Je ne faisais absolument rien quand vint m’interrompre dans cette agréable occupation un personnage d’une rontondité respectable qui me fut annoncé par mon fidèle Joseph sous la forme d’une carte de visite ainsi conçue :
DOCTEUR CHAMPAGNE
TRANSFORMISTE
(de père en fils)
« Faites entrer, énonçai-je noblement.
– Monsieur, me dit le docteur, je suis vos travaux avec un immense intérêt.
– Trop flatté, mais…
– Tout ce qui est peu commun fait de votre part l’objet – si j ’ose m’exprimer ainsi – d’un examen aussi approfondi que profond et ingénieux.
– Mille grâces, mais…
– J’ai ma voiture à la porte. Permettez que je vous enlève. »
*
Chemin faisant (nous en fîmes, du chemin ; la voiture du docteur Champagne nous conduisit à la gare du Midi où nous prîmes l’express de Paris pour sauter dans l’express de Marseille qui nous déversa dans le paquebot pour Batavia en correspondance avec une jonque chinoise frétée pour la pêche du trépang dans les îles du Pacifique), le docteur m’entretint de l’influence des milieux sur la sélection des espèces, problème dont, bien avant Darwin, les Champagne s’occupaient de père en fils. Tout en prétendant me réserver le plaisir de la surprise, il me laissa entrevoir qu’il avait, sur la question, des documents bien plus importants que les lapins grimpeurs de l’Australie ou les phoques vivant en eau douce du lac Baïkal. Une expérience poursuivie depuis soixante mille ans par ses ancêtres venait enfin de réussir grâce à une intelligente persévérance, et je devais être le premier à en apprécier les résultats.
Au fond, ça m’était parfaitement égal, mais je témoignai pourtant au docteur, pendant les onze semaines que durèrent nos pérégrinations, une attention de bonne compagnie. En fait, l’intéressant voyage que je faisais gratis pro Deo valait bien le léger ennui que me causaient ses discours.
La jonque, après avoir pêché beaucoup de trépangs, – la séquardine des Chinois, – nous déposa enfin dans une île déserte de formation corallifère où, après s’être assuré que personne ne nous suivait, le docteur me mena devant une cage où un animal, ressemblant terriblement à un lapin, grignotait paisiblement un produit agricole présentant tous les caractères d’une feuille de chou.
« Vous voyez bien ça, me dit le docteur ; que croyez-vous que ce soit ? »
Je fis immédiatement la réflexion que si l’animal ressemblait à un lapin, ce devait être tout autre chose que cet intéressant rongeur, et je répondis :
« On dirait un lapin, mais – et je mis la main sur mon cœur – je sens là quelque chose qui me dit que ce n’est pas un lapin.
– Vous avez raison, reprit le docteur rayonnant. Vous irez loin, jeune homme – je suis encore jeune ; – cet animal, qui a toutes les apparences du lapin, est une baleine, transformée par l’influence des milieux.
– Prodigieux !
– C’est ainsi. Un de mes ancêtres – époque tertiaire – reconnut, en disséquant une baleine, que ce cétacé était un mammifère terrestre dévoyé. Il résolut de consacrer non seulement sa propre vie, mais celle de ses descendants, à la terrestrisation de la baleine.
– Comment diable avec-vous su cela ?
– Je possède dans ma bibliothèque son testament gravé en caractères dhonétiques sur un os de renne. Mon ancêtre donc, après avoir placé la baleine dans le lagon central de cette île, transforma insensiblement ce bassin en un champ de choux. À cet effet, tous les jours il enlevait un millimètre cube d’eau de mer pour le remplacer par une égale quantité de soupe aux choux.
– Bah !
– À la soixante-quatorzième génération, le dos de la baleine émergeait d’un centimètre. Le contact constant de ce dos et de l’atmosphère avait fini par provoquer une abondante végétation pileuse. La baleine ou du moins son arrière, très arrière, petite fille, avait des poils.
– !!!
– Six mille ans après, les membres atrophiés du cétacé étaient redevenus des pattes.
– !!!
– Onze mille ans plus tard, l’animal tout entier était transformé en castor.
– Mais alors ?
– Oui, je vous comprends. Mon ancêtre de ce temps-là, satisfait de l’expérience, allait transformer la baleine en chapeau, lorsque son fils eut l’heureuse idée de l’arrêter dans cette déplorable tentative, pour continuer le régime de la soupe aux choux en l’édulcorant de jus de carotte.
– Il bifurquait.
– Précisément. Et c’est ainsi que, de génération en génération, nous sommes arrivés à donner à la baleine l’aspect parfait d’un lapin. C’est l’année dernière que j’ai supprimé le dernier millième de millimètre cube d’eau et l’animal ne paraît pas souffrir de cette privation de l’aliment liquide.
– En effet.
– Ce n’est pas tout. Venez. »
Et m’entraînant avec une vélocité extraordinaire chez un homme de son âge, il me conduisit au lagon central de l’île où une superbe baleine projetait majestueusement en l’air le jet d’eau de ses évents.
« Et ça ?
– Ça, répondis-je sans hésiter, c’est un lapin.
– Tiens ! Comment savez-vous cela ?
– Un de vos ancêtres a ajouté, aux feuilles de chou et de carottes dont se nourrissait un lapin, un millième de millimètre cube d’eau de mer tous les jours. Au bout de…
– Soixante-quatorze…
– … générations, les pieds du lapin étaient palmés et sa queue s’était aplatie en forme de rame. Le lapin était devenu castor. Votre ancêtre allait le transformer en chapeau…
– Pas du tout ; en manchon.
– En manchon, c’est ce que je voulais dire, quand son fils…
– Ah çà ! vous savez donc tout ?
– Parbleu ! C’est l’année dernière enfin que vous avez supprimé au lapin son dernier morceau de carotte, et ça ne paraît pas la gêner.
– Le gêner.
– Oui, pour nous. Mais pour les autres ce serait la, car je dois vous avouer, cher docteur, que votre lapin ressemble furieusement à une baleine.
– N’est-ce pas ? C’est justement en cela qu’apparaît toute la perfection de l’expérience. Là où le vulgaire ne verrait qu’un lapin et une baleine, nous voyons, nous qui savons, une baleine et un lapin. C’est épatant.
– Hum ! Épatant. Curieux, tout au plus.
– Ça ne vous étonne pas ?
– Mais non. C’est tout naturel. Je ne vois aucune difficulté à transformer une baleine en lapin, en y mettant le temps. Ce qui eût été réellement difficile…
– Eh bien !
– C’eût été de transformer un chameau en lapin.
– ???
– Le chameau, cher docteur, a horreur du lapin. C’est une circonstance que vous ignorez peut-être, en votre qualité de savant, mais essayez de poser un lapin à un chameau, vous m’en direz des nouvelles. »
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(Rhamsès II [Raphaël Landoy], in Le Diable au corps, n° 46, dimanche 26 novembre 1893 ; repris dans la section « Contes pour M. Darwin, » dans le recueil Récits de Rhamsès II [première série], Paris : H. Simonis Empis, 1894)