On l’appelait ainsi, dans le village picard d’Ault.
C’était une vieille dame, d’une maigreur squelettique, avec un visage hâlé et sillonné de rides, encadré par des cheveux d’un blanc de neige et des yeux brillants, singulièrement ardents et jeunes.
Elle habitait une antique maison de style Louis XIII, à façade en briques, à haut toit d’ardoises, entourée d’un immense jardin où les mauvaises herbes croissaient parmi les fleurs sauvages. À côté du puits à margelle couvert de lierre se dressait un abricotier aux branches ployant sous les fruits innombrables.
Comme nos logis étaient voisins, Mme Durar m’avait autorisée, quand j’allais au village, à traverser son jardin.
Je la trouvais parfois bêchant une platebande avec énergie, puis semant des graines de pavots dont elle aimait les fleurs roses au cœur noir, et soulevant une lourde cruche d’eau pour les arroser.
Son activité contrastait avec l’inertie de sa servante, une boulotte, alourdie de graisse, semblant une citrouille à côté de sa patronne, longue et sèche comme un échalas.
Au mois de juillet, les abricots mûrirent, et Mme Durar m’offrit une grande corbeille de fruits d’un jaune velouté, gonflés de jus sucré.
Mme Durar n’avait pas l’habituelle parcimonie des propriétaires ; quand des gamins se glissaient en maraude, elle les accueillait en leur disant :
« Régalez-vous ! »
Stupéfaits par cette générosité, ils dévoraient les fruits, se barbouillaient de jus, puis emplissaient leurs poches, leurs chapeaux.
Et la vieille dame répétait :
« Régalez-vous ! »
Elle-même mâchait continuellement des abricots entre ses gencives édentées. Son cou maigre, dont les tendons se dessinaient sous la peau sèche, était agité d’un perpétuel mouvement de déglutition. Elle crachait le noyau avec force, reprenait un autre fruit, en une gourmandise inassouvie. Avec la poignée de sa canne, elle secouait les branches élevées et les fruits tombaient sur le sol, s’écrasaient mollement. La bonne les dédaignait, observant :
« Ils ont un mauvais goût ! »
Je demandai à la vieille dame :
« Pourquoi ne faites-vous pas de confitures avec ces abricots ? »
Elle répliqua :
« J’aime mieux les manger vivants. »
Et elle en suça un, énorme, à peau dorée, fendillée ; le jus coula des deux côtés de sa bouche.
Un après-midi, comme je traversais l’enclos, j’entendis la voix de la servante disant :
« Vous m’embêtez ! »
Elle s’adressait à sa patronne qui, le masque contracté de fureur, le chignon défait, une mèche de cheveux glissés sur l’épaule, clamait :
« Je vous chasserai ! Je vous chasserai… »
Mathurine répliqua sur un ton menaçant :
« Chassez-moi ! Je vous dénoncerai ! »
La vieille dame leva sa canne, comme pour battre l’insolente, puis elle s’éloigna à grands pas dans les allées, murmurant de sourdes imprécations et assenant de violents coups de bâton aux plantes qu’elle rencontrait. La bonne, les poings sur les hanches, ricanait, narquoise.
La vieille épicière me raconta que, quarante années auparavant, Mathurine était arrivée à Ault avec ses maîtres, qui venaient d’acheter une propriété.
M. Durar ne se rendit pas populaire auprès des villageois qu’il traitait « comme des chiens. » Il lança par la fenêtre une pleine soupière de potage, au risque de brûler les passants. On l’accusait de maltraiter sa femme.
Un matin, portes et fenêtres restèrent fermées. Sans doute les étrangers étaient partis en voyage.
Un mois après, on vit revenir Mme Durar, en grand deuil, escortée par la servante qui annonça que son patron venait de mourir à Paris. Les commères dirent :
« Bon débarras ! » Ce fut son oraison funèbre.
Mme Durar continua à habiter sa maison, et les années s’écoulèrent, uniformes.
Un matin, la laitière me dit :
« Vous savez, la mère aux abricots est morte cette nuit d’une congestion. »
L’enterrement eut lieu. Mathurine annonça qu’elle héritait de la propriété, et elle prit des airs de rentière.
En traversant l’enclos, suivant ma coutume, j’entendis la voix querelleuse de Mathurine, alternant avec le timbre grave, mesuré du notaire. Et, m’apercevant, la servante me cria :
« Entrez donc ! Il faut que vous sachiez, vous aussi. Quarante ans que cette sale femme m’a exploitée, et elle est morte, et je ne puis rien contre elle ! »
Me Legros m’expliqua que, par un testament déposé chez lui, Mme Durar léguait sa propriété aux pauvres de la petite ville, alors que la servante se croyait la légataire de sa patronne.
La bonne s’écria :
« Elle ne me payait pas mes gages ; elle disait que j’aurais la maison. Alors, maintenant, je n’ai pas un sou… Faut que je mendie. »
Écumant de rage, elle cria :
« Cette propriété, elle l’a eue en assassinant son mari ! »
Me Legros se récria :
« Quelle calomnie abominable ! »
La bonne, défiée, vociféra :
« Elle l’a tué, que je vous dis, une nuit où il l’avait battue. C’était un méchant homme. Pour se défendre, elle a pris une canne, lui a donné un coup sur la tête ; il est resté mort. Moi, je voulais appeler la police. Elle m’a juré que je resterais avec elle toute ma vie, et qu’après, elle me laisserait la maison. Je l’ai aidée à porter le patron ; nous l’avons enterré dans le jardin. Creusez la terre près de l’abricotier, et vous verrez ! Vous ne pourrez rien me faire ; d’abord il y a trente ans passés, et puis ça n’est pas moi qui l’ai assassiné. »
Le procureur de la République convoqua la servante, inscrivit la dénonciation et fit procéder à des fouilles au pied de l’abricotier.
On trouva un squelette d’homme. Les racines de l’arbre avaient été nourries par la chair du mort.
Alors, je me rappelai l’expression de sensualité que la vieille dame avait en suçant les fruits, et je me souvins de ses paroles énigmatiques :
« J’aime mieux les manger vivants. »
La bonne, désignant les branches chargées d’abricots, dit :
« Pendant quarante ans, elle a mangé le cadavre de son homme. »
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(Renée d’Ulmès, « Nos Contes, » in Oui, journal quotidien, première année, n° 53, samedi 13 avril 1918 ; gravure illustrant « Les Pensionnaires et les abricots, » in Les Histoires de la vieille tante Christine de Louise Bernier, Paris : Belin-Leprieur et Morizot, 1848)