se rendre compte, savoir… Ah ! savoir ! Son cœur battait à coups désordonnés comme un tam-tam de guerre. Il fit quelques enjambées rapides et, soudain, un appel aigu déchira le clair-obscur de la nuit. Des ombres bruissantes l’enveloppèrent ; il reçut au front un choc qui le culbuta. Dans la chute, le fusil fit boum ! Dans la clairière, ce fut une bousculade éperdue. Quelques instants plus tard, ses mois accouraient, agitant des torches, et le trouvaient assis par terre, l’air hébété… Cette fois, rien ne put les retenir. Et tout le convoi, grelottant d’horreur, s’enfuit. »
 

*

 

« Lorsque Marcillac eut fini de me narrer son abracadabrante aventure, avec des crises d’abattement et des sursauts exaltés, je lui conseillai de prendre de la quinine et d’aller se coucher, ce qu’il fit sans se rebeller, d’un air parfaitement absent. Et voulant avoir le cœur net de ce mystère, je fis mander le chef des mois du convoi. Il confirma point par point les paroles de mon ami, sauf naturellement en ce qui concernait la réunion des vampires autour de la source chaude, et il n’omit pas de conclure en assurant que jamais plus un moi ne remonterait dans cette montagne-génie qui enfantait des goules. Depuis ce temps-là, vous pouvez toujours chercher un ray (12) ou un homme aux alentours du mont infernal.

– Et Marcillac ?

– Marcillac ? ricana Tassier ; Marcillac, il a remis ça huit jours plus tard, tout seul. Mes bûcherons l’ont vu passer, presque courant. Encore que boitant bas, j’ai voulu tenter quelque chose : j’ai emmené des mois Krungs qui étaient de passage et n’avaient rien su de l’histoire. Au bout de quarante-huit heures, ils m’ont tous plaqué, je n’ai jamais su pourquoi, et j’ai eu un mal de chien à retrouver ma route et à revenir ici…

Alors, j’ai raconté la chose à des gens… que je croyais intelligents… et qui, après m’avoir regardé avec inquiétude, m’ont ri au nez !

Il y a dix… non, douze ans de cela, termina Tassier avec effort, douze ans ! Marcillac n’a pas reparu. Et pourtant, j’ai idée qu’il n’est pas mort. Que fait-il, là-haut ? personne n’est allé, depuis, sur l’étrange montagne… Si, pourtant, une fois, une mission géodésique. Elle atteint le sommet ou presque, mais elle n’a rien remarqué d’anormal, sauf qu’Artaud, vous savez l’ancien bat’ d’Aff, qui accompagnait un copain, a eu une émotion ; il n’était pourtant guère impressionnable, le gars ; je vous dirai un jour l’épisode de sa panthère noire… Un soir, à la brune, il a vu un énorme vampire, sorte de singe volant, aux longs poils bruns, un mâle sans doute. La bête était accrochée à une basse branche de banlang, en lisière de forêt ; le bruit de la petite troupe l’a mise en fuite : elle s’est envolée en zigzagant, avec un piaulement aigre ; elle a disparu tout de suite…

Alors, quoi, vraiment, qu’est-ce qu’on peut croire ?… Qu’est-ce qu’on sait ?… »
 

*

 

Là-bas, devant nous, sur le ciel indigo, la masse mystérieuse de « La Mère et l’Enfant » découpait sa rondeur sobre, mitre de pierre. Et, apportés par la brise nocturne, confus et distincts à la fois, cris de carnage et cris d’amour, frémissement des sylves et plaintes enchevêtrés, tous les frissons d’une vie étrangère et troublante nous parvenaient.
 
 

 

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(1) Province du Sud-Annam.
 

(2) Naturels de la Haute Région du Dur.
 

(3) Courbettes, génuflexions, marques de respect.
 

(4) Cerfs.
 

(5) Elle l’est toujours.
 

(6) Province au nord du Dariac.
 

(7) Bœuf sauvage.
 

(8) Gaur, sorte de bison, le plus imposant des herbivores indochinois.
 

(9) Indigène peu ou pas civilisé de la Haute-Région.
 

(10) Cuisinier.
 

(11) Mort (voc. annamite).
 

(12) Défrichement moi.
 

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(Marcel Fauchois, [Nos Contes] « Les contes de la Brousse, » in L’Avenir du Tonkin, journal quotidien, cinquante-et-unième année, n° 11574, samedi 24 novembre 1934. « Les Harpies, » planche hors-texte de Gustave Doré pour illustrer L’Enfer de Dante, Paris : Hachette, 1861 ; gravure de Notor, d’après des documents authentiques des musées d’Europe, pour illustrer Les Chansons de Bilitis, de Pierre Louÿs, Paris : Librairie Charpentier et Fasquelle, 1900)